Graine
Je me souviens en tout premier d’une longue chute vers le néant. J’étais sereinement arrimé à mon arbre mère depuis des jours, quand tout à coup notre lien s’est rompu. Comme ça, d’un seul coup. J’ai fusé vers le sol.
Ensuite, j’ai atterri avec un bruit mat. Poc ! C’est ce choc qui m’a réveillé. Soudainement, j’étais là, posé par terre, graine minuscule à la merci du monde. Je sentais peser sur moi le poids de l’air, le poids du ciel, je percevais tout près la masse immense de mon arbre mère qui venait lâchement de me laisser tomber. Autour de moi se dépliait la forêt dans laquelle j’allais grandir.
Contre toute attente, ma position n’était pas désagréable. Le sol, bien que dur, était frais et humide. Ma chute n’avait perturbé la quiétude du sous-bois qu’une milliseconde. La forêt poursuivait tranquillement son existence. Ma coque protectrice me faisait parvenir une version étouffée de ce qui se passait autour de moi, mais je sentais l’air frémir de milliers de sons, cris d’animaux, fouissement du sol, stridulations d’insectes. Quelle était ma place dans ce monde-là ? Personne ne semblait se soucier de ma présence, attendait-on quelque chose de moi ?
Au bout de plusieurs heures, la température a changé, et le sol est devenu encore plus humide. Les bruits du sous-bois ont évolué, de nouveaux cris d’animaux sont apparus, et si le sol continuait d’être remué, les vrombissements des insectes volants se turent. Quand on est graine, on ne connaît pas le sommeil. Une incroyable énergie nous anime de l’intérieur, comme une petite flamme. Sa chaleur nous tient en éveil, et nous aide à briser notre carapace. Même au plus profond de l’hiver, la flamme brûle en nous, c’est notre énergie vitale. S’endormir, c’est souffler cette flamme, s’endormir, c’est ne jamais plus se réveiller. Je commençais donc à m’ennuyer ferme.
C’est alors que je perçus une masse au dessus de moi, bien plus petite que celle de mon arbre mère, mais nettement plus proche. Elle paraissait rebondir autour de moi, sur des pattes lestes et agiles. Des griffes se saisirent de moi, me décollèrent du sol, et un museau humide m’inspecta. Un souffle chaud me chatouilla, propulsé par de petits poumons cachés à l’intérieur de l’animal. Mon odeur et mes composantes internes furent scrutées attentivement par la bête. Elle dût juger que je contenais une quantité satisfaisante de matière vitale, car elle me garda entre ses griffes et s’en alla par petits bonds souples. Le voyage ne fut pas très agréable.
L’animal s’arrêta tout à coup et, après m’avoir reposé, entreprit de creuser un petit trou dans le sol. J’y fus introduit puis recouvert de terre. Il y eut soudainement moins d’air autour de moi mais l’atmosphère était toujours fraîche et humide. J’étais à mon aise, blotti dans les entrailles de la terre. Je sentais les vibrations de centaines d’êtres qui vivaient autour de moi, se déplaçant, mangeant, dormant. Une créature gluante vint me saluer puis continua de creuser sa galerie. Je me sentais mieux. Ici, le ciel ne pesait pas sur ma frêle silhouette.
Je ne m’endormis pas, mais alors que le sol refroidissait et durcissait à mesure que les jours passaient, je rassemblais mes forces. Je devais grandir.
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