Chapitre 1 - L'Étoile du Destin - 2ème partie

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Percevant sa nervosité, le Prime Conseiller se pencha vers Amrath et murmura à son oreille :

— Ne vous inquiétez pas, sire, mes Effacés sont en place et se tiennent prêts à toute éventualité.

— Et si un traître se cachait parmi vos rangs ? répliqua le Monarque, lui lançant un regard acéré. Y avez-vous songé, Athaniël ?

À cet instant se découpa à l’entrée du hall, encadrée par deux flambeaux, une silhouette élancée, plus grande que quiconque en ces lieux. Toute de noir vêtue, le visage dissimulé sous un capuchon, elle s’avança pendant que les lourdes portes se refermaient dans un grondement sourd. Un frisson parcourut l’assistance, qui s’écarta sur son passage. Rares furent ceux qui osèrent l’observer avec une crainte mêlée d’admiration.

On ne distinguait pas le reflet de son âme dans ce puits de ténèbres. Peut-être ce spectre égaré au milieu d’un bonheur inaccessible en était-il dépourvu. Dessous sa longue pelisse qui effleurait le sol avec un léger bruit d’étoffe, le talon de ses bottes claquait sur les dalles d’une blancheur éclatante et se répandait en échos dans l’immense salle silencieuse. Quelques effarouchés esquissèrent un pas en arrière, néanmoins elle n’y prêta pas attention, focalisée sur sa mission, d’une importance telle que leur existence, la sienne y compris, lui paraissaient insignifiantes.

L’atmosphère se rafraîchit subitement, comme si la Chasseresse de Souffle s’était glissée dans le sillage de la sépulcrale apparition. Celle-ci fixa intensément un point invisible à la tête du paisible couffin. Foudroyée, la nuée s’évanouit dans la pénombre, toutefois l’Oracle n’éprouva pas une once de soulagement. Tôt ou tard, elle reviendrait, il en avait conscience. Sans un mot, il s’accroupit face au Souverain qui peinait à conserver son allure altière sous les assauts du malaise, puis passa une main experte au-dessus de l’étrange poussière étincelante afin de l’examiner. Enfin, il se releva.

De longues minutes s’écoulèrent sans qu’il ne fît le moindre commentaire. Alors s’élevèrent les chuchotements de la Cour, que son mutisme inquiétait. Il était plus loquace d’ordinaire quand l’on faisait appel à ses services ! Qu’attendait-il pour lire l’avenir de l’enfant ?

La mère cilla, chassant le chagrin qui la rongeait, et affronta le regard aveugle de l’Oracle. Lui seul était en mesure d’apaiser l’appréhension qui la tenaillait.

— Je vous en prie, Maître.

Amrath sursauta au son de sa voix, ferme en dépit de sa frêle condition. Les occasions d’ouïr ses inflexions mélodieuses se raréfiaient ces dernières oraisons…

Le géant s’anima à l’exhortation d’Aïana. Il se pencha sur le berceau et posa le bout des doigts, jusqu’à présent cachés dans les replis de son manteau, sur le front illuminé du nouveau-né. De son petit corps, soulevé par la respiration lente et régulière du sommeil, émana une aura d’or et d’argent entremêlés qui entoura les deux silhouettes avant de disparaître. Nul n’osa faire le moindre geste, le moindre bruit, tant sa tâche requérait une extrême concentration : s’immerger dans les méandres du Temps était si délicat et ardu que très peu de Sages avaient la faculté de les explorer et d’interpréter convenablement leurs observations.

Au terme de ce qui leur parut une éternité, l’homme se redressa. Enfin, il se tourna vers le couple anxieux. Son hésitation, ces offrandes divines, cette nuit agitée – conséquence de l’influence néfaste de Velgán – étaient de mauvais augure. Il ne pouvait s’agir d’une coïncidence.

Lorsqu’il prit la parole, tous retinrent leur souffle, de peur de voir leurs espoirs s’envoler.

— Il semblerait que deux forces antagonistes se disputent la protection de l’enfant.

Son timbre caverneux, dénué d’émotion, et ses paroles les alarmèrent : être l’enjeu d’un conflit entre deux entités dont les puissances se contrariaient présageait une brève existence malmenée par le chaos, charriant sur son passage mort et destruction. Cela ne pouvait signifier qu’une chose, mais personne n’eut le courage de prononcer le mot tabou.

Ne supportant plus ce silence obstiné, la jeune femme, effondrée par la sentence irrévocable, finit par se ressaisir et s’adressa à nouveau à cette ombre froide et insensible, messagère impartiale de la volonté de l’Âme, qui intimidait même les individus boursouflés d’arrogance.

— Ne peut-on rien faire ?

— Prier afin de lever la malédiction, répondit-il, laconique.

L’assemblée tressaillit.

— Quelles sont ces… forces ?

L’homme contempla le nourrisson et ressentit une vague compassion, presque étrangère. Ainsi, le moment était venu et le Destin avait choisi cet enfant. À peine né et déjà porteur d’un lourd fardeau… Survivrait-il ? Quelle serait la décision du Roi s’il lui révélait l’identité du responsable de cette calamité ? Par ailleurs, le Monarque ne tarderait pas à comprendre la duperie dont il avait été victime. Devait-il emmener d’urgence le bébé auprès des Sages de la Númbÿa ? Ou laisser jouer le hasard, soit en leur faveur, soit en la sienne, lui accordant une chance d’accomplir sa vengeance ?

S’il était inconcevable de repartir sans évoquer le sort de la progéniture d’Amrath au risque de déchaîner son courroux, l’Oracle pouvait omettre certains détails de façon à susciter sa pitié à défaut d’éveiller un improbable amour paternel chez ce conquérant que l’on prétendait parfois féroce. En outre, le futur qu’il venait d’entrevoir constituait une possibilité parmi une infinité d’autres, fil ténu d’une gigantesque toile.

L’Oracle se résolut donc à répondre sans ambages à cette question, qu’il aurait préféré affronter avec son épée, plutôt que de concrétiser l’une de ses innombrables visions en prononçant des mots qui marqueraient, plus profondément que n’importe quelle plaie béante, chacun des esprits présents. Ils n’étaient pas prêts à apprendre son retour, encore moins par l’intermédiaire d’une telle fourberie.

— J’ai vu la Lumière d’Aënora…

La Cour soupira de soulagement.

— … et une antique empreinte malfaisante dont l’évocation elle-même est redoutée, acheva-t-il à contrecœur de son éternel ton monocorde.

Les femmes étouffèrent un concert de cris suraigus derrière leurs mains serties de bijoux raffinés, leurs yeux fardés écarquillés par l’épouvante. Bien peu de cycles s’étaient écoulés depuis la défaite de ses serviteurs en Maúgadi, en comparaison de la durée de son règne terrible : son œuvre hantait encore les mémoires après ce court répit.

— De quoi s’agit-il ? l’encouragea la Dame, ne pouvant se résoudre à admettre la vérité tant que son interlocuteur ne l’aurait pas clairement énoncée.

— De la Chasseresse souveraine du Gwalmorth, lâcha-t-il du bout des lèvres, évitant de formuler son véritable nom par égard pour les esprits vulnérables.

À sa simple mention, un vent de panique s’engouffra dans la salle et raviva l’ancestrale affliction qu’ils avaient peiné à apaiser. C’était le pire opprobre qu’ils pussent concevoir. La Sorcière oserait-elle rallier l’innocent à sa cause afin de l’utiliser contre eux ? Le Souverain accablé se mura dans le silence, cherchant à se convaincre qu’il faisait un cauchemar, mais il eut beau tenter de se raisonner, la certitude que Velgán avait tout orchestré depuis son domaine céleste amplifia sa détresse.

Le Dieu répudié réclamait vengeance par l’intermédiaire de son épouse réincarnée, au nom des centaines de disciples de l’Ogaï exécutés sur l’ordre de Rowald le Juste, son défunt grand-père, sept cycles plus tôt. En voulant les libérer du joug des Maléficiens, il les avait condamnés. Ainsi, l’astre sanglant s’était-il approché au plus près pour contempler la naissance de l’héritier qui signerait la fin de la lignée divine, souillée par l’infamie d’un seul homme...

— Pouvons-nous protéger l’enfant par nous-même ? s’enquit la mère, en proie au désarroi.

— Il serait judicieux de l’initier aux Arcanes de l’Aïúmanë, suggéra l’Oracle. De cette manière, l’enfant saura se défendre et surmonter les difficultés qu’il rencontrera.

Ses paroles rassérénèrent quelque peu son auditoire, effrayé par la perspective de perdre l’unique héritier au trône.

— Avez-vous idée de qui se chargera de son éducation ? demanda-t-il à l’adresse d’Aïana.

Un sourire insaisissable s’épanouit sur les lèvres de la Dame, qui avait manifestement anticipé sa question. Tous suivirent son regard, transperçant la pénombre d’une alcôve. Stupéfaite d’être ainsi exposée à la vue de tous, la silhouette assise sur le rebord se leva d’un bond et la lumière dévoila un jeune homme dont personne n’avait remarqué la présence, le front ceint du bandeau rituel en nadhi.

Sa fonction principale consistait à couvrir la gemme, l’organe le plus intime selon les préceptes de la Númbÿa, la seconde étant de renseigner sur l’expérience et la philosophie de son porteur. Son ornementation végétale parsemée de quelques symboles reconnaissables par les initiés témoignaient d’une jeunesse rude et frugale au contact de la nature. L’extrême simplicité de ses braies et de sa tunique vertes en lin, serrée à la taille par une lanière du même matériau végétal à la teinte acajou que le bandeau, contrastait par rapport aux riches atours chamarrés de la Cour.

À l’invitation d’Aïana, il les rejoignit, intimidé, et salua l’auguste personnage avant de s’incliner avec déférence face aux époux royaux.

— Voici quelques lunaisons, annonça-t-elle, le Chevalier Liam a rejoint les Veilleurs après avoir réussi l’Épreuve et reçu l’approbation du Conseil.

— J’ai pu apprécier par moi-même les aptitudes de cet élément prometteur, renchérit l’Oracle. Le précieux enseignement que lui a transmis l’Enchanteur Edwin sera sans conteste un atout majeur pour l’enfant.

L’assistance soucieuse examina d’un œil critique le concerné, qui réprima son irrésistible envie de fuir, s’efforçant de maîtriser la nervosité qui l’agitait. Il n’avait guère l’habitude d’être le centre d’attention d’une assemblée, encore moins de se voir confier publiquement une mission d’une telle envergure ! Se montrerait-il à la hauteur ? Sa peur de l’échec se refléta dans les yeux de la foule qui le jaugeait et le mit mal à l’aise.

Le Seigneur Athaniël, en sa qualité de Maître des Veilleurs, n’était-il pas mieux qualifié que lui pour cette tâche délicate ? Il discerna du coin de l’œil l’imperceptible signe de tête que lui adressa le Prime Conseiller, impassible et pourtant conscient de la précarité qu’engendrerait cette décision. La jeune femme ne commettait-elle pas une erreur en préservant ainsi l’identité secrète du fondateur de l’ordre des Veilleurs, qui avait comblé la place laissée vacante par l’Ogaï démantelé ? Comme tout Initié de la Númbÿa, il avait prêté serment auprès des Sages de Núrya à l’issue de l’Épreuve, puis il avait juré allégeance à Athaniël et à Aïana, à qui il accordait sa confiance. Une raison particulière, dont nul ne lui avait encore fait état, les avait sûrement incités à faire appel à lui, humble serviteur de l’Âme parmi tant d’autres… Qui était-il pour contester la décision d’une volonté supérieure ?

— Maître Liam, accédez-vous à la requête de Dame Aïana ? Vous mesurez, je suppose, la lourde responsabilité que celle-ci vous incombera. Êtes-vous prêt à l’endosser ? l’interrogea l’Oracle d’un ton sentencieux. Sachez que votre refus ne nous offensera guère, car il vous appartient, à vous seul, de déterminer votre aptitude à prendre un élève sous votre aile, surtout en pareilles circonstances…

Maître ?! Cette promotion lui semblait bien prématurée au vu de son manque de connaissances et de pratique des Enchantements susceptibles de repousser la cruelle Ságwyn pendant l’instruction de son élève. Grâce à la formation dispensée par Athaniël, il maîtrisait enfin les arcanes des Effacés mais, bien qu’il eût trouvé sa Voix au cours de l’Épreuve, quelques lunaisons ne lui suffiraient pas à apprivoiser le Chant et ses formules absconses : les Enchanteurs eux-mêmes n’y excellaient qu’au terme d’une vie de patience et d’abnégation. Cependant, ce qui lui occasionnait davantage de sueurs froides était son absence d’expérience avec les enfants. Il n’en avait pas côtoyés depuis des cycles et n’avait jamais eu à s’en occuper personnellement...

Hésitant à plaider son incompétence, l’intéressé s’approcha du berceau dans le but de s’octroyer un bref instant de réflexion. Le nouveau-né ouvrit les yeux pour la première fois et le transperça de ses prunelles dorées, la mine grave et sereine, comme s’il avait connaissance de la situation et de sa destinée, qu’il acceptait. Un sentiment ineffable émergea des tréfonds de l’âme du Paladin et balaya ses craintes. Ce frisson révélateur, cet appel enfoui, ce profond bouleversement le persuada d’une chose : jamais, pas même au prix de sa propre vie, il n’abandonnerait à l’ignoble Chasseresse un innocent, fût-il fils de paysan ou héritier d’un royaume. Cet éventuel sacrifice lui sembla dérisoire, en dépit du péril et des tourments auxquels il serait sans doute confronté...

— Si telle est la volonté de Dame Aïana, je m’en acquitterai, déclara-t-il d’une voix étrangement forte et assurée.

L’Oracle hocha la tête en signe de satisfaction.

Le cœur d’Amrath se serra à la vue d’une larme furtive roulant sur la joue de son épouse. Celle-ci ne lui avait pas paru aussi vivante depuis sept lunaisons ! Un doute l’assaillit. Avait-elle pressenti ce malheur, qui menaçait le fruit de leur Union ? Cela la rongeait-il depuis le moment où elle s’était su enceinte ? À la réflexion, cela coïncidait avec son renfermement inexpliqué et son dépérissement.

Avançant vers le bienfaiteur pour lui témoigner sa gratitude, le Souverain se figea à la découverte des iris singuliers du nourrisson. Le visage livide, il observa sa gemme éblouissante, puis sa mère, effrayé par ses sombres conjectures. Soudain s’imposa l’impensable, seule justification possible à la métamorphose d’Aïana. D’une main hésitante, Amrath écarta discrètement le linge qui emmaillotait l’enfant. Une sourde colère enfla au creux de ses entrailles, menaçant d’imploser. Il serra les poings si fort que ses phalanges en blêmirent. Envoûté par ses charmes, il avait cru en ses belles paroles...

Savoir son bébé confié entre de bonnes mains combla la mère d’une joie telle qu’aucun mot ne put exprimer le tourbillon d’émotions confuses qui exultaient en son sein. Elle plongea ses pupilles noires dans les yeux troublés du Chevalier.

— Que les Enúi vous bénissent, parvint-elle à articuler, la gorge serrée.

Tous les espoirs reposaient dorénavant sur ses épaules... Liam souhaita de tout cœur, à l’instar de l’assemblée, que son serment contribuerait à déjouer la malédiction et que son protégé ne subirait pas les affres d’une vie tragique.

Hélas, obscurs sont les chemins que trace l’impétueux Destin et nombreuses les aventures qui les pavent. Nul ne connaît réellement l’avenir. Pas même les Sages. Pas même cet enfant qui dort.

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