Prologue - 2022 - 1986
La silhouette de Cassandre ne réapparaissait pas à la surface claire des flots froissés par les zéphyrs que portait le nouveau mois de juillet. Pas plus celle de Florian qui l'accompagnait. Pouvait-on encore espérer que tout était normal ?
Le bateau tanguait sous la brise légère. Les flots lèchaient les tribords et babords avec la nonchalance joyeuse des écrins de beauté. La main en visière, Tarik observait le large. Il distinguait sans peine les limites graphiques des bleus turquoises et des bleus sombres indiquant l’habitat des herbiers de posidonie. Cinquante ans, son âge, pour qu'ils poussent. Une manœuvre en reculant et c'était l’arrachement en cinquante secondes.
- Tarik, ça fait deux heures de plongée.
- Elle doit farfouiller l’ancre à la découverte de nouveaux indices.
Tarik enroulait une corde pour la troisième fois, aussi peu attentif à ses doigts que le chanvre rêche entaillait.
Edmond le tira de ses pensées.
- C’est interdit, merde, de sortir seule en plongée. J’alerte les secours. On y va.
- Tu sais vraiment où elle est partie ? Ils sont en binôme, je te rappelle.
- Le petit nouveau, Florian ? C’est pas lui qui peut intervenir en cas de problèmes.
- Penses-tu qu’elle prenne le moindre risque ? Edmond, calme-toi, tu parles de Cassandre, la plus experte de nous. Reviens sur terre,
Ils étaient partis, tous les quatre, en direction des Îles de Lérins. Une série de photographies à prendre. Récolter la matière première pour l’exposition à l'institut sur la restauration des habitats marins, dès la prochaine rentrée de septembre. La sensibilisation à la préservation des herbiers de posidonie, le cheval de bataille de Cassandre.
- Que se passe-t-il quand un plaisancier ancre dans les herbiers de posidonie ?
- Le capitaine est convoqué dans la juridiction concernée, le tribunal maritime de Marseille et le sol est éventré pour un siècle. Qui connait les herbiers de posidonie, hein ?
- Moi, par Cassandre, ses vidéos, ses photos.
- Voilà. Cassandre œuvre pour ce travail de médiatisation auprès du public.
- Ecoute, le sifflet. Tarik, y a un soucis.
- On plonge, vite.
~*~
Une ruche vrombissante se presse dans le hall de la gare pour rejoindre le bon quai. J’emboite le pas de ces chassés-croisés, en direction de la voie A, comme vient de l’indiquer le panneau d’affichage des départs. Des couples retardent leur au-revoir, aux côtés des fumeurs de dernière minute, inspirant une vapeur d’isolement avant le bruit du monde. Je monte dans le train, bousculé par des familles soucieuses de repérer les numéros de leurs sièges en velours gris bleu dans lesquels elles se hâtent de s’installer. Les mains retiennent des bagages, parfois un enfant qui s’éloigne, farfouillent dans les sacs, enfoncent des vestes dans l’espace étroit au-dessus des têtes. D’un regard circulaire en biais, mon voisin côté couloir appréhende les voyageurs du TGV INOUI n°7475 à destination de Paris. Je déteste être observé et détourne le regard lorsque vient mon tour. Les lumières s’éteignent. Le wagon est plongé dans la nuit un court instant, en un parfait fondu enchaîné au noir complet d’une transition dans ma vie, pense-je. Puis un premier roulis ébranle le train dans un grincement des roues contre les rails. Les lumières blafardes clignotent signalant la remise en mouvement. Dans le double vitrage des fenêtres, les écrans allumés de tous ces inconnus, leur nez piqué sur leur téléphone ou leur tablette, réfléchissent les contenus consultés, une fenêtre sur leurs goûts – voire leurs secrets – révélés en quelques minutes. Qu'il en soit ainsi, le casque sur les oreilles, le train roule et moi j'emplis de notes de piano mes circuits neuronaux. Alors que j’enfonce plus encore mes épaules courbaturées par le déménagement dans mon blouson de cuir brun, les images des dernières heures affluent malgré moi.
Raide et gauche sous la lumière crue du plafonnier, je revois ma main aplatir pour la camoufler une première mèche blanche rebelle qui s’apprête à coloniser mon front. L’ampoule dénudée, accrochée dans ce geste vain, gigote, stupide sans son habillage. Le studio est vidé. Triste ? Plutôt soulagé. Je n’étais venu que très peu dans cet appartement. Quand la dernière fois ?
Par la porte palière entrouverte, les pas précipités de l’agent immobilier venu pour l’état des lieux résonnent dans les escaliers. La remise de l’unique trousseau de clés. Pas de double. Oh, Il sera vite reloué, Monsieur Rovert. Aucun doute, la région est attractive été comme hiver. Vous pensez bien.
Je ne pense rien. Mon moral est en berne. J’ai franchi la ligne de la quarantaine. Ma mère est morte. Pourquoi s’était-elle exilée dans les Alpes, vers la frontière italienne, alors que j’étais son fils unique, installé à Paris ? Elle s’isolait davantage qu’elle ne l’était déjà. Certes, on s’appelait de moins en moins. Les rencontres avec Atlande ne se soldaient pas du tout par les formules d’usage “à bientôt, revenez vite, on se manque déjà”… Même artificielles, même de circonstance.
Je me déleste du trousseau de clé. En tête, une seule idée, filer rejoindre la gare d’Annecy, puis Paris 3h40 plus tard.
Le pied sur le marche-pied du TGV. Entre rail et quai. C’est là que la profondeur du trou m’a saisi. Pas la profondeur de la sépulture. Pas la profondeur dans la terre refermée. La béance dans mon schéma familial. Le trou des années de ma petite enfance.
Ma mère ma plus grande énigme ?
*
– Paul, malheureux, descends de là, tu vas tomber. Hop, dans mes bras mon bonhomme.
Accroché à la balustrade d’un balcon en fer forgé, je tire d’une main sur les manches d’un chandail tricoté bleu glacier avec un ours brodé. Il fait presque froid. En contrebas, le bruit des vagues m’hypnotise. Je ne sais pas quel jour nous sommes, ni vraiment où nous sommes. Ni même avec qui je suis. Des bras imposants et doux me soulèvent et m’emportent à l’intérieur d’une maison. À la radio qui porte haut, quelqu’un scande une information. Je ne comprends rien. Les bras imposants derrière moi commentent, un nuage contaminé peut-il traverser le monde ? Pas d’informations, un accident, une catastrophe, la voix dit qu’il faut prendre des précautions, on ne donne pas de lait aux enfants. La consommation de lait frais est interdite. On ne doit plus manger d’épinards, de salade, de rhubarbe, ni de poireaux jusqu’à nouvel ordre. Je ne connais pas le mot rhubarbe, entre salade et poireaux, la rue doit se laisser pousser une longue barbe, rose comme la barbe à papa. Je suis rudement content. Tout ce que je déteste. Est-ce que j’y suis pour quelque chose ? Peut-être à force de ne pas aimer, ça disparaît. Je ne veux pas boire le verre d’eau du robinet que me tendent les bras imposants et doux. Sur la table, quelques bougies en forme de ballons de foot s’enfoncent dans un gâteau marbré. Elles ne sont pas toutes sur la génoise marron glacé. Quatre sont déjà fichées plantées, allumées, d’autres attendent, quoi, on se le demande, sur la table.
Qui a allumé les bougies ?
Maman
Maman ?
Je me réveille en sursaut, trempé de sueur persuadé que le petit garçon au chandail bleu, qui cherche sa mère en vain, c’est bien moi. Cauchemar ? Je fouille dans ma mémoire. Rien d’effrayant. Ce n’est pas effrayant un gâteau marbré. Je connais la rhubarbe. C’est vrai que je déteste cela.
Je me lève du canapé où j’avais sombré de fatigue hier au soir et me dirige en titubant vers le lavabo de la salle de bain. Les deux néons à Led encadrant le miroir reflètent un visage fatigué, hagard, aux contours creusés, ombrés d’une barbe rugueuse. Je regarde, l’eau couler sur mes poignets puis le long de mes bras. Le grondement des vagues en tête. Ou peut-être est-ce encore le roulis du train hier soir. Le filet d’eau froide me revigore. Je presse mes deux mains sur mon visage, frotte d’avant en arrière pour extirper cette information, ce rêve-souvenir parasite qui squatte ma tête depuis le décès de ma mère.
Interdiction-lait-enfant-nuage-contaminé. En réponse aux mots clés, le moteur de recherche de mon ordinateur avait affiché : 26 avril 1986, le jour ou Tchernobyl a traumatisé l'Europe.
En quoi suis-je concerné bon sang ? Est-ce le nuage radioactif ou l’absence de ma mère qui joue au lancer de poids dans mon plexus.
Je fouille plus encore sur les moteurs de recherche. Toujours la même information. La France ne prend aucune mesure de protection, Pierre Pellerin, à l’époque, à la tête du SCPRI (Service central de protection contre les rayons ionisants), ne le juge pas nécessaire. La presse titre, plus tard, le mensonge avéré. Les particules radioactives n’ont pas épargné le territoire français. Les pays voisins, l’Allemagne et l’Italie ont pris des mesures début mai dès qu’ils ont eu connaissance de la trajectoire modélisée du nuage contaminé. J’y suis, L’Italie interdit la vente de produits à feuilles et de lait frais. Je lis : le lait frais et les produits à feuille sont interdits pour les enfants jusqu’à nouvel ordre. Il n’y a pas de vagues hypnotisantes en Allemagne. L’Italie ? Ça se pourrait. Avec qui ?
J’hésite à retourner me coucher dans le lit où dort Atlande. La baie vitrée est entrouverte sur une parcelle de voûte encore finement étoilée. Je vois la pénombre du salon blanchir. Demain, il fera beau sur Paris. Demain a commencé. Il est très tôt, 5 heures à peine peut-être.
Je ne sais pas dans quelle catégorie ranger ce rêve. C’est moi petit enfant mais où, quand exactement ? L’ai-je inventé ? Pourquoi se reproduit-il alors avec la même exactitude comme un souvenir qu’on déchire ? D’habitude, il s’évapore avec le premier café bu comme pour retour à la réalité …
Je me dirige arc bouté contre ces sensations contradictoires vers la cuisine pour faire couler le premier café du jour. Je pousse un peu la machine à café "Jura" qu’Atlande a commandée. A la place, j’empoigne ma petite cafetière italienne, qui me ramène à un temps dans lequel chaque geste était lent, important, ritualisé et racontait le sens de la vie. La synchronisation des gestes humains avec les lenteurs cycliques de la nature. Je ne suis pas vraiment sûr que ma cafetière Bialetti raconte tout cela, sans doute que ce narratif me rassure. Mais de quoi devais-je me rassurer ? Ma mère est décédée. Est-ce de la tristesse ? Le deuil, dis-je communément à mes patients en peine d’avoir perdu un parent proche, est un processus qu'on n'anticipe pas. Je n’ai pas connu mon père. J’ai vécu sans lui quarante ans. Je n’étais pas anxieux. Je crois. Avant le rêve, le trou, la béance. Le rêve. Et l’angoisse agrippe mon torse, s’enfonce dans les profondeurs de mes peurs, implante l’expérience de la déliquescence de l’intérieur du soi qui s’effondre. J’affronte. Aujourd’hui, j’affronte. Affronter, c’est un peu fuir, je décide de retourner au cabinet médical. Mes patients attendent mon retour. Je vais écouter leurs maux, prescrire les ordonnances, les soutenir de ma présence. La présence est importante.
Zut, mes pieds butent contre le rouleau à massage qui traîne encore à un endroit où il ne devrait pas être. Je regarde, médusé, la boite à café tomber de mes mains, elle cogne métallique contre le carrelage noir de la cuisine. Les grains roulent sous la table. La lumière de la cuisine s’allume.
- C'est quoi ce bruit ? C’est bien trop tôt pour démarrer notre journée, marmonne Atlande.
- Désolé, je t’ai réveillée.
- Tu me sers un café ? Bien tassé.
- Atlande, je vais retourner au cabinet médical aujourd’hui. Je ne peux pas prendre d’autres jours. Je te dépose en moto au passage ?
- C’est pour ça que tu t’es levé si tôt ? En moto, on en a pour dix minutes.
- Non, c’est à cause de Tchernobyl.
- Pardon ?
- Je te dépose en moto ?
- Oui. Je file sous la douche. J’irai m’entraîner plus tôt à la salle, du coup. Pas le choix, puisque je suis réveillée maintenant, dit-elle en insistant. Un reproche.
- Tu as une longue journée ? Tu finis à quelle heure ?
- Longue, comme d’habitude. Je ne sais pas à quelle heure je serai de retour. Shooting des produits solaires, rushs à superviser. Si je ne supervise pas soigneusement les rushs, Karl va encore mettre de son originalité comme il dit. Il se prend pour un créatif. Tu prépares un plateau repas : pizza, Bardolino pour toi ?
- Comme tu veux.
- Paul, tu sais, seul le travail m’a tenu la tête hors de l’eau quand j’ai affronté mes épreuves. Et ce weekend, c’est, surprise, lâche-t-elle en tirant sur son legging et attrapant une serviette en microfibre pour filer transpirer à la salle de sport.
Hum, surprise ? J’esquisse un demi-sourire pour masquer ma crainte.
À présent réveillés tous deux, j’ouvre l’appli de France inter sur mon smartphone et relance la session de mon ordinateur en veille. Marooned de Pink Floyd se lance sur Youtube, dans l’onglet resté ouvert lors de ma dernière connexion. A deux minutes vingt-neuf, mon regard est accroché par les vues d’une ville fantôme. Mais non ? Wikipédia me livre laconiquement le renseignement, il s’agit des vues de Prypiat, la ville évacuée en 1986 après l’explosion du réacteur n°4 de la centrale nucléaire de Tchernobyl en Ukraine. Je repose ma tasse de café, des frissons courent sur mes bras et au creux de mes omoplates. 1986. Un noeud.
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