2.
Le papier blanc déplié, elle prit le paquet de tabac et plongea sa main à l’intérieur. Le moteur de la voiture paraissait à deux doigts d’exploser, montant dans les tours sans jamais vouloir s’arrêter. Camille jeta un coup d’oeil au compteur. Deux-cent. Seigneur. S’ils déviaient d’un seul mètre, c’était la mort assurée. Mais Gary, parfaitement conscient du délit, trouvait amusant d’appuyer sur l’accélérateur. Ce n’était pas comme si elle lui avait fait la remarque plusieurs fois déjà. Les flics contrôlent jamais les routes d’ici, répondait-il toujours. Elle s’en fichait des flics. Elle se préoccupait juste pour sa propre vie. Essayant d’ignorer la vitesse malsaine à laquelle ils roulaient, elle éparpilla le tabac sur la feuille. Le tout posé sur son pantalon en cuir, illuminé par la lumière malade du plafonnier. Cela lui permettait au moins de se détourner de l’obscurité engloutissante à l’avant, faiblement écartée par les pleins phares. Si un chat se décidait de croiser la route au mauvais moment, ils étaient bons pour le cercueil. Arrête de penser à ça. Soudain, la voiture fit un énorme bond. Ses genoux se séparèrent, sa bouche s’ouvrit sur un cri silencieux. Ils atterirent à nouveau sur le goudron. Un dos d’âne. Juste un dos d’âne.
— Fais chier ! s’exclama-t-elle quand elle remarqua la feuille et le tabac au sol.
— Récupère la feuille et repioche dans le sac, dit-il calmement comme si elle avait besoin de lui pour savoir quoi faire.
— Tu peux pas ralentir juste pour un putain de dos d’âne ? Non, trop difficile d’appuyer sur le frein, c’est ça ?
— C’est pas la fin du monde non plus.
Sa mâchoire serrée trahissait son agacement, à peine dissimulé par son ton posé. Elle se baissa pour ramasser le papier puis recommença tout le processus, le maudissant une dizaine de fois en silence. La main droite de Gary lâcha le volant et se posa sur sa cuisse. Son bras tendu dévoila les griffures encore rouges sur son avant-bras. Elle s’entendit encore crier, son corps arqué sur les draps fripés. Ses ongles s’accrochant à la première chose se présentant à elle. Ses bras. Ses épaules. Prête à lui déchiqueter la peau pour faire ressortir la bête qui le déchaînait.
— T’as fini ?
Elle prit la feuille, lécha sa largeur et la roula, insérant par la suite le filtre.
— C’est bon.
Il entrouvrit ses lèvres pour qu’elle y pose la cartouche. Puis elle approcha la flamme du briquet vers le bout, concentrée sur les copeaux rougissants, brièvement enflammés par le feu. Il glissa sa main plus profondément dans sa cuisse. S’il avait pu, il lui aurait fait l’amour en roulant. Elle se repositionna sur son siège, le briquet toujours en main, prête à raviver l’étincelle.
— Camille, grommela-t-il.
Il lui fit signe de reprendre la cigarette. Déjà ? Sa main était enveloppait si bien sa cuisse, il refusait de la lâcher pour souffler sa bouffée. Ce fut donc pour elle. La fumée descendit dans sa poitrine et gonfla ses poumons.
— J’ai eu raison. Pour la pause.
Elle fixa ses yeux sur la route.
— On est mieux maintenant, reprit-il.
Ses pupilles débordantes de haine. Son poing dans le mur. Il y avait encore la trace dans sa chambre. La tapisserie blanchie par le plâtre explosé, cet éclat de catastrophe qu’elle observait la nuit. Un trou noir. Il avait claqué la porte. L’avait laissée pleurer, accroupie dans un coin. Il faut qu’on fasse une pause, fut le message qu’il lui envoya deux heures plus tard.
— Je suppose.
Il lui jeta plusieurs coups d’oeils, mais ses muscles étaient trop atrophiés pour croiser son regard. Elle se concentra juste sur la route. La nuit. Le danger qui pouvait surgir à tout moment et décider de leur futur. Ouais, mais même sans un maudit chat qui croiserait la route, avaient-ils vraiment un avenir ? Quand l’immensité noire engloutissait la ville, elle se voyait prisonnière d’une existence banale, misérable, qui finirait par la tuer avant qu’elle n’ait l’opportunité de se tuer elle-même. Une vie avec lui, parce que qui d’autre l’aimerait autant ? Une vie rythmée par les larmes, les cris et les soupirs de soulagement. Un poing dans le mur. Un trou noir.
— Camille.
— Quoi ?
Quelque chose lui chatouilla la joue. Elle essuya la larme d’un geste brusque de la main, priant silencieusement pour qu’il n’ait rien vu.
— Regarde-moi.
— Regarde la route plutôt.
— Moi je dois regarder la route, pas toi.
— Au cas où. Si je vois quelque chose, je crie et tu t’arrêtes. Un co-pilote quoi.
Sa voix se cassa sur le dernier mot. La voiture continua d’avancer dans le noir. La lumière du plafonnier grésilla. Elle finit par l’éteindre. Entre ses doigts, elle tenait toujours la cigarette inutilisée, se consummant lentement de l’intérieur. Elle revoyait ses traits déformés par la rage. Le fracas des cadres photos explosant sur le sol. Cette fenêtre qu’elle avait laissé ouverte, l’air chaud gonflant les rideaux blancs. Ces papiers qui volaient au-dessus du sol. La porte qui claquait et ce silence soudain, un vide qui l’assourdissait. Un rien terrifiant qui la frappait, frappait, frappait, manifestant tous les coups qu’il ne lui avait jamais porté.
Les lampadaires illuminaient le parking de la plage. Les phares de la voiture illuminèrent le mur avant de s’éteindre en même temps que le moteur. Elle entendit le cliquetis des portes. Verrouillées.
— Qu’est-ce que tu fais ?
Les rires des jeunes s’entendaient depuis l’intérieur du véhicule. Donna et Elena l’attendaient. Il y aurait son frère aussi, peut-être. De la bière, pour se rafraîchir. Un peu de coke pour oublier. Les vagues de l’ocean léchant le sable. Le reflet de la lune sur la surface noire. Cette voiture fermée l’étouffait, elle voulait respirer l’air nocturne.
— Tu m’en veux, c’est ça ?
Cela faisait un mois qu’elle lui en voulait. Je l’ai perdu, avait-elle songé tous les matins en se tournant vers le trou de son mur. Il m’a laissée seule. Même Elena s’était distanciée d’elle, comme si les décisions de son frère reflétaient leur amitié.
— Tout le monde pensait qu’on avait rompu, dit-elle à voix basse.
— Depuis quand ce que pensent les gens nous importe ?
Nous. Nous.
— Depuis qu’ils se sont mis à croire que j’étais de nouveau libre.
Elle regretta immédiatement ses mots. Que lui avait dit Donna, au juste ? Il ne doit pas le savoir. Tu sais comment est Gary quand il est en colère. Il détruisait. Que ce soit un mur ou une personne, c’était la même chose. Il arrivait à créer des trous noirs dans tout. Elle se risqua de se tourner. Les jointures de ses mains étaient devenues blanches autour du volant. Ses pupilles ambrées creusaient ses orbites. Il me protège, c’est tout, avait-elle répondu à sa meilleure amie.
— Qui ?
— Peu importe. Je leur ai déjà dit non.
— Camille, qui ? répéta-t-il, sa voix de plus en plus rauque.
Elle aurait voulu exploser. Planter son regard dans le sien, lui avouer les quatre vérités de manière crue, sans aucune crainte, crainte de quoi ? Oui, ils m’ont demandé si j’étais libre parce que personne ne nous voit plus ensemble, parce qu’ils ont vu mon bleu sous mon oeil, parce qu’ils ont entendu mes frères t’insulter alors ils se sont dit, tiens, et si on se faisait la petite Finkel ? Parce que tu ne peux pas partir et prétendre que je suis encore à toi. Me laisser dans l’oubli, me reprendre comme si je n’étais que des baskets que tu regrettes avoir laissé de côté parce que tiens, elles sont jolies finalement, elles vont bien avec ce pantalon. Tu ne peux pas, tu ne peux pas faire ça, et tu sais le pire ? Le pire c’est que tu ne t’es jamais excusé, pas une seule fois, tu es juste revenu et prétendu que rien ne s’était passé, alors que toutes les nuits j’ai encore l’impression d’entendre ce putain de mur exploser sous ton poing.
— Victor, répondit-elle. Et André.
Elle était juste trop lâche pour cela.
— Est-ce qu’ils t’ont touchée ?
— Ils m’ont juste parlé.
— Même ça c’est trop.
Il déverouilla les portes et sortit. Que se serait-il passé si elle lui avait craché tous ces mots ? Est-ce que, par faute de mur, il aurait cassé le par-brise ? Le volant ? Le tableau de bord peut-être ? Sa portière s’ouvrit sans même qu’elle n’ait à la toucher. Gary s’appuya dessus, son autre main plongée dans la poche de son jean.
— Rejoignons les autres. A moins que tu préfères rentrer à la maison.
Il avait envie de retrouver ses amis sur la plage, mais il rentrerait si elle le décidait. Crainte de quoi ? Il n’y a rien à craindre de lui. Ses bottines à talon atterrirent sur le goudron craquelé. Il referma la portière, verrouilla la voiture. Elle lui tendit la cigarette.
— Non. Elle est pour toi.
— Tu es sûr ?
Au lieu de lui répondre, il agrippa son menton et écrasa ses lèvres. La force exercée lui donna le tournis. Un tourbillon de misère et de soulagement, le désespoir conduisant leurs dents à se cogner, leurs langues à lutter entre elles. Il s’arracha à leur baiser et enfonça ses pépites ambrées en elle.
— Je t’aime.
Elle aimait comment ces mots dansaient sous le ciel étoilé. Comme une promesse perdue, entendue des millions de fois, une déclaration qui aurait dû lasser l’humanité et perdre tout son sens. Et pourtant, elle y croyait encore. Elle croyait en leur valeur, leur magie. Après une longue inspiration, elle souffla :
— Moi aussi.
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