Chapitre 43 : plus grave que ce qu’elle voulait bien me dire ?
Il me semble avoir oublié quelques événements importants de 1975, sans doute parce que pour moi, à ce moment-là, ils représentaient plus le passé que l’avenir : sous la supervision de Gérard, qui avait été nommé pour piloter toute la fin du projet Diamant, il y eut trois tirs, tous réussis, de Diamant-BP4 au départ de Kourou. Avec ceux-ci, nous clôturions définitivement ce chapitre de la conquête spatiale en dehors de la nouvelle structure, l’ESA. Mon ancien second clôturait ainsi une belle carrière opérationnelle avant de rejoindre le SIL en région parisienne, où il avait laissé toute sa famille, ne venant en Guyane que comme « célibataire géographique ». Il fut nommé au sein de l’équipe de direction du SIL et fut remplacé à son poste par Philippe, venant lui directement du CNES de Toulouse.
En cette fin de 1975, nous reçûmes également les premières photos prises depuis la surface de Vénus. Auparavant, nous devions nous contenter de photos prises de loin. Là, la sonde soviétique Venera-9 avait retransmis les premières images de la planète, prise du sol. Un magnifique exploit russe. Comme quoi, même s’ils avaient finalement jeté l’éponge dans la course à la conquête de la Lune, ils continuaient à se dépenser sans compter pour aller encore plus loin que les USA. Combien de temps cela durerait-il encore ?
Dans le cadre de la rénovation du CSG en vue du lancement d’Ariane, nous vîmes débarquer du matériel informatique tout neuf. Tout le parc d’ordinateurs était en cours de remplacement en ce début 1976. Les travaux de génie civil débutaient sur le pas de tir. Ariane faisant douze mètres de plus qu’Europa, il avait donc été décidé de creuser le sol pour en gagner la moitié, soit six mètres, en profondeur. Les bulldozers, tractopelles, pelleteuses et autres camions avaient commencé des rotations qui devaient permettre d’enlever des milliers de mètres cube de terre nécessaires à ce changement de configuration. Ensuite, on allait couler des centaines de mètres cube de béton de façon à créer des carneaux, des sortes de gigantesques déflecteurs, pour collecter et guider les flammes de l’allumage du premier étage vers l’extérieur. Au moment du décollage, l’évacuation de l’énergie dégagée par les flammes des fusées est capitale.
L’ancien mat ombilical, celui par lequel passent tous les fluides, ainsi que les liaisons électriques et informatiques, s’avérait également trop petit. Il allait être démonté et remplacé par un mât tout neuf, adapté à la nouvelle fusée. De même, la tour de montage, pas assez haute elle aussi, allait nécessiter d’être soulevée par le bas pour que l’on puisse la surélever de six mètres. Cela allait être une opération réalisée, une première sans doute, à l’aide de vérins, par une société suédoise. On allait entendre parler suédois en Guyane, étonnant, non ?
Nous travaillions avec un planning très serré, puisqu’il fallait que tout soit terminé le 31 décembre, afin d’en faire la recette complète à l’été 77.
Fin janvier, j’appris avec horreur que, très loin de Kourou, un de ces géants des mers, le pétrolier Olympic Bravery, s’était échoué près de la côte Nord de l’île d’Ouessant, sur mon île ! Toute la presse se voulait rassurante en disant qu’il n’y avait « que » 1200 tonnes de carburant à bord. Nous avions tout de même eu de la chance dans notre malheur. Il aurait pu avoir ses cales pleines avec 280 000 tonnes de pétrole brut. Un bateau quasi neuf, puisque sorti l’année précédente des chantiers de Saint-Nazaire... En fait, il n’avait jamais été affrété pour transporter des hydrocarbures. Après de nombreux incidents lors des essais autour du chantier naval, ses moteurs générant trop de vibration, il avait été jugé impropre à l’usage par son armateur. Il devait finalement se rendre en Norvège pour être définitivement désarmé. Après une escale à Brest pour des problèmes de chaudière, il avait été envoyé vers la Scandinavie. Il avait essuyé une tempête dans la nuit du 24 janvier, la chaudière ayant de nouveau lâché et, sans aucune propulsion, avait fini par s’échouer au nord d’Ouessant, proche de l’île de Keller.
Il fut également question de bateau dans ma conversation avec Marie, quelques jours plus tard, mais d’un paquebot cette fois-ci :
- Tu as entendu la dernière chanson de Michel Sardou, mon chéri ?
- Hein ? Toi, tu écoutes ce chanteur de droite ?
- Ben oui… Enfin, juste celle-ci. Elle parle du paquebot France, celui qui a été désarmé et qui ne portera sans doute plus jamais ce nom-là, s’il navigue à nouveau un jour…
- Je n’ai pas suivi du tout cette affaire, tu me racontes, Marie ?
- En fait, ça date d’il y a deux ans. Giscard, alors candidat, avait promis qu’il garderait le France en service. Malheureusement, comme souvent on dirait, une fois élu, la promesse a été oubliée et, quelques mois plus tard, le premier ministre a annoncé que le gouvernement mettait fin à l’aide permanente accordée à la Compagnie Générale Transatlantique qui exploite ce bateau. Celui-ci doit être désarmé à la fin de la saison, fin octobre.
- Mince, je suis complètement passé à côté…
- Tu devais être inquiet au sujet d’Europa, l’ESA, tes fusées et tout ça et puis, cela s’est déroulé simultanément à l’attentat au Drugstore Publicis à Paris.
- Oui, sans doute… Et donc, après son désarmement ?
- Attends, ça n’a pas été aussi simple que ça, il y a même eu une mutinerie !
- Une mutinerie ? En France, sur le France ?
Je n’en revenais pas. Comment avais-je pu passer à côté d’un tel événement ? Décidément, dans ma Guyane, loin de tout, avec toutes mes occupations, je loupais quelques informations…
- Absolument. Alors qu’il revenait de New York, en septembre, je crois, avant de rentrer dans le port, une partie de l’équipage s’est mutiné et a refusé l’abordage du bateau pilote du Havre. Ils ont décidé de mouiller à l’entrée du chenal d’accès, bloquant le passage.
- Les passagers étaient à bord ?
- Oui.
- Eh ben….
- Attend, ce n’est pas fini. Ils ont fini par débarquer les passagers avec un ferry. Même eux étaient solidaires avec les marins grévistes. Ils ont chanté Ce n’est qu’un au-revoir et ont crié « Vive le France » en s’éloignant.
- Ça devait être émouvant… Mais côté gouvernement, ils ont fait quoi ?
- Les négociations ont été assez longues à se mettre en place. Le premier ministre est resté ferme : « pas de négociation et plus de voyage du France ». Il a même fait organiser un blocus du bateau par la Marine Nationale. Je pense qu’il a voulu éviter le renouvellement d’une expérience autogestionnaire comme celle de Lip.
- Oh, dommage ! Ça aurait été pas mal, le France autogéré, le PSU aurait été content.
Je savais que mon amour était très sensible à ces idées d’autogestion, tout le monde au même niveau, possession collective de l’outil de production. Je pense que si elle en avait eu le temps, elle aurait milité au PSU, ma Marie…
- Tu parles… Mais hors de question qu’ils laissent faire, au gouvernement !
- Raconte-moi la suite, cette histoire me passionne.
- Après, étant donné que les officiers ne s’étaient pas joints aux mutins, ça s’est délité petit à petit, les défections sont allées croissantes chez les grévistes. Pourtant, il y a même eu durant quelques jours une grève générale de toute la marine marchande. Cependant, au fur et à mesure, tout le monde s’est désintéressé de ce conflit et les grévistes, qui étaient près de mille au début, ne se sont retrouvés qu’à peine plus d’une centaine en décembre. Ils ont dû abandonner le navire qui a été remorqué, à quai, au Havre
- Il y est encore depuis ce temps-là ?
- Oui, sur un quai qui a été surnommé le quai de l’oubli ou le quai de la honte.
- Et le personnel ?
- Deux mille cinq cents licenciements secs, malgré les promesses de réemploi d’une autre compagnie maritime. Durant l’hiver, suite à une tempête, il a cassé ses amarres et s’est retrouvé au milieu du chenal du port.
- Quelle triste fin pour un si beau bateau…
- Comme tu dis. Sardou a écrit cette chanson pour cela. Tu sais qu’il a vendu presque un million de 45 tours ?
- Un million ? Eh ben… Remarque, même toi, tu l’as acheté.
Je n’ai pas pu m’empêcher de rire en disant ces mots.
- Oui, qui aurait cru que j’achèterais un disque de celui-là, un jour…
- Je n’aurais pas parié un kopeck là-dessus, Marie.
- Quelle tristesse de sacrifier un tel bateau, sur l’autel de la rentabilité.
- C’est peut-être lié au choc pétrolier de 74. Le prix du fioul a dû tellement augmenter…
- Sans doute, oui.
On n’avait probablement pas encore compris tous les impacts que ce choc pétrolier allait avoir sur le monde et notre vie en général. Quelle tristesse, surtout qu’on pouvait certainement encore en faire quelque chose. Je m’en ouvris à Marie.
- Et personne n’a trouvé comment l’utiliser autrement ?
- Oh si, il y a eu plein de propositions, certaines farfelues, d’autres assez sérieuses, mais aucune n’a abouti.
- Ah bon ?
- On a proposé une maison de retraite pour marins, vers l’île de Ré, un casino flottant à Marseille, un hôpital flottant au Liban à cause de la guerre civile, et même un mouillage à Montréal pour les Jeux Olympiques de 1976. Mais aucune n’a réellement été mise en œuvre.
- D’où ce quai de l’oubli ?
- Oui, voilà.
- Quel gâchis…
Pour revenir au premier bateau évoqué, le pétrolier Olympic Bravery, alors que les contrats venaient d’être passés pour le pompage du fioul dans les cales, finit par se casser en deux suite à une tempête et, le 14 mars, ce furent 800 tonnes de fioul lourd qui se déversèrent sur toute la côte nord d’Ouessant. Une véritable catastrophe, autant pour les pêcheurs, les nombreux oiseaux et mollusques, que pour les plaisanciers de l’été à venir. Il fallut faire venir l’armée pour nettoyer les plages. Ce fut l’une des premières marées noires, comme on allait les appeler. D’autres, souvent plus importantes, allaient suivre sur les côtes bretonnes.
À Kourou, les travaux avançaient bien. On s’apprêtait à commencer le coulage du béton pour les fameux carneaux d’évacuation des flammes quand, en juin, éclatèrent les émeutes en Afrique du Sud. Tout avait débuté à Soweto, une banlieue noire au sud-ouest de Johannesburg. Les élèves du secondaire entendaient protester contre l’introduction de l’afrikaans, à égalité avec l’anglais comme langue d’enseignement. L’Afrique du Sud étant régie par les lois de l’Apartheid depuis 1949, cette langue, l’afrikaans, était associée à la ségrégation. Ces protestations des élèves, soutenues par le mouvement de la Conscience Noire, étaient pacifiques. Elles avaient rassemblé au moins 20 000 manifestants.
Alors que l’immense majorité manifestait pacifiquement, les quelques jets de pierres furent violemment réprimés par les forces de l’ordre. Les policiers tirèrent à balles réelles sur la foule pour la disperser. Les manifestations s’étendirent aux autres townships[1], des véhicules et des bâtiments officiels furent incendiés. La répression se poursuivit de manière sanglante. Certains pays s’élevèrent contre l’usage inconsidéré de la force par la police, à l’ONU. Cet organisme ne votera finalement une résolution pour un boycott des livraisons d’armes à l’Afrique du Sud qu’une année plus tard. Toutefois certains pays, dont la France, se lanceront dans un boycott global du pays, l’isolant au niveau international.
Peu de temps après ces émeutes, et alors que les températures en métropole continuaient de monter, annonçant une canicule encore jamais observée, se produisit un accident qui allait changer la face de l’industrie chimique et de la réglementation associée : le 10 juillet 1976, un nuage de produits chimiques toxiques s’échappa d’un réacteur de l’usine chimique Icmesa, sur la commune de Meda, dans la plaine de Lombardie, en Italie du Nord. Ce nuage toucha quatre communes, dont principalement celle de Seveso. Le bilan global de cette catastrophe écologique encore inédite en Europe fut de plus de 350 hectares contaminés, 80 000 animaux morts dont l’immense majorité avait dû être abattue car trop contaminés et 700 personnes évacuées. De nombreux enfants furent victimes de chloracnée, une affection qui gangrène la peau et nécessite une hospitalisation. Cet accident donna lieu en France, beaucoup plus tard, à une réglementation spécifique des sites de productions classés à risque pour la population appelée, « Directive Seveso ».
En Europe et particulièrement en France, les températures grimpaient, l’été devint caniculaire, les sols commençaient à se craqueler, des fissures apparaissaient, les animaux comme les humains avaient soif. Les agriculteurs ressentirent cette sécheresse en premier. Les champs ressemblaient à la savane. Jusqu’à fin août, les pluies ne représentèrent qu’entre un quart et la moitié de la pluviométrie habituelle, partout en France. Imaginez donc, pour la première fois de toute l’histoire du suivi météorologique, la température de 26°C avait été atteinte à Ouessant. Heureusement pour Marie et moi, dans l’île cet été-là, cette chaleur était encore supportable, pas de comparaison avec les 38,5°C observés en Vendée. Notre été sur l’île fut toutefois un peu particulier. En effet, si les plages avaient été nettoyées, on trouvait encore çà et là quelques galettes de mazout et, malgré le vent, plus faible que d’habitude, du fait de l’anticyclone responsable de la canicule, il subsistait une certaine odeur de fioul lourd sur la côte nord d’Ouessant.
Pour la première fois, un impôt sécheresse avait été décidé par le gouvernement pour couvrir les pertes colossales enregistrées par l’agriculture française. Les mauvaises langues dirent également que, dans les campagnes, il ne s’était jamais vendu autant de télévisions couleur que durant l’automne 1976…
Le retour, en fin d’été, en Guyane, fut finalement appréciable. Je fus heureux de retrouver cette humidité permanente, après la sécheresse vécue en Bretagne. Je pensais, à ce moment-là, à Marie, qui avait, quant à elle, retrouvé la chaleur de la plaine de l’Ain, son chantier, et sans doute ses migraines…
Au CSG, le planning se déroulait conformément aux prévisions, les carneaux étaient coulés et le nouveau mat ombilical venait d’être mis en place. La tour de montage avait été surélevée comme prévu, il ne restait plus que les équipements et les finitions à réaliser. On allait tenir l’objectif de fin décembre pour le solde des travaux. Nous commencions à travailler ensemble avec Philippe, mon nouvel adjoint et j’appréciai sa jeunesse et sa fougue. Il avait l’enthousiasme de la jeunesse, ayant une quinzaine d’année de moins que moi.
Le Liban, dont j’ai déjà parlé précédemment, s’était enfoncé dans une guerre civile totale durant le printemps. Les milices chrétiennes encerclaient les camps de réfugiés palestiniens et, un à un, les prenaient d’assaut, au mépris de la population civile présente. La Syrie, ayant vu son plan de paix refusé par les milices arabes et palestiniennes, envahit petit à petit le pays. Le sommet arabe de Riyad instaura un cessez-le feu et mit en place une Force Arabe de Dissuasion, dominée largement par les soldats syriens. Elle se déploya dans le pays à compter de la mi-novembre et instaura une stabilité relative. Ces troupes entrèrent dans la capitale, Beyrouth, et mirent ainsi fin à la guerre de deux ans qui avait déchiré le Liban. Le pays retrouva enfin la paix, mais au prix de nombreuses vies humaines et de l’abandon d’une grande partie de sa souveraineté.
À l’autre bout du monde, en Chine, la révolution culturelle toucha à sa fin avec l’arrestation de la fameuse « bande des quatre » mi-octobre. Peu de temps après la mort de Mao, ses proches, dont sa femme, qui étaient à des postes de pouvoirs, furent destitués puis jetés en prison. À partir de leur arrestation, la propagande officielle du nouveau pouvoir affirma que Mao n’approuvait plus leur action déjà quelques temps avant sa disparition. Le parti Communiste Chinois fut repris en main par Deng Xiaoping. La Chine tournait définitivement la page de la Révolution Culturelle.
La fin de l’année arriva, avec des pluies tant attendues en métropole à l’automne, la fin des travaux de l’ELA, Espace de Lancement d’Ariane, mais aussi quelques nouvelles migraines pour Marie. Celles-ci commençaient sérieusement à m’inquiéter. Et s’il ne s’agissait pas de simples maux de tête ? Et si, finalement, c’était plus grave que ce qu’elle voulait bien me dire ?
[1] Un township, en Afrique du Sud, est un ghetto réservé aux non-blancs créé à la périphérie des grandes agglomérations pendant l'apartheid. Ce régime politique de séparation des races fut conceptualisé et introduit à partir de 1948 en Afrique du Sud par le Parti national, puis aboli le 30 juin 1991. Ces banlieues restent très pauvres encore actuellement.
Annotations
Versions