Chapitre 1 - L'Étoile du Destin - 1ère partie

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Quatrième Âge – 25ème cycle – Úrkoraë

Au cœur du royaume de Maúgadi, les loups hurlaient sous la pleine lune écarlate qui éclipsait les étoiles de son aura flamboyante et semblait sur le point de s’écraser sur Kaïdëna, plus que jamais assujettie à son implacable influence. À travers la brume sourdant de l’horizon poignait toutefois un timide espoir, baignant les lointains rivages de l’est d’une pâle nitescence céruléenne, annonciatrice d’une aube nouvelle.


Le balancement hypnotique des arbres, dont la frondaison bruissait une litanie envoûtante sous la complainte du vent, donnait l’impression que la masse sombre et fourmillante de la forêt roulait sur le dos des collines à la conquête du cap pentu, à la pointe duquel se dressait Amánrith, majestueuse cité d’albâtre aux dômes et aux tours de cristal scintillant. Au pied des falaises, l’océan grondait de fureur et fracassait ses tourments contre les récifs aiguisés avec un rugissement féroce, enrageant de ne pas parvenir à les faire s’écrouler.


Soudain, une boule de lumière éblouissante éventra les ténèbres et fondit sur le miroir des cieux. La brise emporta dans un dernier soupir les vagues déchaînées, qui s’affaissèrent sur les galets de la grève. Les loups se turent et se détournèrent de l’énorme œil de braise, contre lequel se découpaient avec netteté les cimes acérées du Gwalmorth.


Un silence irréel enveloppa le paysage figé, comme si le Temps avait suspendu sa course afin de célébrer cette nouvelle fleur de pureté et d’innocence sur le point d’éclore. La sphère éthérée fila au ras de l’onde étale avec un tintement cristallin, bondit sur les hauteurs du promontoire et disparut au sommet de l’imposant dôme du Palais qui dominait la citadelle coruscante.


Au centre de la salle du trône, dans le halo vaporeux d’un unique candélabre, avait été disposé un cercle de paravents censé préserver de l’effervescence générale une jeune femme dénudée, sa peau basanée souillée par la sueur et le sang. Accroupie dans l’eau chaude d’un cuvier, deux suivantes la soutenaient pendant qu’une troisième murmurait une psalmodie, la paume des mains appliquée sur les flancs de son ventre généreux. Alors qu’une vive clarté aveuglait tout à coup le vaste hall obscur et se dissipait avant que quiconque n’eût l’occasion d’en distinguer la provenance, à la respiration haletante et aux gémissements étouffés de l’accouchée succéda un faible geignement, qui enfla en un vagissement perçant.


— Le Prince est né ! s’écria une voix aiguë, aussitôt recouverte par un concert d’exclamations.


Aux confins de la pénombre s’agita une myriade de constellations colorées. Tandis que la foule d’étoiles se pressait autour de la mince cloison, la lumière tamisée des bougies dévoila la gemme ovoïde, enjolivée par une parure sophistiquée, ornant le front des Nobles et des Dames de la Cour. En retrait, demeurèrent immobiles les robes immaculées de la délégation de Prêtres et de Prêtresses, dont la teinte du liseré indiquait l’appartenance à l’un des treize cultes. Chaque visage exprimait la félicité du couple exaucé : le royaume avait cette nuit un héritier !


Alerté par l’écho, le Roi au rubis rutilant enchâssé dans sa couronne entra en trombe, suivi de ses cinq Conseillers.


— Loués soient les Enúi ! s’écria-t-il, extatique, levant les mains vers les cieux avec ferveur. Où est-il ? Où est mon fils ?


Un paravent s’écarta au passage de sa compagne. Malgré l’épreuve de l’accouchement, elle avait exigé qu’on l’apprêtât en hâte afin de rester auprès du bébé, redoutant de le quitter un seul instant. La mine défaite, aidée par les deux demoiselles dévouées à son service, elle chancela sur ses jambes affaiblies jusqu’au siège installé à côté du berceau, dans lequel la troisième déposa le nouveau-né.


— Longue vie au Prince ! clamèrent les Nobles et les Dames à son apparition.


Honorée d’être témoin de cet heureux événement, l’assemblée accueillit les époux royaux avec une révérence. Jamais jusqu’à cette nuit, de toute l’Histoire de la Maúgadi, n’avait été accordé à la Cour l’immense privilège d’assister à la naissance et à la bénédiction de l’héritier qui se déroulaient traditionnellement en comité restreint.


Le Souverain ému pria les Enúi pour que le frêle nourrisson emmailloté se montrât digne de ses illustres ancêtres. Sa minuscule gemme frontale irradiait d’une puissance telle qu’il était impossible d’en distinguer la nature. Le cœur empli de fierté, il s’enquit de l’avis de son Prime Conseiller à la topaze étincelante, dont le sourire confiant resplendissait autant.


— Nul doute qu’il accomplira des merveilles ! s’exclama ce dernier avec enthousiasme.


Le parent comblé se réjouissait déjà d’avoir rompu avec l’antique coutume de sa lignée, stipulant que l’héritier dût recevoir le Souffle avant le Renouveau et fût placé sous les auspices de l’Arúnar, à l’image du Roi fondateur de la Maúgadi. Conscient que son audace risquait de dévier une seconde fois la politique familiale de colonisation entretenue depuis deux Âges, Amrath avait pourtant hâte de connaître la contribution culturelle de son fils au glorieux destin du royaume, ainsi guidé par la vertueuse et placide Alkima ! Bien qu’il fût nécessaire d’étendre et de consolider les frontières afin de pérenniser leur prospérité, le règne du défunt Rowald avait prouvé que le temps de la guerre était révolu : la puissance d’un empire s’affirmait désormais non par les armes, mais par l’esprit.


En effet, le grand-père du Monarque actuel, béni par le Souffle à l’aube du Renouveau et protégé par la noble Isandir, avait eu la volonté de se consacrer aux affaires internes plutôt qu’à l’expansion continuelle du royaume. Si son inclination à la diplomatie leur avait fait perdre quelques territoires – qu’Amrath était déterminé à reconquérir d’une façon ou d’une autre –, il avait toutefois permis le développement de solides relations avec plusieurs contrées étrangères, au profit d’une ère de paix et d’abondance sans précédent. Les bénéfices emplissaient encore les coffres du Palais et les progrès ainsi financés avaient profondément changé Amánrith, ce qui lui avait valu la gratitude du peuple.


Le Roi se tourna vers le Grand Prêtre du Temple de Siward. Stoïque, il inclina avec solennité son austère visage anguleux, son cristal hyalin rivalisant d’éclat avec son crâne parfaitement lisse.


— Malgré sa mise au monde précipitée, son Souffle est incroyablement vigoureux, souligna-t-il à son tour d’une voix grave et pompeuse.


La prodigieuse brillance de la gemme du nourrisson témoignait de sa connexion exceptionnelle avec l’Âme, qui l’abreuvait directement de son Souffle vital à présent que la matrice de sa génitrice n’assurait plus l’intermédiaire. Elle certifiait de surcroît une destinée sans commune mesure à celui qui les mènerait assurément vers l’Âge d’Or éternel promis par ses aïeux ! L’enfant deviendrait un flambeau d’espoir pour le peuple, surtout en cette période de famine provoquée par la succession de froidures tardives et de sécheresses dévastatrices.


Le Souverain ne pouvait en revanche ignorer la funeste étreinte, presque palpable, de Velgán sur cette nuit de tous les maux. La proximité inhabituelle de leur lune lui inspirait, à l’instar du peuple réfugié dans les temples pour implorer la miséricorde des Enúi, une indicible terreur qu’il refoula lâchement, préférant se persuader que leurs divins protecteurs avaient enfin pris pitié d’eux et leur faisait don d’une Étoile, capable de triompher des ténèbres.


Du couffin pris d’une brusque agitation émergèrent deux petits poings serrés qui se tendirent vers la coupole translucide, par-delà laquelle s’étirait l’encre du firmament, auréolée d’une inquiétante lueur cinabre. Les menottes s’ouvrirent, révélant une poussière d’or au creux de la paume gauche et d’argent dans sa jumelle. Un imperceptible courant d’air les dispersa en une fine pluie scintillante aux pieds du Monarque déconcerté.


Subjuguée par cet augure peu commun, la Cour s’agenouilla afin de remercier les Enúi, loin de discerner l’avertissement qu’il recelait. Sa signification parut toutefois claire aux treize gardiens du culte, dont la mine rembrunie, impavide, et les échanges oculaires, autant furtifs qu’indéchiffrables, alarmèrent leur Seigneur. Ce dernier perdit de sa superbe. Sa bouche se crispa en un rictus hideux.


Indécis, il considéra sa tendre, assise sur un simple siège en bois, le dos droit plaqué contre son dossier. Depuis le sommet de celui-ci cascadait sa chevelure de jais, ruisselant en larges boucles sur ses épaules et ses bras dénudés, insensibles à la fraîcheur du hall, ses longs doigts fins posés sur les accoudoirs. La tête haute, son regard vague s’était égaré à mille lieues de là. La nuance de plus en plus terne de son cabochon aigue-marine ainsi que l’épuisement et la mélancolie qui émanaient de ses traits défaits achevèrent de le troubler. Il avait fondé tant d’espoir sur ce glorieux avènement ! Hélas, Aïana ne leur avait encore témoigné aucune attention. Ni à lui, ni à leur enfant...


On ignorait l’origine de cette préoccupante transformation, survenue à la suite de son installation au Palais. Jadis pourtant Dame Aïana rayonnait de vie. Sages et artistes de renommée avaient essayé de la ramener parmi les siens, en vain. Sans le moindre signe précurseur, son délicat sourire, source de joie et de réconfort, s’était fané. À travers ses prunelles voilées d’une tristesse indicible, Amrath contemplait, impuissant, ce mal inconnu qui ravissait chaque jour davantage son Souffle et l’attirait inexorablement de l’autre côté de l’Horizon. Ainsi en attestait l’éclat déclinant de son Oÿa.


Son angoisse refit surface, attisée par cette nuit insolite. Au fil des lunaisons se renforçait l’atroce sensation que sa bien-aimée s’éloignait irrémédiablement de lui, s’effaçant peu à peu de ce monde, comme les pas du voyageur sur le sable du désert. Il réalisa avec douleur qu’il avait offert son cœur à une statue taciturne, certes sublime et fascinante, mais qui n’en demeurait pas moins inatteignable. Une horrible pensée l’effleura : cette cruelle métamorphose était-elle le prix à payer pour avoir eu la prétention de se soustraire à la volonté du Dieu de ses ancêtres ? Le Destin s’apprêtait-il à broyer sa douce entre ses rouages implacables, malgré la promesse qu’elle lui avait faite ? Et si, au-delà des apparences, sa progéniture avait hérité de cette même affection ?


Le Souverain croisa enfin le regard du Grand Prêtre au service de Siward, le Sage et Clairvoyant. Au lieu de le rassurer comme il l’avait escompté, la colère et la frayeur qu’il y décela eurent pour seule conséquence d’accroître son tourment. « Je vous avais mis en garde », semblait-il lui signifier, jetant un coup d’œil évocateur en direction du Prime Conseiller, adonné à une intense réflexion. Les présages les avaient fourvoyés. Les entrailles nouées, Amrath craignait que l’avenir ne prévît rien de bon concernant l’enfant. En effet, jamais aucun de ses ancêtres n’était venu au monde en plein cœur de la saison sombre, de surcroît pendant la Nuit de Terreur – ainsi renommée vers la fin du règne de Rowald puisque les Maléficiens du royaume y célébraient autrefois le périgée de la Lune Sanglante.


La Cour, attendrie par l’adorable nourrisson, ne perçut pas l’intangible nuée tournoyer au-dessus d’eux, pareil à un charognard affamé, avant de se tapir dans l’ombre du berceau. Le Roi désemparé sentit toutefois ses épaules ployer sous un poids incommensurable. Une poigne invisible oppressait sa cage thoracique. Assailli par un mauvais pressentiment, il sonda l’assistance d’un œil méfiant, à l’affût d’une menace guettant l’héritier. Il envisagea de renvoyer la Cour par précaution. Un ennemi de la couronne n’aurait eu aucune difficulté à se fondre dans la pénombre et à frapper par surprise…

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