Le troquet où je retrouvais Lilien, le tambour, était tenu par un Lyonnais. La bonne chère y était servie en portions gargantuesques sur des petites nappes à carreaux.

Je comblai le vide de mon estomac et le vin rouge me monta vite à la tête. Lilien me déconseilla de reprendre le guidon si je ne voulais pas faire partie de sa clientèle. Vers la fin du repas, il me rendit la photo de Julien et Annette.

— Ton gars n’a pas été ramené chez nous, j’ai regardé tous les rapports, comparé tous les signalements. Soit monsieur Lebrun est encore vivant, soit on ne nous l’a pas encore amené.

— Je ne sais pas si je suis heureux de l’apprendre.

— La jeune femme sur la photo…

Il laissa sa question inachevée et me scruta de son œil de praticien. Je n’aimais pas quand il me disséquait ainsi, je m’imaginais sur sa table d’opération.

— C’est ma cliente.

— Elle n’a pas l’air d’avoir les moyens de s’offrir tes services, pourtant. À moins que… C’est une très jolie fille. Si tu veux, je te fabrique un papier plus ou moins officiel avec le tampon de la morgue…

— Non, je me suis engagé sur trois jours, j’ai pas la moindre piste, mais je continue.

Nous nous sommes séparés vers dix heures. Je n’avais pas aussi bien mangé depuis longtemps et j’eus du mal à mettre en mouvement mon vélo.

Mon sommeil vint tardivement et fut entrecoupé de songes confus.

Dès que je fermais les yeux, le visage d’Annette voletait devant moi. Elle me parlait, je ne l’entendais pas. De temps en temps, Julien jaillissait comme un diable d’un trou. Elle riait à ses plaisanteries. Un bruit de pompe couvrait notre conversation. Le vacarme mécanique s’intensifiait et m’assourdissait. Des tuyaux béants me crachaient des tombereaux de boue. Elle m’engloutissait, je ne pouvais m’en dépêtrer.

Annette continuait de sourire, sa robe blanche tachée de terre. Lilien apparaissait et constatait mon décès sans tenir compte de mes protestations. Je me réveillai en sursaut alors qu’il nouait une petite étiquette d’identité à mon gros orteil.