Chapitre 42 : dans cette région, déjà si prompte à s’embraser
Nous ne le savions pas encore, mais cette année amorça un tournant dans la politique libérale mondiale. Margaret Thatcher accéda aux fonctions de chef du parti conservateur, avec en ligne de mire, le poste de premier ministre de Grande-Bretagne. Une femme, pour la première fois à la tête du Royaume-Uni ! Son objectif allait être de lâcher la bride aux tenants du capitalisme sauvage. Cela pressentait sans nul doute, si elle accédait au pouvoir, le commencement de la fin pour les syndicats issus de l’après Seconde Guerre mondiale et des années de croissance, qu’on pensait sans limite, qui avaient suivi. Les «Trente Glorieuses » elles-mêmes prenaient fin avec le choc pétrolier de 1974.. Cela non plus, nous n’en avions pas idée à l’époque, mais ça n’était que le premier des chocs devant affecter l’économie mondiale. D’autres viendraient par la suite.
Pour une fois, Marie, pourtant féministe convaincue, ne voyait pas d’un très bon œil l’arrivée potentielle de cette femme aux commandes du Royaume-Uni. Elle avait entendu des rumeurs à son sujet, sur le fait qu’elle seule pensait savoir et qu’elle était plutôt têtue et cassante. D’après elle, sa nomination à la tête des Conservateurs augurait assez mal du dialogue social à venir outre-Manche si son parti finissait par remporter les élections nationales de 1979. Mais cela ne fut qu’un des sujets anecdotiques de notre conversation de ce début d’année. La majorité d’entre eux concerna son état de santé.
- Tu sais, je me suis prise en main, Robert. Ça n’allait pas du tout, alors, je suis allé directement à l’hôpital Percy, à Clamart.
- Ce n’est pas un hôpital militaire ?
- Si, tout à fait, mais ils reçoivent tout le monde, civils comme soldats.
- Ah, je ne savais pas… Je crois que c’est là que j’ai fait mes visites médicales, quand j’étais à Supaéro.
- Oui, sans doute, ou alors à Bégin, à Paris même ?
- Non, je me souviens de Percy et de cette statue de ce médecin chef des armées napoléoniennes.
- Tout à fait, Robert, quelle mémoire !
- C’est toi qui me dis ça, Marie, lui rétorquai-je en souriant.
Mon sourire avait dû s’entendre. Elle y répondit par un éclat de rire. Que j’aimais son rire ! Il résonnait comme des tintements de cristal dans mon oreille, ou le bruit de gouttes d’eau d’une cascade. Elle finit par reprendre :
- On y faisait aussi nos examens médicaux quand j’étais au CEA. Il y a de bons médecins, de très bons même.
- Et alors ?
- Ben, alors rien…
- Comme ça, rien ? Ils n’ont rien trouvé ?
- Non, rien….
- Ils ne t’ont pas fait un bilan sanguin au moins ?
- Non, je pense que je suis tombée sur un vieux croûton macho et abruti.
- Comment ça ?
- Tu ne sais pas ce qu’il m’a dit ?
- Non.
- J’avais l’impression d’être dans les années cinquante ou même avant la guerre…
Elle tournait autour du pot mais avait l’air très énervée. J’insistai donc…
- Il t’a dit quoi ?
- Il m’a demandé si je pensais que ma place était sur un chantier de construction de centrale nucléaire. Quand je lui ai dit : « oui, bien sûr, c’est mon métier », il a pesté, parlant des satanées bonnes femmes qui ne savaient pas rester à leur place et qui seraient mieux dans leur cuisine en train de s’occuper de leurs enfants et de leur mari. Tu te rends compte, me dire ça, à moi ?
- Oui, Marie, tu as eu affaire à un gros connard, tout simplement. Et il a une explication pour tes maux de tête ?
- Oui, mais de la même façon, c’est du grand n’importe quoi.
- Ah bon ?
- Imagine, mes maux de tête seraient dus à une exposition excessive de mon squelette aux vibrations. D’après lui mon crâne entrerait en résonnance et ne pourrait plus s’arrêter de vibrer une fois rentré chez moi. Ces maux de tête viendraient de là.
- Je ne suis pas médecin, Marie, mais ça ne me semble pas très sérieux. Je ne comprends pas qu’ils ne t’aient même pas fait d’analyses sanguines.
- Non, pour ce charlatan, il n’était pas nécessaire que des laborantins passent des heures à examiner le sang d’une femme qui ne sait juste pas rester à sa place.
- Ça existe encore, des types comme ça en 1975 ?
- Ben oui, la preuve….
- Du coup, tu travailles en ce moment ?
- -en non, là, il est vingt heures et je suis au téléphone avec toi.
Des fois, elle était d’un pragmatisme déstabilisant….
- Je sais bien, mon amour… Mais le reste de la semaine, en journée.
- Non, je suis en arrêt durant cette semaine. J’ai eu une crise juste en rentrant chez moi, dans le train, avant d’arriver à Lyon. Je ne sais pas comment j’ai tenu dans le bus pour Saint-Vulbas. Je suis restée deux jours dans le noir ensuite. Là, maintenant, ça commence tout doucement à aller mieux. Je crois que je vais retourner travailler demain.
Toutes ces crises de migraine sans la moindre explication m'inquiétaient au plus haut point...
- Marie, prends le temps de te retaper avant de retourner au boulot. Je suis assez grande, Robert, ne t’en fais pas.
- Mais si, justement, je m’inquiète pour toi, Marie. J’ai peur que tu tires trop sur la ficelle. Fais gaffe qu’elle ne casse pas pour de bon, un jour…
- T’es tout mignon, mon chéri, je sais ce que je fais. Je suis forte.
- Oui, c’est ce qu’ils disent tous avant que ça n’aille plus.
- De quoi tu as peur, Robert ?
- Eh ben que tu ailles vraiment mal un jour, parce que tu ne t’es pas arrêtée à temps.
- On verra bien… Pour le moment, ça va et je me sens apte à reprendre le travail. Et franchement, le chantier me manque. J’ai l’impression de tourner en rond, là, dans mon appartement, à ne rien faire.
Je savais depuis longtemps que quand elle était décidée comme cela, ça n’était même pas la peine d’envisager un seul instant de la faire changer d’avis.
Le printemps fut émaillé de nouvelles plus ou moins bonnes du monde. D’un côté, un des derniers soubresauts de la dictature portugaise s’était soldé par un échec cuisant avec une tentative ratée de coup d’état des parachutistes et la fuite du général mis en cause. De l’autre côté, un attentat à Belfast, en Irlande du Nord, attribué à l’IRA, avait fait dix morts et quatre-vingt blessés. Pour continuer, en avril, des affrontements entre phalangistes chrétiens au Liban et réfugiés palestiniens débutèrent, avec les premiers tués dans le camp de réfugiés de Sabra. Les choses allaient dégénérer avec l’implication de la Syrie dans ces combats. Pour couronner le tout, beaucoup plus à l’Est, les communistes avançaient sans rencontrer de réelle opposition au Sud-Vietnam, tous les Américains étant partis. Saigon fut prise le 30 avril. Dans le même temps, les Khmers rouges prirent Phnom Pen, dans le Cambodge voisin. Celui-ci devint le Kampouchea « démocratique », un régime autoritaire dirigé par Pol Pot, qui envoya tous ses citadins et intellectuels dans les champs. Une des plus sanglantes dictatures d’Asie venait de se mettre en place.
Marie connut encore quelques nouveaux épisodes migraineux à se taper la tête contre les murs et, de plus en plus fréquemment, dut interrompre son travail pour se reposer. Dès que les arrêts duraient plus de deux semaines, elle quittait l’Ain pour rejoindre ma maison sur Ouessant, un des seuls endroits où elle se sentait bien quand elle avait ses crises. À croire que le vent du large chassait ses maux de tête…
Tous ces événements n’arrivèrent pas à éclipser la signature, le 30 mai 1975, à l’issue de la convention européenne, de l’accord créant enfin l’ESA (European Spacial Agency ou Agence Spatiale Européenne en français). Son siège serait à Paris. La France en financerait plus de la moitié, tout de même. Kourou était officiellement désigné comme centre de lancement cette nouvelle structure. Toutes les entités européennes ou transnationales concernant la conquête spatiale sur le vieux contient s’étaient dissoutes dans l’ESA. L’ensemble des personnels et moyens des organisations précédentes avaient désormais été intégré dans ce nouvel organisme unique. Tout était officiel, il n’y « avait plus qu’à » maintenant. Concrètement, nous avions deux ans pour transformer l’ancien pas de tir d’Europa en pas de tir opérationnel pour Ariane. Un sacré challenge. Mais, même si cela ressemblait à une montagne à déplacer, on en avait relevé d’autres. On était quand même partis de trois mètres avec Véronique. Que de chemin parcouru depuis, en seulement vingt ans.
Début juillet, je lançai, moi aussi officiellement, en présence du préfet de Guyane et du nouveau Directeur Général de l’ESA, un britannique, les travaux de génie civil pour le nouvel emplacement de lancement d’Ariane. La transformation de l’ancien pas de tir, par rapport à la construction d’un autre, entièrement neuf, devait nous faire économiser au moins 100 millions de francs français, sachant que le coût total était pris en charge à 75 % par la France et le reste par l’ESA. Le premier coup de pelle fut donné par le DG de l’ESA, le second par le représentant de l’État et je donnai le troisième. Tout ceci était symbolique et ne servait qu’aux photos pour la presse. Les travaux seraient réalisés avec force de pelleteuses ou de bulldozers plutôt que de pelles.
Peu après, une fois tout sur les rails, je partis en vacances à Ouessant, pour y rejoindre Marie qui était arrivée sur place quelques jours plus tôt. Et là, avec elle, nous assistâmes le 17 juillet à un spectacle incroyable : l’accouplement – bon ok, l’arrimage – d’un vaisseau américain et d’un vaisseau soviétique dans l’espace, au-dessus de nos têtes. Il paraît même, pour la petite histoire, que Soyouz et Apollo s’étaient réunis au-dessus de la ville de Metz. Enfin, pour être exact, la fameuse poignée de main entre les deux commandants de bord eut lieu exactement à l’aplomb de Metz.
- Tu te rends compte, Marie, c’est historique !
- Mouais, si tu le dis…
Elle n’avait pas l’air convaincue de la portée de l’événement…
- Mais enfin, les Russes et les Ricains, ensemble dans l’espace, c’est extraordinaire, non ? Tu ne te rends pas compte de là où ils partaient. Tu te souviens la guerre froide, la course aux armements, les missiles de Cuba, la course à la conquête de la Lune et là, cette poignée de main dans l’espace…
Je n’arrivai pas à réfréner mon enthousiasme, surexcité comme j’étais. Néanmoins, comme à son habitude, Marie me fit assez vite redescendre sur terre.
- Oui, tu as raison, c’est un beau symbole, mais… Est-ce le cas pour les Libanais, les Cambodgiens, les Vietnamiens, les Palestiniens, les Péruviens, les Brésiliens…
- Inutile d’insister, j’avais compris l’allusion…
- Oui, sans doute Marie…
- Est-ce qu’ils n’aimeraient pas tous des actes autrement plus concrets que ces symboles ? D’autant plus qu’ils ne sont sans doute même pas au courant…
- Oui, mais ne gâche pas ma joie et mon plaisir en cet instant historique, s’il te plait. Buvons un coup à la santé de l’amitié américano-soviétique, même si ça reste un symbole et même si la portée de ce geste reste très limitée. Un jour, peut-être, ils seront ensemble dans la même station orbitale, qui sait ?
- Un jour, peut-être, ils ne se feront plus la guerre par peuples interposés, qui sait ?
- Marie…
- Oui, tu as raison, il n’y a pas tant d’occasion que ça de se réjouir, Robert, fêtons ça : à l’amitié entre les peuples et à nous deux, mon amour !
On a fini par la boire et même la vider, cette bouteille de champagne que j’avais mis au frais pour l’occasion. Toujours pour l’anecdote, il parait que les Soviétiques avaient amené et offert à leurs homologues des ampoules sur lesquelles était noté « Vodka ». Les Américains hésitèrent un peu — l’alcool était interdit dans les vols spatiaux de la NASA — et puis, ils comprirent qu’il ne s’agissait que de soupe et trinquèrent avec leurs nouveaux amis. L’alcool était également interdit dans les vols spatiaux russes. Il l’est toujours dans tous les vols spatiaux du monde.
Un des événements marquants de cette année 1975, riche en nouveautés, fut pour moi l’émission de télévision « le petit rapporteur ». Incontestablement, l’élection de ce président plus jeune avait aussi donné un coup de balai dans les médias, et enfin, on allait pouvoir se moquer ouvertement de tout le monde, sans se prendre au sérieux. Je crois qu’à part événement exceptionnel, je n’ai jamais manqué une seule émission le dimanche après-midi. C’était mon « rendez-vous du dimanche ». Je convainquis assez vite Marie, qui devint également une adepte, même si elle trouvait cela un peu trop léger et pas assez engagé. Elle ne boudait pourtant pas son plaisir et riait même souvent des blagues du tandem Prévost-Desproges. À partir de cet été-là, je me mis aussi à me raser avec les rasoirs Bic jetables. Fini les lames usées, je les achetais par paquet de dix et j’en avais toujours un opérationnel chaque matin. Quel progrès !
Un espoir de paix durable nous apparut en août avec la signature des accords d’Helsinki sur la sécurité et la coopération en Europe, suite à une conférence qui avait réunie trente-cinq états (les États-Unis et le Canada ainsi que trente-trois états européens). On tournait, nous semblait-il, définitivement le dos à toutes les menaces de guerre sur ce vieux continent qui en avait connu tant dans les cent ans passés. Finies les batailles sanglantes, les destructions, les famines, les crises. Du moins, le pensions-nous à ce moment-là.
Dans le même temps, l’Espagne, toute proche de la France, promulgua un décret-loi sur la « prévention du terrorisme », permettant l’intrusion des forces de police, sans mandat chez les gens, ainsi que la détention préventive sans contrôle judiciaire et des tribunaux militaires pour remplacer la juridiction civile. Sans doute les derniers soubresauts, là aussi, d’une dictature franquiste finissante. En septembre, cinq personnes furent exécutées par le pouvoir et payèrent de leur vie leurs actions, trois militants du FRAP[1] et deux membres de l’ETA[2]. Le 17 octobre, une attaque cardiaque terrassa Franco. Il semble que devant l’incertitude de sa succession, son entourage ait essayé de le prolonger médicalement. Son décès ne fut finalement annoncé qu’un mois plus tard, le 20 novembre. Ce fut la fin de celui qu’on nommait le Caudillo en Espagne, après 44 ans de règne et de dictature sans partage. Son successeur, descendant officiel de la famille régnante espagnole, le nouveau roi Juan-Carlos 1er, amorça un lent processus de démocratisation du pays.
En octobre, je me rendis en région parisienne, sur le site des Mureaux de la SNIAS pour la présentation du SIL, le Site d’Intégration Lanceur, de la future Ariane. Ce site devait permettre de construire cinq lanceurs par an. On était parti pour de la production en série, les besoins en satellites de télécom allaient bientôt exploser dans le monde et Ariane serait en bonne place sur ce marché. Du moins, telle était l’ambition de ce projet. Construit dans une ancienne carrière, ce SIL permettrait, du fait de la proximité des couloirs aériens du nouvel aéroport Charles de Gaulle, mis en service en 1974 au nord de Paris, de limiter la hauteur apparente du bâtiment à vingt mètres. Il avait pour objectif de tester l’ensemble du lanceur et, en particulier, d’étudier le phénomène POGO[3].
Cette fin d’année, Marie me fit part de sa grande inquiétude après la signature, par la France, d’un contrat avec l’Irak pour la fourniture d’un réacteur nucléaire de recherche de 70 MW. Nommé Osirak[4], celui-ci devait permettre à l’Irak d’acquérir le savoir-faire pour maitriser l’énergie nucléaire civile. Il allait aussi permettre à ce pays d’acquérir l’arme atomique, comme l’afficha clairement le vice-président irakien de l’époque, Saddam Hussein : « L'accord avec la France est le premier pas concret vers la production de l'arme atomique arabe ». Il ne manquait plus que ça dans cette région, déjà si prompte à s’embraser.
[1] FRAP : Le Front révolutionnaire antifasciste et patriote (espagnol : Frente Revolucionario Antifascista y Patriota, FRAP) était une organisation révolutionnaire espagnole située à la gauche du Parti communiste d'Espagne. Elle fut fondée en 1971 à l'initiative de militants du Parti communiste d'Espagne (marxiste-léniniste) inspirés par la force des événements et des manifestations de Mai 68 en France.
[2] ETA : Euskadi Ta Askatasuna, plus connu sous son acronyme ETA (pour « Pays basque et liberté » en basque), est une organisation basque indépendantiste d'inspiration marxiste-léniniste active du 31 juillet 1959 au 2 mai 2018 (officiellement). Plusieurs organisations ont porté ce nom depuis la création de la première ETA en raison de plusieurs scissions.
[3] Il s’agit d’un phénomène, qui associe les vibrations de la structure de la fusée ainsi que les phénomènes d’hydro-élasticité des liquides et élasticité des tuyauteries. Ceux-ci s’amplifient mutuellement, font entrer la fusée en résonnance et entrainent sa destruction en vol. C’est ce qui s’était produit sur le premier tir de Diamant B, et dont l’étude avait été intégrée dès la conception d’Ariane.
[4] Osirak : réacteur construit par la France en Irak et détruit par un raid de l’aviation israélienne en 1981.
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