Chapitre 49 : Je me demande encore si cela aurait changé quoi que ce soit
Le soir de la présentation à la presse, une fois tout le monde parti et alors que nous allions faire de même, Marie et moi, Philippe me retint :
- On a un truc à te montrer, Robert, me dit-il.
- Un truc ?
- Oui, ça ne sera pas long, précisa-t-il à l’attention de Marie, mais accompagnez-nous. Je pense que ça lui fera plaisir que vous soyez là, vous aussi.
Il m’entraina vers le centre technique et sa grande salle. En entrant, quelle ne fut pas ma surprise ! Il y avait tellement de monde ! Parmi cette foule, j’aperçus Paulo, Josiane, Gérard et même Werner. J’étais tellement touché que j’ai serré la main de Marie très fort. Je le suis devenu encore plus quand ils entonnèrent une chanson sur l’air de « Merci Patron » des Charlots. Je ne me souviens plus des paroles exactes, juste du refrain qui devait faire quelque chose comme :
« Merci Robert, merci Robert
Quel plaisir de travailler pour toi
On est heureux comme des rois
Merci Robert, merci Robert
Maint’nant qu’on part dans les étoiles
Ben toi, tu mets les voiles »
Dans les couplets, je me souviens qu’ils ont parlé des trois mètres, du filoguidage, du fameux « ça pisse, ça pisse », du jeune soldat qui avait failli décimer notre équipe en s’exerçant au tir à midi… Il ressortait principalement de leur chanson qu’ils avaient été heureux et fiers de travailler avec moi et ça, je crois bien que cela m’a ému aux larmes. J’ai probablement dû broyer la main de Marie pendant qu’ils chantaient tous. Ils ont terminé par le fameux « CHEF, oui CHEF !», qu’ils m’avaient fait plusieurs fois à Vernon, à Suippes, puis au Cardonnet, sachant que j’avais horreur de ça. Quelle bande de sales gosses ! Ce que je les aimais…
Ensuite, sans que je n’aie rien préparé, il a fallu que je fasse un petit discours. Lorsque je me suis rendu compte de ce que j’allais devoir réaliser, parler devant cette assemblée de plus de cent personnes qui attendaient mes mots, j’ai d’abord été comme paralysé. Puis, après quelques secondes, j’ai respiré un grand coup avant d’embrasser Marie. Son regard m’a donné tellement d’amour et de force que j’ai su que ça viendrait, que j’avais plein de choses à leur dire, tellement de remerciements en tête pour toutes ces années. Il me semble que ce fut ce qu’il se passa. Je crois que j’étais comme dans un état second. Je suis incapable de me rappeler exactement les mots qui sont sortis de ma bouche. Je crois avoir parlé de cohésion, de solidarité, de ferveur, même de grandeur, et surtout je leur ai assuré que ces résultats n’auraient jamais été obtenus sans eux, sans chacune et chacun d’entre eux. Tous avaient eu une importance capitale dans la réussite de cette conquête spatiale.
Une fois les applaudissements calmés, Philippe s’est avancé en tenant un immense rectangle emballé entre ses bras. Quand j’ai déchiré le papier cadeau, j’ai découvert une magnifique photo du « clair de Terre », en couleur, encadrée et agrandie. Ils avaient vraiment trouvé LE cadeau qui pouvait me toucher le plus… Ils avaient visé juste. L’exemplaire que je possédais, plus petit, en noir et blanc, était tellement abimé, les coins avaient dû être renforcés avec du scotch. Cette fois-ci, je n’ai pas pu retenir mes larmes. Je suis tombé dans les bras de Philippe alors que pourtant, nous n’étions pas aussi intimes lui et moi que j’avais pu l’être avec son prédécesseur, Gérard, avec qui j’avais partagé tellement d’aventures. Je n'étais pas au bout de mes surprises, ils m’offrirent également une lunette astronomique, me disant qu’elle me permettrait de suivre les tirs d’Ariane depuis Ouessant. J’avais quelques doutes quant à la possibilité de suivre la trajectoire des fusées de l’île de l’autre côté de l’Atlantique, mais ne dis rien.
Ensuite, ils défilèrent tous pour m’exprimer un mot gentil, me serrer la main, trinquer avec moi… Ils étaient vraiment tous là. Tous mes collaborateurs, enfin, anciens collaborateurs, tous mes amis, Paulo, Josiane, mon filleul, Robert, Maryse, la comptable des débuts qui était maintenant au CNES en contrôle de gestion à Toulouse ; René, notre électricien de Vernon qui était à la retraite depuis quelques années maintenant ; Paulette, la collègue de Josiane, toutes deux chimistes des débuts de Véronique ; Georges, mon ancien camarade de l’ICPI de Lyon , qui était maintenant au SIL des Mureaux ; Gérard, mon adjoint depuis le départ de Jean-Paul à la Patrouille de France, qui occupait un poste à la direction du SIL, et puis les « Allemands » ; Werner et Dieter représentant leur équipe de Vernon, dont une partie était décédée, les autres retraités depuis quelques années. Albert, mon chef de chantier génie civil et actuel responsable des bâtiments du site vint le dernier et m’invita à une soirée chez lui, « entre amis », pour le lendemain, avec Marie, également. Quelle belle surprise m’avait préparé Philippe !
Robert, mon filleul, m’entraina à part un peu plus tard, lui aussi avec un paquet entre les mains. Il me confirma, comme son père me l’avait annoncé quelques mois auparavant, qu’il allait rejoindre Mont de Marsan pour une période d’instruction, avant de s’envoler pour le Liban où il resterait, comme Casque Bleu, un peu plus d’un an. Il allait aussi faire le PSO[1] et partir comme sergent, pour la plus grande fierté de son père, avec, en plus, une paye augmentée. Il me remit un disque qu’il avait écouté et qui, il en était sûr, me plairait. Il s’agissait du groupe Van Halen, dont le guitariste, d’après lui, était à la fois un fou et un génie. J’avais hâte de le découvrir, en particulier leur version du classique du rock Ain’t talking ‘bout love dont il m’avait dit le plus grand bien, mais ce serait pour quand on serait rentrés à Ouessant…
J’ai appris plus tard que Philippe avait dû faire jouer toutes les relations qu’il avait à la NASA pour se procurer cette reproduction du « lever de Terre ». La photo, roulée, avait même voyagé par la valise diplomatique entre la Floride et la Guyane, avant d’être encadrée à Cayenne.
Le lendemain, après une nuit un peu courte, il fallut finir de ranger mon appartement de fonction et emballer ce qu’il restait. La journée passa très vite, d’autant que nous allâmes déjeuner à midi avec Paulo et Josiane dans un petit restaurant recommandé par Albert. Robert Junior avait été retrouver ses amis chasseurs, nous devions le revoir le soir, lors de la fête organisée par mon ancien chef de chantier. Une fois la dernière cantine fermée, il fut temps de se rendre chez Albert. Avec son épouse et son frère, ils avaient fait un rougail-saucisse géant. Le rhum guyanais et les cocktails dont il servait de base coulaient à flot. La soirée fut joyeuse, pleine de rires et de danses, mais j’avoue n’en avoir gardé qu’un souvenir assez flou. Il me semble m’être promené une partie de la soirée avec une bouteille de rhum vieux Toucan dont j’offrais des rasades à qui je croisais. Il ne me reste à peu près que cela en mémoire de ce moment festif. J’affectionnais particulièrement ce genre de fête et elle tombait à pic pour que l’émotion descende un peu. Je me réveillai, dans le cirage au petit matin, allongé sur un lit dans une chambre d’ami chez Albert, avec Marie qui ronflait à mes côtés.
Lors du retour vers la métropole, quelques jours plus tard, encore un peu vaseux, nous ne prêtâmes pas tellement attention à ce qu’on disait dans les journaux au sujet de l’Iran qui semblait en pleine révolution. Ce n’est que posés à Ouessant, après avoir récupéré quelque peu - en particulier Marie qui avait besoin de plus de temps qu'auparavant pour cela -, que nous découvrîmes ce qui allait s’appeler « les Trois glorieuses » de Téhéran. Une alliance pour le moins contre nature, entre des groupes marxistes et islamiques, avaient pris le contrôle de l’insurrection populaire. Dès le 11 février, l’ayatollah Khomeiny, l’ancien réfugié français de longue date, avait annoncé la victoire de la révolution et pris le pouvoir en écartant les marxistes. Il avait fondé une théocratie autoritaire dans laquelle il s’était attribué le pouvoir suprême d’arbitrage. La république islamique ainsi fondée était basée sur le retour à la pureté religieuse et le rejet total du mode de vie occidental. Hostile au « Grand Satan » américain, cette toute jeune république haïssait également l’URSS et lui barrait l’accès au golfe Persique ainsi qu’aux gisements de pétrole. Les soviétiques commençaient à s’inquiéter et à s’agacer devant l’extension possible de la contestation religieuse en Asie centrale au départ de l’Iran. Nous nous interrogions beaucoup :
- Certes, on assiste bien à la fin de la dictature du Shah, mais quand même, remplacer un tyran par un autre, fut-il ayatollah, je ne sais pas si les Iraniens gagnent au change. Est-ce vraiment un vent de liberté qui souffle sur l’Iran ? Je n’en suis pas certaine…
- Tu as raison, Marie, au moins, la police secrète du Shah va être dissoute, exit cette terrible Savak et ses méfaits.
- Tu peux être sûr que certains de ses membres vont être recyclés dans la police politique que le nouveau régime ne manquera pas de mettre en place.
- Tu crois qu’à peine installés au pouvoir, ils vont être aussi cyniques que ça ?
J’y croyais un peu quand même, moi, à cette révolution iranienne, même si effectivement, un religieux à sa tête, ça ne sentait pas trop la future démocratie… Mais je n’imaginais pas qu’ils allaient réemployer directement ceux qui les avaient brutalisés, voire même torturés en prison quelques temps auparavant.
- Le pouvoir est toujours cynique, Robert. Même dans les démocraties, une fois qu’il est en place, il ne cherche qu’une chose, y rester !
- Quand même, pas dans les nôtres ?
- Si, mon chéri ! La différence, chez nous, tous les cinq ans, on élit les députés, et tous les sept ans, un nouveau président de la République.
- Donc le pouvoir peut changer.
- Oui, aux échéances électorales, et entre, il fait tout pour rester en place.
- Peut-être qu’en Iran il y aura des élections, un jour ?
- Peut-être, en effet, mais tant qu’un religieux aura le pouvoir suprême, les autres ne seront que des fantoches. Surtout que les religieux pensent toujours n’être que les relais de la parole divine. Comment pourrait-on les contredire ? Dieu parle par leur bouche, quand même…
Passionnée, ma Marie, comme toujours, en particulier au sujet des libertés, des peuples, et du pouvoir. Elle avait souvent raison, allez, disons presque toujours. Elle était particulièrement chatouilleuse au sujet des religions et de tous les religieux. Il faut dire que ce qu’il s’était passé au moment du décès de sa mère avait sans doute été la goutte d’eau qui avait fait déborder le vase. Ça, et ses lectures et idées communistes, totalement incompatibles avec la religion, quelle qu’elle soit…
Février et mars, il faut bien le dire, ne sont pas les mois les plus agréables sur Ouessant, sauf si on est bien au chaud, qu’on aime lire et se câliner. Seuls demeurèrent la radio et la télévision pour nous tenir au courant des nouvelles du monde.
Fin février, Philippe me rappela en me proposant de venir à la journée portes-ouvertes organisée quelques jours plus tard, le 4 mars, à Kourou. Nous aurions des billets à notre disposition au comptoir Air France d’Orly. Toutefois, comme notre dernier passage était récent et que le voyage en avion épuisait Marie, nous déclinâmes son invitation. Elle avait beau être en forme, elle se fatiguait quand même plus vite qu’auparavant. Nous ne voulions pas jouer avec le feu. Nous apprîmes plus tard, qu’un déluge de pluie s’était abattu ce jour-là, comme cela peut survenir en Guyane à cette période de l’année. Nous n’avions rien raté, finalement. Lors de ce coup de fil, mon successeur m’avait également annoncé les conséquences de l’explosion d’un moteur de troisième étage à Vernon : le premier tir d’Ariane serait décalé à début novembre, au lieu de juillet, soit quatre mois de retard.
Fin mars survint ce qu’on a appelé plus tard le « second choc pétrolier » deux phénomènes se conjuguèrent : la décision des pays de l’OPEP d’augmenter le prix du pétrole brut de 10% et les grèves dans l’industrie pétrolière iranienne, entrainant une chute dramatique des importations du pétrole en provenance de ce pays. Le cours du pétrole brut sur les marchés ne fit qu’augmenter durant toute l’année 1979. Marie réagit en me disant qu’il survenait ce que méritaient les occidentaux qui avait tellement pressurisés leurs colonies pour en extraire les métaux et le pétrole. Elle n’avait pas tout à fait tort…
Entre mars et avril eurent lieu les premiers essais de remplissage, la raison d’être d’Ariane MR. Cela débuta par le troisième étage, avec le remplissage en oxygène puis en hydrogène. Ensuite, en avril les réservoirs des premier et deuxième étages furent remplis d’UDMH. Après vidange, les pleins de N2O4 furent également réalisés. Tout se déroula parfaitement. Le lendemain, je racontai tout cela à Marie, puisque dans la majorité des cas, quand Philippe m’appelait, il était tard chez nous et cela faisait longtemps qu’elle s’était endormie dans le canapé, Vitamine couchée sur ses pieds. Une fois le téléphone raccroché, je la prenais dans mes bras pour l’emmener dans notre lit. Il me semblait qu’elle s’affaiblissait petit à petit. Mais sans doute comme un idiot, je ne lui en parlai pas, ne voulant pas l’inquiéter, sans doute inutilement.
Mi-mai, la carrière d’Ariane MR s’acheva avec une répétition complète de la chronologie de lancement, remplissages des réservoirs des trois moteurs compris, puis la réalisation de deux séquences de lancement, toutes deux stoppées à H moins 7 secondes de la mise à feu. Elle fut ensuite démontée, reconditionnée en conteneurs, et renvoyée en Europe. Cette fois-ci, le trajet entre le port du Havre et le SIL des Mureaux se fit par la route. Il fallut trois jours pour parcourir les 175 kilomètres les séparant, tellement il y eut de câbles EDF et PTT à soulever, déplacer, voire couper.
En parlant d’Europe justement, début mai, une femme, cheffe du parti conservateur, devint Premier ministre du Royaume-Uni. Dans ses différentes prises de parole préalables, elle n’avait pas caché ses intentions de faire de profondes réformes économiques et de réduire le poids des syndicats dans l’économie britannique, ce qui faisait bondir Marie :
- Tu te rends compte ? Elle veut casser les syndicats !
- Attends de voir, Marie, souvent, les politiques font de grands discours avant d’être au pouvoir, et quand ils y sont, ils en font beaucoup moins…
- Là, je ne crois pas, Robert, cette femme est une terreur dans son propre parti. Tu vas voir qu’elle va mener tout le pays à la baguette. Elle a des idées ultra-libérales.
- Tu penses que les Anglais vont se laisser faire ?
- Auront-ils le choix ? Même à moi, elle fait peur, cette bonne femme !
Elle qui était pourtant féministe, c’était la première fois qu’elle parlait aussi mal d’une femme politique. Je ne l’avais jamais entendue comme cela…
- Pourtant, ils sont forts, les syndicats de Grande Bretagne, non ?
- Tu sais, ils sont comme chez nous, un peu en perte de vitesse. Au Royaume-Uni comme en France, une classe moyenne a émergé, composée d’employés, de petits cadres, qui ne veulent plus être assimilés avec les ouvriers. Je pense qu’elle va compter sur eux, pour isoler les ouvriers et donc leurs syndicats.
Elle avait bien senti le vent, ma Marie, au-delà même de ce qu’elle avait pu craindre. Les années suivantes nous le montrèrent avec fracas.
Au fur et à mesure que le printemps avançait, je notais un net accroissement de sa fatigue et que ses siestes s’allongeaient beaucoup. Elle n’avait pas honoré son rendez-vous de mars à Villejuif, voulant juste qu’on lui »foute la paix » comme elle disait. J’aurais sans doute dû la pousser à s’y rendre, mais j’avais respecté son désir de calme et de repos… Nous continuions nos balades quotidiennes avec Vitamine, mais je notais que la durée de celles-ci diminuait de jour en jour. Cela ne manquait pas d’accroitre mon sentiment d’inquiétude. Je voyais bien que ses forces déclinaient, mais devant son déni, je la laissais tranquille. Je me demande encore si cela aurait changé quoi que ce soit…
[1] PSO : Peloton des Sous-Officiers. Période supplémentaire des classes dans le service militaire, durant lesquelles des soldats apprennent les bases du commandement pour devenir chef de groupe.
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