La lanière de son sac
Je ne sais pas qui a proposé à l’autre de prendre un verre avant de…avant de quoi d’ailleurs ? Qu’avait-il été prévu entre Sirène_du_Nord et Cédric7575 ? J’avais l’impression de jouer une partie de billard avec un foulard sur les yeux.
« Je ne vous voyais pas tout à fait comme cela. » Elle avait soigneusement détaché chaque mot et utilisé le « cela » du langage soutenu. J’ai failli répondre « Déçue ? » mais me suis retenu. Je me suis contenté d’un « Moi non plus ».
Le garçon est revenu. Elle n’a pas hésité, alcool fort. Je me suis senti obligé de suivre. La conversation était poussive. Une suite de propos ponctués de longs silences embarrassés. J’avais hâte qu’on décolle avant que n’arrive le vrai Cédric7575. « Tu as vraiment vingt-sept ans ? » J’ai menti, « Oui, j’ai toujours fait plus jeune que mon âge. Et vous ? ». Ma question l’a troublée. « Tu trouves que je fais plus ? » J’ai répondu que je lui donnais environ cinq ans de moins. Je cherchais désespérément ce que je pouvais ajouter. Son regard allait de la rue au serveur, du serveur aux clients, des clients à moi. J’ai réalisé que j’étais en train de la contempler béatement avec un air bête. À moins que ce ne soit bêtement avec l’air béat. Elle a eu un geste d’impatience. Elle semblait tellement femme, mûre et inaccessible, je perdais mes repères. Sa nervosité décuplait la mienne. Ses mains trituraient la lanière de son sac. Et toujours cette mèche folle qui retombait devant ses yeux. Cette mèche, j’avais envie de me pencher pour la remettre en place. Je me suis dit « Et si je l’embrassais, là, maintenant ? »
Elle a jeté un coup d’œil à sa montre, a accueilli avec soulagement l’arrivée de nos commandes. À peine le serveur a-t-il eu tourné le dos qu’elle s’est enfilé son verre. J’ai aperçu la marque pâle à l’endroit où devait se trouver une alliance deux heures auparavant. Elle s’est levée. « On y va ? »
L’invitation prononcée comme un défi m’a fait paniquer. J’ai bredouillé un truc débile, « On a bien le temps ». Elle s’est laissée retomber sans un mot. Je me suis maudit, « C’est pas possible, t’es vraiment trop con ! »
Le soir tombait doucement. Les rares voitures avaient allumé leurs feux. Le garçon était en train d’empiler les chaises et d’enchaîner les tables. Je me suis enfin levé, « OK, on y va. » Elle a glissé un billet de vingt sous le cendrier. Je percevais les bruits de la rue légèrement étouffés. Ma tête bourdonnait. Les lampadaires s'étaient allumés. Elle marchait vite. Ses talons claquaient sur les pavés. J’ai dû allonger le pas. J’observais son profil sévère, ses lèvres pincées, son petit nez qui, tout à l’heure, se plissait à chacune de mes réponses. J’avais remarqué le grain de beauté au coin de sa bouche et les boucles d’oreilles simples et chères. « Sirène_du_Nord » n’avait rien en commun avec mes habituelles conquêtes. Comment s’abandonnait-elle dans les bras d’un homme ? Avec des soupirs à n’en plus finir ? Ou de petits halètements de chiot ? Avec de longs feulements ? Ou en silence ? Dans le noir complet ?
Nous nous étions éloignés des rues passantes pour emprunter celles plus étroites où les voitures ne peuvent circuler que dans un sens. Elle avait ralenti l’allure.
— Laisse-moi une dizaine de mètres.
J’ai obéi. Elle avait sans doute peur d’être reconnue. Elle jetait parfois des coups d’œil par-dessus son épaule. Elle a accéléré le pas. J’ai accéléré aussi. Serrant son sac contre elle, gênée par sa jupe trop étroite, elle s’est mise à courir. J’ai couru aussi. Elle s’est engouffrée dans l’arrondi d’un hall d’immeuble. Je me suis précipité à sa suite.
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