1.

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Saint-Réliannes n’était pas plus grande qu’un village de campagne, placée sur la côte ouest française. Les vagues s’écrasaient tous les jours contre les rochers, grondant, se démenant contre la surface ferme. Ce tonnerre s'entendait depuis le centre-ville. C’était comme un chant constant d’une colère sourde. L’océan parlait et les habitants écoutaient. La majorité des résidents se connaissaient, connaissaient leurs enfants, leurs petits-enfants, les cousins, les neveux de tous. On disait Qu’est-ce que le petit Rouger devient ? alors que cela faisait cinquante ans que le petit Rouger était parti dans le sud. Un lycée rajeunissait la population, sans que ses élèves ne s’y sentent très jeunes pour autant. Saint-Réliannes avait toujours été empreint d’un passé trop empestant pour pouvoir l’ignorer. A seize ans, on avait la sensation d’avoir vécu toute une vie. C’était le genre d’endroit où les enfants grandissaient trop vite, tout en sachant profiter des grâces de sa jeunesse. Et cette jolie Margot, où est-elle maintenant ? Encore ici, elle fait la fête de l’autre côté de la ville.

Tout le monde connaissait les faits de tout le monde. Valentin s’était cassé un bras. Sa belle-soeur, vivant un pâté de maisons plus loin, avait donné naissance à un petit garçon. Les mots voyageaient, sautaient de bouche en bouche sans préserver aucun secret. Mais en réalité, personne ne perçait jamais le pourquoi. On se dévisageait. On se saluait avant de repartir à grands pas. Chaque habitant dissimulait sa vie dans un coffre fort qu’il scellait grâce à un code secret que personne sauf eux-même connaissait.

Alors quand la police mit à jour le corps enseveli dans la forêt de Saint-Auguste et qu’elle interrogea les voisins, les amis, les proches, tous secouèrent la tête d’un air désolé. Il y avait peut-être un lien avec la villa qu’occupait les lycéens, certains soirs. Des disputes éclataient parfois, mais ce n’étaient que des enfants après tout. Les enfants se pardonnaient toujours à la fin. Rien n’était sûr. Tout n’était que rumeur, mot écouté à la dérobée en passant trop près d’un porche, puis répété à des connaissances. C’était peut-être un animal sauvage qui s’était rué sur la première victime à apparaître. Qui était-ce déjà, ce corps ?

La petite Donna. L’étoile dans la nuit, son sourire apaisant l’océan dans ses pires tempêtes. Personne ne voudrait du mal à cette petite. L’hypothèse de l’animal sauvage devenait de plus en plus plausible. Des marques autour du cou ? Étranglée ? Impossible, impossible. Donna Lussier était la bonté incarnée. Qui aurait été capable de lui faire une chose pareille ? Tout le monde la connaissait. Tout le monde l’aimait.

*

Octobre 2017

J’hésitais à sortir, quand, soudain, j’entendis rire sous mes fenêtres. J’ouvris. Sur le trottoir, en effet, des jeunes gens se séparaient joyeusement. Je refermai les fenêtres, en haussant les épaules ; après tout, j’avais un dossier à étudier. Je me rendis dans la salle de bains pour boire un verre d’eau. Mon image souriait dans la glace, mais il me sembla que mon rire était double…

Camille leva les yeux du livre. Elle tomba directement sur l’échine courbée de Marguerite, ses épais cheveux ondulés tombant devant chaque épaule. Écartant son regard d’une vision si affreuse, elle regarda sur sa gauche. Ses ongles récemment faits, d’un rouge aussi vif que le sang. Des pointes de cheveux blancs caressant la naissance de sa poitrine, dévoilée par un débardeur échancré. Une posture totalement désinvolte, dégoulinant sur sa chaise, prête à brandir son doigt d’honneur si le professeur lui faisait une quelconque remarque.

— J’ai entendu des rires hier quand j’ai fermé mes volets, tu crois que c’est mauvais signe ? chuchota-t-elle.

Le sourcil de son amie se réhaussa. Ses yeux continuaient de danser entre les lignes et son doigt s’arqua prêt du recoin, prêt à tourner la page.

— Laisse-moi deviner, tu as regardé ensuite dans ton reflet et tu t’es vue sourire ?

Sa poitrine se soulevait avec tranquilité. Elle avait de longs cils. Quand elle clignait des yeux, on pouvait facilement imaginer les paillettes s’en échapper. Derrière ce rideau élégant se trouvaient deux billes bleues, la même couleur que l’océan quand les rayons du soleil plongeaient dans les vagues calmes.

— Non. Pas encore en tout cas.

— Alors sois tranquille.

Camille se reconcentra sur son livre. Un ouvrage de Camus qui leur avait été assigné comme lecture philosophique volontaire. Ils avaient trois heures par semaine pour le lire, répartis sur leur emploi du temps. Ca leur rapportait des points. Et puis, Camus était un auteur qu’elle appréciait. Il lui faisait penser à la simplicité de la vie. A ces après-midi d’été passés étendue au bord de la plage, les grains de sable chatouillant le bout des doigts, la brise caressant la peau bronzée de ses joues. A ne rien penser. A laisser courir le temps, sans jamais chercher à le rattraper.

— Donna ? chuchota-t-elle à nouveau.

Donna. Donna.

— Quoi ?

— J’ai dit à Gary que je le retrouverais après les cours. Chez lui.

Elle ferma soudainement son livre en un claquement et planta son regard féroce sur elle. Donna était une lionne. Rugissante, majestueuse. On lui mettrait une couronne sur la tête que personne ne s’indignerait.

— Je croyais que tu avais rompu avec lui.

— J’ai dit qu’on avait fait une pause.

— Mesdemoiselles ?

Madame Lisa, sa bouche rectiligne, ses joues creuses de dépression chronique et ses mains aussi fines que des alumettes. Un le temps de lecture est aussi sacré que celui de la prière dans les yeux, pointé droit sur elles. Donna rouvrit son ouvrage. Camille se remit à lire. Le reste des élèves se montrait indifférent. D’ailleurs, Marguerite ne s’était toujours pas redressée.

Quelques minutes plus tard, Donna fit glisser son propre exemplaire devant son nez. Camille l’ouvrit à la page marquée. Elle avait souligné une phrase au stylo noir, d’un trait des plus irréguliers. Croyez-moi, pour certains êtres, au moins, ne pas prendre ce qu’on ne désire pas est la chose la plus difficile au monde.

— Je le désire, rétorqua-t-elle dans un chuchotement.

Donna reprit son livre des mains d’un geste sec. Elle reprit sa lecture comme si toute cette histoire la dépassait, et qu’elle n’avait aucun intérêt à vouloir la comprendre.

*

Un effleurement. Une inspiration profonde. Le bout de lèvres roses qui se baladaient dans son cou, tâtait la chair tendre en quête de la veine parfaite. Deux emprises fermes autour de ses poignets. Il avait décidé de faire d’elle sa prisonnière, la jetant dans la cellule la plus agréable qui soit. Un espace tiède emprunt d’une odeur féroce, celle qu’on respirait dans les vestiaires masculins du gymnase. Il enfonça ses dents dans son cou. Elle laissa échapper un gémissement, plia sa jambe, arqua son dos. Sa bouche buvait son sang, son âme avec. Il l’a prenait toute entière, la moindre parcelle de peau, le moindre morceau de son esprit, son être entier disparaissant entre ses lèvres. Elle souffla son nom. Gary. Gary. Les menottes humaines autour de ses poignets se ressérèrent, tel un serpent enveloppant lentement sa proie pour l’étouffer. Il retira ses dents. Un picotement s’éparpilla à l’endroit où il avait laissé sa marque. Pour annoncer au monde entier qu’elle était à lui. Sienne. Gary. Gary. Ses pupilles ambrées inspectèrent chaque détail de son visage. Sa bouche entrouverte, cherchant l’air qu’elle n’arrivait pas à trouver, comme essouflée après une longue course. Ses grands yeux bruns, pleurant le prochain acte. Plus, hurlaient-ils. Plus ! Il se mit à sourire. Il avait toujours son tee-shirt blanc sur lui, encore vêtu de son pantalon, et plus elle le scrutait, plus elle avait envie de lui arracher ces bouts de tissu et les réduire en lambeaux, les brûler et le laisser nu pour qu’il n’ait d’autre choix que de se coller à elle et lui faire l’amour. Elle aurait pu, elle l’aurait fait s’il ne la maintenait pas scotchée au lit. Peut-être pouvait-il lire ses intentions. Ce n’est pas toi qui va me déshabiller en premier, disait son sourire.

— Tu m’as manqué, murmura-t-il.

Du chocolat découlait de sa langue. Sa voix ressemblait à cette fontaine de sucre que l’on trouve dans les fêtes foraines. Ce désir de se plonger dans ce liquide si savoureux, de sentir ce goût dans sa bouche pendant des années, pour toujours.

— Embrasse-moi.

— Tu me donnes des ordres maintenant ?

Il appuya sur ses poignets quand elle tenta de se relever. Elle le détestait. Profondément. Avec ces lèvres brillantes, réclamant d’être touchées, mordues. Les angles de son visage si aiguisés, précis, comme s’il venait d’être sculpté par un Michel-Ange sous l’inspiration d’une fougue érotique. Le désir de lécher cette peau si parfaite, goûter à cet art si rare remonta du fond de son âme et fit battre son coeur un peu plus vite. Parfois, c’était comme si le toucher relèverait d’un sacrilège. L’interdit était attrayant, que pouvait-on y faire ? Il ne la laissait pas le toucher comme bon lui plaisait. Sa frustration l’excitait. Ce monstre.

— J’en ai le droit, répliqua-t-elle. Après toute l’attente que j’ai dû endurer.

Quelque chose changea dans son regard. La lumière s’éteignit. Le coin de ses lèvres reprirent leur place habituelles, basses, dissimulées, chutant dans un abîme sombre. Ses pépites ambrées s’intensifièrent. Ils se situaient mieux dans le remord. C’était leur façon de gérer leurs sentiments. Accuser l’autre, crier, haïr pour mieux s’aimer, mieux s’embrasser, mieux respirer.

— On a pris cette décision ensemble.

Elle laissa échapper un rire sec.

— Dans ensemble, tu veux dire toi et ta voix intérieure ?

Ce n’est pas comme si elle était en position de force pour répondre de cette manière. C’était peut-être intentionnel, alors. Punie-moi. Dévore-moi. Il pencha la tête sur le côté. Une minuscule lueur d’amusement se mit à voltiger sur son expression.

— Ma voix intérieure ?

— Oui, tu sais, celle qui te souffle “fais-la taire de la manière la plus sensuelle possible” à l’instant même.

— La plus sensuelle possible, répéta-t-il, comme si ces mots méritaient une réflexion de plusieurs heures. Le sensuel est ennuyant. Non ?

Oui. Trop ennuyant. Trop lent, pas assez profond, pas assez humain, pas assez dangereux ? Les couples normaux aimaient le sensuel. Ils n’étaient pas normaux. Elle l’avait compris le jour où il l’avait poussé contre le mur, que ses poumons s’étaient brusquement rétractés et s’était mise à suffoquer. Il l’avait redressée et forcée à respirer. La manière dont il lui avait fait du mal avant de la soigner, elle avait aimé ça. Jamais cette pensée n’avait franchi ses lèvres, mais d’une manière ou d’une autre, il l’avait deviné.

— Tu crois ?

— A toi de me dire.

Il attendait. Ses mots seraient la porte d’entrée à un monde interdit, l’exploration de leur appétit bestiale. Le cannibalisme, comme il aimait l’appeler. Un mot pour commencer le Lmassacre. Un baiser pour t’achever. Le reste pour profiter goulûment de la nourriture.

— Bien trop ennuyant pour nous, lâcha-t-elle d’une voix à peine audible.

Un poids s’abattit sur sa gorge, l’enserra et la froissa comme on réduirait une feuille de papier en miette dans un seul geste de la main. Il tira abruptement sur son pantalon, arrachant sa seule protection. Puis ce fut comme si une lame de couteau se glissa en elle, froid, brusque, ayant comme seul objectif de goûter son sang. Il étouffa son cri dans un baiser. Sa langue força son passage entre ses dents et la ravagea. L’étincelle venait de se glisser dans son corps pour l’incendier petit à petit. Son vagin brûla. Puis sa gorge. Puis ses lèvres, en feu, consumées par la bête féroce qui l’attaquait. Les flammes s’élevèrent, dansèrent. Une valse dantesque, rythmée par le mouvement sauvage d’un être désespéré. Elle plongeait les Enfers, les bras en croix, s’avouant vaincue dès le premier signe de la condamnation. Mais il l’accompagnait aussi. Il lui tenait la main. Lui tenait le cou. Il était en elle, profondément ancré. Face à elle aussi, ses pomettes comme des rasoirs, ses pupilles enflammant le monde qui les entourait. Et il souriait. A elle. Sa Perséphone, son Hadès. Son gémissement se convertit en cri strident. Puis un rire qui émergeait de sa poitrine, grave et blessé, un rire. Un voile se posa sur ses yeux. Le jour devint la nuit. Elle riait dans la mort.

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