6. Cassandre élevait seule son fils
En coulisse, les bribes d'une pensée incongrue émergent dans mon esprit. Elles s’insinuent dans une faille que je n’ai pas explorée et file coloniser tous mes corridors neuronaux. Je ne pense plus qu’à elle. Une obsession ? La pensée crée son lit dans les draps de l’obsession balbutiante et naissante mais dont je sens que je vais la nicher et désormais la nourrir. Une pensée coucou, l’oeuf pondu dans un autre nid et l’oisillon élevé par quelqu’un d’autre que ses parents volatiles. Un enfant élevé par un autre père. Où était la mère ? Où était ma mère le 26 avril 1986 ? Bon sang, qui m’a élevé ? Et si j’étais le coucou ? Si c’était moi le coucou ? Il me faut retrouver le père et le fils. Je prends le verre d’eau du robinet posé sur la table et avale le petit cachet bleu clair, d’une forme oblongue, sécable en son milieu, à prendre à heure fixe, pour calmer la pensée coucou. Je décide de concentrer mes efforts sur la rencontre avec Cassandre.
Sans doute par peur et par lâcheté conjuguées, je n’ose rechercher un quelconque numéro de téléphone de parents proches ou éloignés de Cassandre. Aujourd’hui, les vies se vomissent à travers les réseaux sociaux. Je refuse cet angle de vue voyeur, parcellaire, impropre aux sentiments éprouvés. Et puis, je n'ai pas de réseau social.
J’essaie de réunir dans mes souvenirs les faibles renseignements que j’avais glanés sur ce qui constituait la vie de Cassandre, au moment où je l’ai rencontrée. Biologiste marine, à la recherche de la compréhension du fonctionnement intime des mers. J'avais entendu parler bien sûr de la pollution, de la surpêche, de la disparition d'espèces, mais mon approche avec le vivant des fonds marins était principalement le souvenir des presque trois tonnes du gigantesque squelette de la baleine au Musée océanographique de Monaco, que j'avais visité un après-midi libéré pendant le fameux congrès de médecine.
Peut-on dire que l’on connaît une personne en quelques heures ? À partir de combien d’heures passées ensemble, peut-on déclarer connaître une personne ? Parfois, quarante ans n’y suffisent pas … j’ai l’impression de ne m’être jamais connu moi-même. Quel a été le moteur de mes avancées dans la vie ? Un raté, une erreur, une absence imprègnent mon existence alors que la mémoire d’un événement est gommée dans mon cerveau. Et si je perdais pied avec la réalité ? Je devrai arrêter toute médication. Depuis mon accident, une migraine ouvre chaque nouveau matin. Une certitude chante sur l'air d'une comptine enfantine "Ce que l’on chérit fuit et nous abandonne. Pique-nique douille c’est toi l’andouille".
Est-ce mon immobilisation et l’inactivité physique, alors que mes os brisés ne se réparent pas aussi rapidement et sûrement qu’Atlande et Kilian mon kiné l’espéraient, qui brouillent mon élan vital à me rétablir ? Qui m’a ôté le droit au bonheur ? Sans doute moi-même, tout seul. Si aujourd’hui, je tourne le dos à l’ombre grandissante qui envahit mon mental en ébullition, alors je voue mon existence à l’errance. Je n’identifie pas l’émotion sourde dont je sens qu’elle est glaçante et ennemie et tente de l’étiquetter par des mots, peur, angoisse, tristesse, anxiété, regret, inquiétude, rien ne connecte. Je me tiens tout au bord d’un précipice de vérité, avec un voile occultant sur les yeux. Mon être, ainsi suspendu au premier mitan de sa vie terrestre, flotte telle l’âme en peine que je suis. Où est-ce que je situe Atlande dans ce no man’s land ?
Les efforts visibles d’Atlande ne suffisent pas ou plus à me maintenir ancré dans la solidité des murs de notre appartement parisien. Mes yeux posent un regard neuf sur la pièce dans laquelle je me trouve. Dans mes souvenirs, le salon était chaleureux, confortable, enclin au ressourcement, une respiration dans ce grand espace.
Les baies vitrées ouvraient sur un parc arboré où nichaient de nombreux oiseaux bavards improbables dans la capitale. Aujourd’hui, j’observe les aquarelles colorées de Stéphane Calais. Leurs couleurs narguent mes douleurs. Je me souviens de la galerie dans laquelle Atlande était entrée. J’admirai son goût sûr. C’était dans le Marais. Nous avions déjeuné Place des Vosges. L’étendue de ma culture artistique en même temps que mes possessions d’oeuvres originales signées s’arrêtaient aux confins des caricaturistes des ponts de Paris. Pas de tableaux, d’estampes japonaises, ni même une seule lithographie dans l’appartement de mon enfance. Ma mère avait découpé dans une boite de chocolats une gravure de la Madone sur tenture rouge. Ca lui rappelait sa propre enfance, avait-elle dit. Voilà un noeud glissant. J’ai perdu à cet instant l’occasion de la questionner sur sa propre enfance. Aujourd’hui, tout me parait illusion d’optique et faux semblant de trajectoire.
Par ricochet, j’interroge mes jeunes années, le peu de traces de souvenirs qui raconteraient une vie de famille simple, louable du fait d’exister, honorant du fait d’aimer, porteuse, enveloppant et élevant l’enfant qu’un temps j’ai bien dû être. Ce qui me terrifie davantage est finalement le peu de questionnements que j’ai eu envers mon handicap que je ne remarquais sur aucune autre main de mon entourage, sur l’absence de mon père. À bien y réfléchir, j’ai accepté facilement ce qui m’apparaît dans une fulgurante lucidité comme de piètres mensonges, des phrases apprises, toutes construites à postériori, répétées à l’envie par son entourage à l’enfant peu curieux.
Quel entourage ? Maman. Une nourrice, voisine et amie de ma mère, peu d’amis, pas d’amis ? Si Didier Robintson avec qui j’avais poussé les études jusqu’à l’internat. Géraldine Géranium ? Cette douce folle qui me sortait des inepties, mais dieu que nous avions les mêmes goûts musicaux. Les rares concerts, c’était avec elle. Et les mêmes rejets, la même détestation des épinards, des poireaux et de la rhubarbe. Gégé a-t-elle quelque chose à régler avec Tchernobyl, elle aussi ? Je ne sais ce que sont devenus tous ces gens de mon passé. Atlande a enlevé un poids existentiel de ma poitrine, elle a balayé mes incertitudes, mes craintes de ne pas boucler les fins de mois, avec 20 euros la garde, il fallait bien économiser pour une place de concert à 100 euros … Elle a eu la niaque dont je n’ai pas été équipé pour créer les conditions matérielles de son environnement. Elle a en même temps que mes habitudes vestimentaires, renouvelé notre parterre d’amis. Socialement, nous sortions dans des buffets, événements, conférences, tous utiles pour développer l’audience de sa start up et par ricochet, "tout ce qu’elle faisait pour nous", notre aisance sociale. Je suivais sans résistance aucune. La biologie, la chimie, les rhumes, les entorses, les certificats pour exercer la plongée dans les Caraïbes, tout trouvait en réponse un protocole établi, qui ne laissait pas trop de place à l’incertitude. Je soignais. Parfois, je guérissais. Les autres. Aujourd’hui, c’est à mon tour de me soigner. Je ne voyais pas de quoi, hormis la structure charpentée de mon squelette un peu disloqué par l’accident de moto. Je sens bien que la blessure est ailleurs, dans un espace que je ne définis pas. Avec la pensée coucou. Trouver ce que l’on cherche est certes louable et rend le but atteignable. Je ne sais pas ce que j’ai perdu, ce que je cherche et pourquoi cette faille de San Andréas a pris place et trône en milieu de mon être. Elle a planté l’étendard du vide, ce qui est pire que le désespoir. Le rêve d'un petit garçon sur la balustrade, le nuage de Tchernobyl comme intrus d’une histoire que je ne connais pas et un gâteau marbré. Voici mes souvenirs dans le trou de l’enfance, de mon schéma familial. Et si la balustrade de mon rêve, appelons-le cauchemar, devait me retenir, avec le gâteau marbré, au milieu du nuage de radioactivité ?
Emile Mansart, psychiatre, quatorzième arrondissement, rue Denfert-Rochereau ? La carte est bien en vue sur la table basse du salon, au-dessus de la pile de livres que je ne lirai pas. Atlande ? Tu suis sagement les conseils de Garches ? Des magazines épars, tous scientifiques. Indifférence. Je décide d’appeler mon remplaçant. Toujours en convalescence, j’ai confié mon cabinet et ma patientèle à un médecin remplaçant. Atlande a rédigé l’annonce, un lieu calme, lumineux, accessible aux handicapés conformément aux normes avec une rampe d’accès et un ascenseur spacieux pour un cabinet au 4ème étage d’un immeuble haussmannien dans le sixième arrondissement de Paris. Avant, dans ce qui m’apparut une autre vie, tant la rupture avec moi-même est intense, je m’y rendais en moto, rapidement et bien plus aisément qu’avec n’importe quelle voiture, à présent que les quais de Seine sont rendus aux vélos ou n'importe quel métro mensuellement en grève …
A la troisième sonnerie, Eric décroche.
- Eric, Paul Rovert à l’appareil.
- Paul, heureux de vous entendre ! Je n’ose pas vous déranger en vous appelant …
- Est-ce que vous vous plaisez au cabinet ?
- Venant de Clermont Ferrand, je ne connaissais personne à Paris. C’est la providence qui m’a fait vous rencontrer, enfin votre épouse, Atlande, à la soirée de Kilian, le kiné. C’est bien lui qui s’occupe de votre rééducation si je ne me trompe ?
- Oui, Kilian prend en charge la rééducation comme vous dites. De quelle soirée parlez-vous ?
- C’est grâce à Kilian que j’ai eu l’info de l’annonce, du cabinet médical libre. Désolé, votre état de santé, je ne prends même pas de vos nouvelles ?
- Nickel. L’évolution suit son cours.
- Vous avez des messages de vos patients. Attendez, je cherche dans mon portable. Je vous ferai une capture d’écran à vous envoyer. Madame Killofer est enceinte, elle a réussi la dernière PMA. Je prends le relai pour un suivi pour sa tension. Monsieur Safir est décédé. Je crois que vous l’avez suivi les derniers mois de son cancer ?
- …
- Paul, ça a coupé ? Vous m’entendez ?
- Oui, très bien. A tout hasard, seriez-vous intéressé de garder le cabinet si j’étais à ne pas reprendre ma profession ?
- Oh, c’est abrupt. Je n’y ai pas pensé. Je vais réfléchir. Vous ne comptez pas reprendre en tant que généraliste ? Votre santé ?
- Eric, tenons-nous au courant. C’était juste une suggestion … Eric ?
- Oui ?
- Inutile d’inquiéter Atlande avec cette idée. Je compte sur votre discrétion.
La porte claque sous un courant d’air. Atlande fait irruption dans le salon.
– De quoi je ne dois pas m’inquiéter Paul ? Lance-t-elle, en alerte soudain.
Je ne l’ai pas entendue rentrer de la salle de sport. Elle part souvent directement après sa séance, de plus en plus, rencontrer de nouveaux investisseurs. Dans ces moments-là, le champ est libre. Il est de plus en plus libre. C’est exactement ce dont j’ai besoin. Je dois être malgré tout plus prudent.
– Tu n’as pas à t’inquiéter pendant ton séjour en Suisse. Kilian passera tous les jours et Eric également. Je vais être couvé comme un œuf. Ca te rassure ?
– Complètement. Je partirai tranquille, demain. Contente que tu te souviennes de ce que je te dis. Je croyais que tu avais oublié que je partais à Zurich pour signer un gros contrat. Une douche, un café et je claque la porte derrière moi. Paul, surtout tu ne te lèves pas sans béquilles. À ce soir.
J’entends la porte qui claque et la voix d’Atlande saluer les voisins du palier en face. Ils ont emménagé il y a trois mois. Je ne les ai jamais rencontrés. Une odeur de tabac a eu le temps de s’infiltrer. J’espère qu’ils ne fument pas dans l’ascenseur, j’ai horreur de cela. J’en profite pour partir de mon côté sur le net. Cloué sur le canapé avec mon ordinateur portable sur une tablette de bois, je vais rencontrer, je me suis donné rendez-vous avec Cassandre, la femme, sociale, la fille, la mère, l’épouse peut-être ? Je n’aime pas cette idée d’épouse.
Peut-on partir à la rencontre d’une personne décédée ? Les biographes savent reconstituer les vies finies … Je ne suis pas biographe. Internet est le passage indiqué. J’interromprai mes recherches si elles deviennent voyeuses, qu’elles ouvrent des marais gluants dont on ne sort pas propre et indemne.
Elle était reporter scientifique disait l’article relatant l’accident. Dévouée à la protection des fonds marins. J’avais perçu cette conviction. Ses yeux s’allumaient et son être me touchait par tant de passion. Internet, chercher sur internet, des articles ou des actions auxquelles elle aurait pris part. Première fois que je lisais ces termes. Quelques photos accréditées à son nom. Tiens, un haschtag #freeplaisantier ne décolérait pas contre Cassandre. Je continuais mes recherches. Plusieurs moteurs de recherche étaient ouverts. Je tapais quelques mots clés. Riffert, 2 résultats s’affichaient dans la même région PACA. Cassandre…., Edouart…... Tous renvoyaient essentiellement à son activité professionnelle. Son frère Edouard était mentionné. Quel réseau et quel métier exerce-t-il ? Rien de leur vie intime. Soulagé et frustré.
J’appelais de préférence le centre de protection des fonds marins d’Antibes, me faisant passer pour un ancien collègue qui cherchait des nouvelles de Cassandre, sous prétexte d’une collaboration de recherche scientifique et de reportage sous-marin sur les herbiers de posidonie à lui proposer.
J’entendis dans la voix de l’homme qui répondit à mon appel, une gêne retenue quelques microsecondes avant de me livrer la terrible nouvelle de la disparition de la reporter scientifique, quatre mois auparavant dans un accident qui avait attristé l’ensemble du centre. Un arrêt cardiaque imprévisible, incompréhensible. Une jeune femme en pleine condition physique, excellente collègue-nageuse-plongeuse dont la disparition subite laissait un vide incommensurable.
Il me proposait de me mettre en relation avec Edmond, le collègue qui avait repris ses travaux et son reportage. Je pourrais le consulter dans la prochaine diffusion du magazine Géo. Je prononçais un vague : "Comment survit son mari à cette terrible épreuve ?"
Tarik comme se présenta le collègue de Cassandre, marqua de nouveau un léger temps d’arrêt qui me fit craindre qu’il doutât de mon identité et de mes intentions véritables, lorsque je l'entendis répondre : " Mais Cassandre n’était pas mariée. Elle n’avait pas de compagnon dans sa vie, elle consacrait tout son temps à son travail de reporter et à son petit garçon de 4 ans et demi, Paul. "
Ebranlé par ces dernières paroles, je m’entendis bafouiller un quelconque au revoir et je raccrochai le téléphone fixe en m’appuyant sur le dossier de la première chaise que ma main atrophiée trouvait et qui accompagna mon mouvement de chute à la renverse, peu stable que j’étais encore sur mes jambes sans béquilles. Qui était l’homme aux épaules voûtées que j’avais vu devant la tombe de Cassandre en cette terrible journée ? Paul était-il bien son fils ? Quel père avait ouvert les bras à l’enfant de Cassandre, répondu à ses premiers sourires, lacé ses chaussures et l’avait accompagné dans la découverte de sa vie ?
Pourquoi Cassandre n’avait-elle pas envisagé que son enfant pouvait connaître son père biologique, le vrai que je soupçonnais, mieux que je prétendais être ? Le questionnement lancinant ne faisait qu’amplifier un sourd sentiment de colère qui naissait à présent, simultanément à la douleur fulgurante qui se réveilla le long du fémur alors que je restais au sol lamentablement étendu.
Atlande me trouva au sol, roulé en boule, recroquevillé sur un secret intolérable. Peut-on glisser dessus et offrir un visage calme, serein, détendu et incongru au regard du drame que ma vie côtoyait ? Atlande sut m’aider à me relever physiquement, me gronder doucement comme un enfant de telles imprudences précoces au vu de ma rééducation stagnante.
En mon fort intérieur, alors que la douleur de mes os brisés était plus supportable que le mensonge de ma vie, je fomentais tout autre rééducation.
Ma rééducation stagnante, dans laquelle je ne mettais aucune bonne volonté depuis plusieurs mois, consistait depuis peu dans le subterfuge enfantin d’Atlande, à planquer mon téléphone portable pour m’obliger à parcourir quelques pas toujours accompagnés des béquilles, pour rejoindre le fixe que nous avions gardé, allez savoir pourquoi, quelque chose à voir avec la possibilité d’appeler une vieille tante d’Atlande en Suisse.
- Tu aurais pu te refaire une fracture, Paul. Tous les efforts de Kilian pour te redonner de la mobilité … Paul, parle-moi. Maintenant que tu es relevé, comment te sens-tu ?
- Ca va.
- Blanc comme un linge. Reste assis. Ce n’était pas raisonnable Paul. Je vais chercher les béquilles. Que faisais-tu sans béquilles ? Depuis l’accident, tu te laisses tomber au sens figuré et au sens propre aujourd’hui. Est-ce que tu ne crois pas que consulter t’aiderait moralement ? Paul, nous aurions pu tout perdre dans cette collision.
- Peut-être qu’il n’y avait plus rien à conserver.
- Qu’est-ce que ça signifie ? Je ne sais plus comment t’aider. Je vois bien que les passages de Kilian ne suffisent pas. Il faut d’autres contrôles, que tu retournes à Garches, peut-être d’autres avis médicaux. Une rééducation plus soutenue avec d’autres appareils. Si nous partions ensemble ces quelques jours dans un centre de physiothérapeutes à Zurich, en Suisse ? Tu pourrais suivre la rééducation la journée et je serai à tes côtés les soirées ? J’ai un contact à Zurich qui serait intéressé par un partenariat avec les produits solaires.
Je glissais sur la phrase qui brûlait mes lèvres : Rien à foutre de tes produits solaires. Je répondis : il faudrait surtout ne pas planquer mon smartphone !
« Que faisais-tu sans béquilles ? »
La phrase anodine et factuelle d’Atlande perçait mon ego, mon cerveau et finement résonnait dans une zone où elle serait indélogeable, quelque part entre l’estime de moi et la confiance en la vie. Quelque part, où même mon inconscient allait l’oublier et où elle piloterait tout mon être, charpente désarticulée assistant aux Flashs back sur les béquilles de ma vie.
Mes années d’adolescence, aux heures où l’on construit son reflet dans le miroir, ne m’avaient pas épargné le regard des autres, celui des filles notamment. La prestance de ma posture du haut de mes 1m90 impressionnait favorablement. Des cheveux drus, blonds, retenus avec un élastique, une barbe taillée, le regard de ciel d’orage comme aimerait le souligner bien plus tard Cassandre, mais une main droite qui, sortie de la poche du jean troué comme la mode l’obligeait, suscitait regard gêné, au mieux questionnement sur l’origine de cette anomalie puis détournement tout simplement des filles qui me plaisaient. Atlande ne s’était pas détournée, elle.
Les études dans lesquelles je m’absorbais, ou me réfugiais, ne m’avaient pas plus épargné et j’avais dû travailler davantage encore que chaque étudiant de mes promotions en raison du ralentissement du geste d’écriture puis de l’écriture sur clavier. Ce handicap somme toute léger de ma main droite n’empêchait en réalité en rien la précision des gestes et la sensibilité était maintenue.
- Je me sers un verre, un Pic Saint Loup. Tu en veux un ? Paul, tu m’entends ?
J’étais né avec cette forme familiale syndronique, une brachydactylie qui n’entravait pas la fonction de la main et par la même la possibilité d’exercer comme médecin généraliste. Mais je vivais cette anomalie bien que légère comme le miroir de mon être, le frein à l’estime et la confiance en moi. Tout en moi était anomalie. Etais-je une erreur ? Mon parcours avait vu les inlassables demandes et redemandes à renouveler pour obtenir un tiers temps pédagogique, quelque temps supplémentaire lors des épreuves fondatrices des étudiants de l’époque. Même en faculté de médecine, ce droit n’était pas systématiquement effectif. Je compensais cette défaillance par un inépuisable besoin de connaissances, plutôt scientifique et doué en mathématiques et en biologie, je m’étais créé la mission de soigner les autres, comme à réparer les erreurs et les embûches sur les chemins et les destinées. Cravachant, jour et souvent nuit entière, pour passer les différentes étapes et accéder au graal de devenir médecin et de prêter le serment d’Hippocrate, je resserrai sans m’en rendre compte le cercle d’amis intimes que je pouvais encore côtoyer, en dehors des salles de garde de l’hôpital Cochin où j’avais fini mon internat comme urgentiste.
Le statut de médecin ne protégeait pas des handicaps, maladies contractées, héréditaires, congénitales ou conjoncturelles à l’image des grippes hivernales ou des gastro estivales. Il s’avéra au contraire même plus tard auprès de mes patients créer un biais de confiance, au lieu que de méfiance, une sorte de reconnaissance mutuelle d’une mauvaise fortune qui rassemble ceux qui sont touchés par un quelconque moment – une quelconque forme de vulnérabilité physique, celle qui s’identifie, la vulnérabilité mentale étant encore tout autre à s’avouer puis à prendre en charge. Les souffrances psychologiques vite étouffées par les kyrielles de molécules de benzodiazépines que je ne me retenais pas de prescrire d’ailleurs à mes patients comme formule miracle à dérèglement ou comme aveu d’impuissance à guérir même épaulées par les costauds canapés de psychiatres, psychologues ou nouveaux thérapeutes qui naissaient dans des yourtes à la pelle avec plumes et tambours après un week end de formation alors que mes dix années de labeur n’y avaient pas suffi.
Sans doute l’aurai-je hérité de mon père. Les mains de ma mère ne portaient pas ces stigmates …
Quelle mémoire avais-je de lui ? Pourquoi ma mère ne s’était-elle pas remariée ? Les albums photos ni ne jonchaient les canapés ni ne tenaient droits sur les rayonnages de bibliothèque. Ce n’était pas fréquent de prendre des photos avec ma mère. Comme si elle eut redouté de figer quelque instant de vie dans une éternité jaunissante de polaroïds aimantés sur le frigo de la cuisine.
Chez Géraldine, les polas 600 peuplaient les murs de la cuisine orange, de sourires, de cartons de pizzas et bières qui s’entrechoquent. Chez moi, chez ma mère, les murs craignaient la mise en lumière, à moins que ce ne soit ma mère elle-même. « On ne peut tout à la fois vivre, éprouver, ressentir et adopter le recul du photographe sur une scène dont il est nécessaire de s’extraire pour l’envisager sous la meilleure lumière possible », aimait-elle ajouter comme une justification qui sonnerait faux. Pourquoi ? Et surtout pourquoi cette question centrale émergeait ce jour, se dispersait dans les interstices de mes muscles déchirés, alors que la pluie de paroles d’Atlande ne pénétrait plus mes tympans. J’étais ailleurs.
Je venais de réaliser que je n’avais aucune photo de ma mère enceinte de moi. Je n’aimais pas le sentiment que cela faisait naître en moi.
– Paul, tu m’écoutes ?
Pourtant, à bien y réfléchir et zieuter de très près, que n’avais-je fais avec mes aspects de ma vie de couple ? Auprès d’Atlande, je ne contredisais aucun de ces choix, sinon peut-être, oui quand même, la présence d’anchois sur la pizza froide. Je détestais les anchois froids. Sur cet aspect, il y avait à redire.
– Je ne vais pas boire d’alcool avec les calmants pour les douleurs, Atlande.
Je refusais.
– Fais voir tes mains Atlande ?
– Pardon ? tu veux vérifier quoi, toubib ? Que mes mains ne tremblent pas ?
– Tiens, c’est une peur que tu as Atlande ? C’est nouveau ? Le Pic Saint Loup ?
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