Chapitre 2 : Découverte improbable (3/3)
— Je ne vous apprendrai rien, poursuivit-il en se replaçant face à l’objet, en vous disant que vous êtes le plus à même de me succéder. Poste qui vous incombera peut-être plus tôt que vous ne l’espérez, au vu des honneurs qui nous seront dus pour notre découverte. Aussi, il me semble opportun de vous parler de l’un de ces ordres qui nous sont exclusivement assignés à nous, donlantaï.
— Je m’en doutais ! intervint Manik sans plus se soucier du code. Vous évoquez un ordre qui provient de notre ministre, c’est cela ? Ou peut-être même… du Naïsmineï en personne ? Vous avez donc au moins une idée de ce qu’est cette chose, n’est-ce pas ?
Ruïn répondu du tac au tac :
— Aucunement…
La surprise déçue s’imprima sur le visage de Manik, qui n’avait certes pas attendu cette réponse. Et à la sincérité affichée par son supérieur, il sut qu’il devrait s’en contenter.
Le donlantaï fit alors un pas en avant et souleva un pan de la bâche. Manik s’avança à son tour et approcha la torche. Lui n’avait pas encore eu la chance d’observer l’artefact à découvert. Seule la description qu’en avaient faite les premiers rapports lui avait permis de s’en forger une idée. Idée corroborée par la face maintenant dévoilée : celle-ci était ocellée de surfaces brisées, d’un demi-mètre carré chacune, qui se joignaient en angles aléatoires en une obscure mosaïque. Un enchaînement de facettes désordonnées qui recouvrait certainement l’entièreté de l’objet, conférant à ce dernier un aspect de déferlement houleux et morcelé. Par endroits, des arêtes plus aiguës sortaient du lot, celles-là mêmes qui avaient permis aux cordages la prise nécessaire pour extirper la lourde charge de son mausolée souterrain.
Hormis cette structure singulière, aucun autre détail n’attirait le regard. L’artefact était fait d’un métal noir d’ébène, lisse comme un miroir et pourtant mat comme de la pierre abritée des éléments. Il ne reflétait même pas la flamme de la torche. Le donlantaï y déposa la main et invita Manik à en faire de même. S’exécutant, il découvrit le métal agréable au toucher, presque doux, d’une sensation nouvelle qu’il aurait eu bien du mal à décrire.
Ruïn suggéra ensuite d’observer l’objet au plus près avec attention. Ce faisant, Manik y détecta une multitude de minuscules stries blanchâtres, à peine visibles tant elles étaient fines, qui parcouraient l’ensemble en un réseau de lignes d’un parallélisme surnaturel. Un écheveau millimétrique qui devait sans doute être à l’origine de cette sensation étrange au toucher.
— Voyez-vous, Sithleï, dit-il en se redressant, je ne sais pas ce que c’est, mais je sais au moins ce que ce n’est pas.
Ménageant son effet, il s’interrompit et se retourna derechef vers son donlan.
— Ce n’est ni samarin, ni béonide, et certainement pas fineï. J’irai même jusqu’à dire… que ce n’est pas d’origine Pensante.
Cette fois, Manik afficha clairement une mine incrédule.
— Pas Pensante ? Que voulez-vous dire ? Sous-entendriez-vous que…
Il n’osa pas terminer sa question, persuadé de son absurdité. Ruïn, d’ailleurs, n’y répondit pas. À la place, il sortit une dague d’apparat de son fourreau de ceinture et en déposa la pointe sur le métal de nuit. Sans hésiter, il y appliqua alors une force non feinte avant de la faire glisser sur la surface. Vingt centimètres et un horrible son strident plus loin, il s’arrêta, retira l’arme et demanda à Manik de vérifier l’état de l’objet. Le donlan ne put dès lors que constater la véracité des rapports qu’il avait lus : aucune rayure n’était détectable, ni au regard, ni au toucher !
Afin de compléter l’expérience, Ruïn présenta sa dague à la torche. Elle brillait de l’éclat rougeâtre de la flamme, accentué par la couleur ocre caractéristique des armes des hauts gradés. Mais ce qui attira directement l’œil du donlan fut sa pointe : elle était clairement émoussée, alors qu’il l’aurait jurée parfaitement affûtée un instant plus tôt !
— Cette dague, reprit son propriétaire, m’a été offerte lors de ma prise de fonction ici par Saral’faüm lui-même. Il s’agit, comme toutes les armes de parade, d’un alliage dont l’armée garde le secret. Comme vous le savez sans doute, sa rareté n’a d’égale que sa résistance, bien supérieure à vos armes en bronze. Même un coup de votre épée n’aurait pu l’entamer ! Or constatez, l’objet l’a fait par simple contact…
Le donlan ne put nier l’évidence : le métal noir avait abîmé la dague, et pas l’inverse ! Cependant, la surprise passée, il ne voyait pas où son supérieur voulait en venir avec cette démonstration. Questionnement qui allait vite trouver réponse :
— Croyez bien, développa Ruïn, que si l’un des peuples connus avait à sa disposition un tel métal, il y a longtemps que nous serions tous sous son joug. Or, comme ce n’est pas le cas, je n’entrevois qu’une seule autre possibilité, possibilité qui vous a, vous aussi, effleurée : si cet objet n’est pas d’origine Pensante… alors il ne peut être que d’origine divine.
Manik s’efforça d’intérioriser le choc de cette éventualité, se contentant de balader son regard de la lame corrompue à la surface impeccable de l’objet. Aussi surprenante, improbable qu’une origine divine pût paraître, l’hypothèse maintenant émise, il devait s’avouer incapable d’en trouver de meilleure.
— Ne faites donc pas cette tête, Sithleï, le reprit son supérieur. Ça nous est sans doute déjà arrivé, sans le savoir, de mettre la main sur des reliques divines antérieures à l’Oubli. C’est juste la première fois que nous en prenons conscience. Et, à ce propos justement, il s’avère que nous, donlantaïi, avons des ordres tout à fait stricts…
Manik fronça les sourcils et attendit la suite, pressentant que le véritable sujet d’importance allait enfin être abordé.
— Vous ne le savez sans doute pas, continua Ruïn, mais de tels objets peuvent être très dangereux. Et par leur simple présence, qui plus est. Car il s’avère qu’ils ont la capacité d’instiller le doute, Sithleï. Imaginez seulement : que l’un de nos citoyens commence à vénérer l’un de ces faux dieux, et d’autres se joindront immanquablement à lui. Je vous passe les détails, vous m’avez compris : ces objets sont tout bonnement source de sédition !
» Heureusement, cette éventualité a été prévue par nos premiers Naïsmineïi. Voilà trois cents ans, alors que nous prenions possession de Gashmilat, ils nous ont légué un édit secret connu, toujours aujourd’hui, des seuls sarali et de leurs donlantaïi. Écoutez attentivement, donlan, car cet ordre sera le vôtre un jour prochain.
L’intéressé dégluti et senti soudain sur ses épaules le point d’un statut qu’il n’avait pourtant pas encore. Ruïn, satisfait de son effet, révéla alors enfin à son futur successeur ce que lui-même, à une époque, avait découvert avec la même appréhension :
— Ce qui touche à de faux dieux sera un danger hérétique pour le peuple. Et tout danger pour le peuple connaîtra une unique sentence : l’annihilation !
Manik en blanchit. Cet ordre, que d’aucuns pourraient trouver légitime, voire anodin, cachait en vérité un corolaire d’un poids phénoménal. Le donlan l’avait instantanément compris, ainsi qu’il comprenait désormais la nécessité du secret autour de cet édit : il donnait en effet le plein pouvoir aux donlantaïi de réduire au silence tous ceux susceptibles de véhiculer de fausses croyances, dussent-ils être fineïi ou non !
Et dussent-ils avoir eux-mêmes conscience ou pas d’être dangereux !
Le donlan en resta coi, lui qui, un jour, allait devoir diriger — non, surveiller — tous ceux qu’il côtoyait au fort.
Constatant le malaise attendu de son subalterne, Ruïn, pour marquer un peu plus ce passage d’information peu procédural, reprit avec emphase :
— Le bien fineï avant toute chose, Sithleï, gardez toujours cette priorité en tête ! Pourquoi croyez-vous que nous ayons toujours été en paix avec les Samarins et les Béonides, mais pas avec les Visiarnans ? Parce que les deux premiers ne croient plus en leurs anciens dieux oubliés et ne représentent donc aucune menace. Les Visiarnans chassés de nos terres il y a deux cents ans, ne nous reste plus qu’à gérer ces reliquats d’un autre âge que nous trouvons de temps à autre. Des objets morts et inutiles. Comme le sont tous ces faux dieux qu’ils symbolisent !
Cette dernière réplique avait été lancée comme un juron adressé au passé. Juron apparemment apaisant, Ruïn replaçant la dague dans son étui et entamant une marche à pas lent autour du chariot, les mains à nouveau croisées dans le dos.
— Les ordres du Naïsmineï, reprit-il plus posément, sont clairs : tout objet témoignant de l’existence passée d’un dieu oublié, et c’est clairement le cas ici, doit être détruit. Et si ce n’est pas possible, ce qui est également le cas ici comme vous pouvez maintenant vous en douter, il doit être rapatrié à Naïsitaï’xen où des instances spécialisées s’en chargeront.
De retour près de Manik, il lui fit de nouveau faces et, arborant une inexpression glaçante :
— Quant aux éventuels témoins desdits objets en qui la confiance ne pourrait être accordée…
Il ne termina pas sa phrase, confient dans la sagacité de son donlan. Conviction qu’à la place, il verbalisa :
— Tout cela, donlan, vous éclaire sur mes décisions récentes, que désormais vous comprenez.
Le soldat ne détourna pas le regard, sa dévotion martiale le lui interdisant. De toute façon, l’aurait-il même voulu qu’à cet instant il n’aurait trouvé le courage de remettre son donlantaï en question. Et encore moins un édit des Naïsmineïi fondateurs.
Il se demandait cependant pourquoi ces révélations non protocolaires lui avaient été faites maintenant. Sa position privilégiée en tant que second du fort ne pouvait, à elle seule, les expliquer. Aussi, s’il avait été mis au courant, ce ne pouvait être que dans un but bien précis. Fait qu’il confirma au travers du regard insistant de son supérieur, visiblement en attente d’un quelconque retour de sa part. Quant à savoir quel retour, la suite des événements étant désormais parfaitement logique, il n’eut pas long à le déterminer :
— Monsieur, proclama-t-il avec vigueur, je serais honoré de mener l’objet à notre Naïsmineï !
Ruïn sourit de contentement. Il n’en avait pas moins attendu de la perspicacité de son subalterne, en qui il savait dorénavant pouvoir avoir une confiance absolue.
— Parfait, Sithleï ! lui adressa-t-il en lui tapotant l’épaule. Vous êtes décidément l’homme de la situation. Vous partirez demain aux aurores. Je vous laisse le choix des soldats qui vous accompagneront.
Ces mots furent les derniers à être échangés devant l’artefact endormi. L’affaire réglée, les deux hommes quittèrent la pièce qu’ils fermèrent à double tour avant de s’enfoncer dans le ventre du fort.
Le soir venu, une veillée funèbre, la seconde en deux jours, fut organisée dans la grande cour. On y rendit hommage aux deux courageux secouristes descendus récupérer le corps de Rimineï après sa chute. Leur acte accompli, plus tard dans la journée et alors que les manœuvres de sécurisation de la crevasse étaient en cours, eux aussi avaient malencontreusement chuté, rejoignant ainsi leurs compagnons d’infortune dans la mort.
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