Chapitre 4
Deux mois furent nécessaires à Stéphane pour convaincre Nathalie de sortir de son appartement. Sur le seuil de l’entrée de l’immeuble, il lui donna la main avec un grand sourire pour la rassurer, mais dès qu’elle posa un pied sur le trottoir, la jeune femme s’accrocha à son bras, prise d’une soudaine crise d’angoisse.
Le parc Montsouris était quasi désert à cette période de l’année. C’était leur deuxième sortie en trois semaines et, malgré un vent glacial, ils marchaient en silence depuis une bonne quinzaine de minutes. Devant le kiosque, Brigitte, assise sur un banc, sourit à leur approche.
— Bonjour, ma grande, s’exclama-t-elle en lui tendant les bras, ça fait plaisir de te voir sortir un peu. Comment vas-tu ?
— Bien, répondit Nathalie, surprise, mais comment savais-tu que je serais ici ?
— C’est mon petit doigt qui me l’a dit. Il a estimé que tu devais voir du monde, sourit-elle. Tu ne crois tout de même pas qu’on allait rester sans prendre de tes nouvelles.
— Merci, Brigitte, c’est gentil.
— Bon, je vous laisse papoter, les filles, intervint Stéphane.
— Tu vas où ? gémit Nathalie, en ouvrant de grands yeux.
— Je vais chercher des cafés, juste là. Ne t’inquiète pas, Brigitte reste avec toi.
Les deux femmes demeurèrent silencieuses un long moment. Pour la première fois de sa vie, Brigitte restait sans voix, mais elle vit le stress montait lentement chez sa meilleure amie.
— C’est bien que tu sortes un peu.
— Mmh, acquiésça-t-elle timidement avec une léger mouvement de tête.
Les yeux de Nathalie se tournèrent par réflexe vers Stéphane.
— Tu ne le lâches pas d’une semelle, dis donc. J’espère que tu ne profites pas de la situation, au moins ? Tu sais que ce serait mal.
Nathalie détourna le regard en grimaçant.
— Juste un tout petit peu. Ça me fait un bien fou, tu sais. Et puis, j’en ai tellement envie…
— Nath enfin, c’est pas sérieux ! Tu lui as parlé au moins ?
— Non, pas encore, je ne veux pas qu’il me dise oui juste parce qu’il n’ose pas me contrarier.
— Et sinon, toi, comment vas-tu ? questionna Brigitte pour ne pas insister.
— Beaucoup mieux, je ne fais plus de cauchemars, j’apprends à dormir sans somnifères.
— Et Steph ?
— Il veille sur moi jour et nuit. Il a même acheté un Babyphone pour me rassurer.
— Vous avez une tête à faire peur tous les deux, si je n’en connaissais pas la cause, je dirais que vous passez vos nuits en parties de jambes en l’air.
Nathalie sourit. Son amie avait toujours su trouver les mots pour détendre l’atmosphère.
— Oui, je l’ai remarqué aussi, il n’est pratiquement pas rentré chez lui depuis mon retour de l’hôpital. Il ne veut pas me laisser seule pour l’instant.
— Mouais ! Et puis, toi non plus…
— Pourquoi tu dis ça ?
— Il m’a dit exactement la même chose. Ménage-le un peu quand même. Un jour, vous devrez reprendre une vie normale tous les deux. D’un côté, il y a ton envie d’être en couple avec lui ; de l’autre, ce qu’il souhaite faire de sa vie. En plus de paumer un chéri, ce serait bête de perdre ton meilleur ami, non ?
* * * *
Ce grand bol d’air avait été bénéfique pour chacun. Confronter Nathalie au monde extérieur fut une grande victoire pour Stéphane, l’occasion pour la jeune femme de communiquer à nouveau avec une autre personne que lui-même. De son côté, il en éprouva un véritable soulagement. L’allègement d’un poids présent sur ses épaules depuis le jour de l’attentat, l’espoir d’un retour à une vie normale.
Assise sur le canapé du salon, Nathalie regardait son ange gardien s’affairer en cuisine. Les paroles de Brigitte avaient tourné dans sa tête tout au long du trajet de retour et un sentiment de culpabilité germa dans son esprit. Comme d’habitude, sa meilleure amie avait raison. De quel droit obligerait-elle Stéphane à l’aimer ?
Le souvenir de la nuit de sa rupture avec Thierry refit surface. Son appel au secours à une heure du matin, fatal au couple de son meilleur ami, un geste purement égoïste. Deux jours plus tard, Stéphane avait trouvé la lettre d’adieu de Marie sur la table du salon. Frappée par la prise de conscience de cette attitude égoiste, un sentiment de honte lui oppressa la poitrine, des larmes coulèrent sur ses joues. Nathalie se leva d’un bond et se dirigea d’un pas décidé vers la cuisine avec le besoin de s’excuser.
— Tu m’as fait peur ! Je ne t’ai pas entendue arriver, s’exclama-t-il.
Nathalie prit une profonde inspiration et se lança sans réfléchir.
— Excuse-moi, Steph, je suis désolée.
— Qu’est-ce qui t’arrive d’un coup ? De quoi parles-tu ?
— Pour Marie, c’est ma faute. Je n’aurais jamais dû t’appeler cette nuit-là. C’était… égoiste et stupide de ma part.
— Ça devait arriver un jour ou l’autre, de toute façon. Elle ne supportait plus notre relation.
— Oui, mais tu l’aimais… vous auriez pu vous éloigner. Pourquoi tu ne m’as rien dit ?
— C’est loin tout ça, n’y pense plus.
La frontière entre l’amour et l’amitié est très mince quand deux personnes qui se connaissent si parfaitement devinent les besoins et les peines de l’autre d’un simple regard. Tout cela agaçait profondément leurs conjoints respectifs qui voyaient en eux non seulement des concurrents, mais surtout des amants en puissance. Difficile de rester sereine quand une autre connaît mieux votre compagnon que vous. Le reste de la soirée se déroula en silence. Pris de remords, Nathalie fouillait inlassablement sa mémoire. Quel autre mal avait-elle infligé sans le vouloir à son ami de toujours ? Cette nuit-là, un anxiolytique l’aida à trouver le sommeil.
* * * *
Le lendemain, Nathalie eut toutes les peines du monde à émerger de sa nuit, effet indésirable du comprimé. Enveloppée dans un brouillard diffus, elle prit la résolution de ne plus forcer le destin. Elle attendrait patiemment Stéphane, même si son instinct lui criait le contraire pour satisfaire ses envies.
— Je ne t’ai jamais remercié, déclara Nathalie en entrant dans la cuisine.
— Me remercier, pour ?
— Tout ce que tu as fait pour moi. Ta disponibilité, ta présence depuis l’évènement, le fait que tu sois toujours aux petits soins avec moi. Tu es mon chevalier blanc.
— C’est normal entre amis, tu aurais fait la même chose pour moi, non ?
— Oui… acquiesça-t-elle d’une petite voix.
Un silence pesant envahit la pièce. Nathalie s’approcha tout près de Stéphane avec une envie folle de l’embrasser. Dans son esprit, un combat farouche s’engagea : céder à ses désirs ou ne pas gâcher ce moment. Très émue, elle prit une grande respiration avant de se lancer.
— Alors, un grand merci ou plutôt mille grands mercis pour tout. Aujourd’hui, c’est notre dernière séance chez le psy et je pense que je n’aurais pas avancé aussi vite sans toi.
Stéphane sourit et la prit dans ses bras. Le cœur battant, Nathalie posa la tête sur son épaule et ses mains se posèrent délicatement sur sa poitirne. À cet instant, elle émit le souhait que le temps arrête sa course effrénée pour profiter au maximum de ce corps à corps inespéré.
— Nathou ? interrogea Stéphane en brisant le charme.
— Oui, chuchota-t-elle, pleine d’espoir, en levant la tête.
— C’est bientôt l’heure de partir.
— Ah… dit-elle avec tristesse.
Stéphane l’embrassa tendrement sur le front, puis quitta la pièce. Les poings serrés, elle ne put retenir ses larmes devant cet nouvel acte manqué.
* * * *
Pour cette ultime séance, le praticien avait souhaité recevoir le couple séparément. La tête basse, Stéphane arpentait la salle d’attente depuis un bon quart d’heure quand Nathalie sortit du cabinet de consultation. Elle lui sourit pour le rassurer, mais baissa rapidement les yeux pour ne pas trahir son chagrin.
— Si je souhaitais vous voir individuellement, monsieur Berger, c’est pour faire un point avant de nous quitter. Comment vous sentez-vous ?
— Nathalie va mieux, elle me l’a dit ce matin pour la première fois et…
— Je parlais de vous…
— Moi ? Mais… je vais bien, pourquoi cette question ?
— Quels sont vos projets ?
— Reprendre mon boulot, une vie normale…
— Et Nathalie ?
— Elle va mieux, je vous l’ai dit.
L’homme soupira et, d’un geste calculé, posa ses lunettes sur son bureau. Il resta silencieux quelques secondes, les yeux ancrés sur son patient, puis reprit d’un ton plus ferme.
— Vous m’avez très bien compris. Même si madame Picard est votre meilleure amie, je suis sûr que vous avez analysé la situation depuis longtemps et je souhaiterais connaître votre état d’esprit.
Stéphane baissa la tête pour échapper au regard inquisiteur de son confrère, il redoutait cette question depuis des semaines et refusait d’y répondre.
— Je resterais à ses côtés.
— Vous ne répondez que partiellement à ma question, mais je comprends que ce soit difficile.
— Vous savez mieux que moi qu’elle n’est pas à l’abri de plonger dans un stress post-traumatique et qu’il n’est pas possible de déterminer quand ni dans quelle condition.
— Êtes-vous sûr que c’est la bonne solution pour vous ? On pourrait échanger sur la question plus tard.
— Mon choix est fait.
— Bien, j’en suis désolé, mais j’en prends note. N’hésitez pas à revenir me voir si vous avez besoin d’en parler.
* * * *
À la grande surprise de Stéphane, Nathalie souhaita prendre le volant au retour. Tout au long du trajet, il l’examina du coin de l’œil pour comprendre ce changement. En apparence, son amie semblait sereine, comme déchargée d’un poids, un léger sourire aux lèvres, mais il connaissait trop bien son amie pour comprendre que ce n’était qu’une façade.
Lors de cette dernière séance, Nathalie avait fait le choix de ne pas brusquer le destin quelqu’en soit le cout. Le lundi suivant, Nathalie retournerait à l’agence pour reprendre une vie normale. Elle ne jetterait plus de déchets dans son évier pour le boucher et ne le recevrait plus à moitié nue pour tenter d’exacerber ses instincts de mâle. Ils reprendraient leur routine séries télé / pizzas. Son travail deviendra sa délivrance et son unique préoccupation. Bien sûr, Nathalie se mentait à elle-même. Elle n’y croyait pas une seconde et priait pour ne pas craquer au bout d’un mois, voire d’une semaine. L’espoir secret, qu’un jour, Stéphane finisse par la voir comme la femme avec laquelle il pouvait partager sa vie et non comme une petite sœur.
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