1. La salle de sport
Atlande suait sur une machine de renforcement musculaire, à la salle de sport, contractant, en rythme par séries de vingt, ses muscles fessiers jusqu’à la satisfaction de sentir leur totale congestion. Au dernier étage de l’immeuble haussmannien, la terrasse offrait une hauteur de vue sur la ville encore plongée dans un calme arboré à l’heure où elle s’y rendait. Le parcours habituel sur les machines et les tapis de course achevé, elle s’hydratait, glissait la serviette bleu nuit autour de son cou pour étirer sa nuque et sortait fumer, geste incongru s’il en est un, la seule clope de la journée. Elle s’octroyait cette pause au diapason avec les brumes de son cœur.
Atlande ne laissait personne décider des contours de son corps. Elle maîtrisait son apparence physique et contrôlait ses émotions. Une femme forte, lui disaient ses collègues, déterminée, une femme d’affaire redoutable lui avait dit le directeur commercial du Printemps Haussman, alors qu'elle candidatait à un événement pour promouvoir ses soins solaires dans un pop-up store aux côtés de célèbres marques de beauté. Cette dernière remarque l’avait flattée. Enfin reconnue. Le meilleur moyen pour le rester était de diriger la mise sur le marché de sa marque de produits solaires, sa fierté.
Malgré elle, elle entendait la conversation de Tonio au téléphone.
- Une dernière fois. On essaie une dernière fois. je ne peux pas imaginer vivre encore les prochaines années sans voir courir des petits pas dans le couloir. Encore un Noël avec des cadeaux sans enfant. Je ne sais pas si je tiendrai.
Elle enfonça plus encore ses écouteurs et monta le son de sa playlist.
Elle affirmait être contre toute maternité. Cette solidité de point de vue partagé avec Paul permettait de continuer de cheminer ensemble. Elle ne voulait pas d’enfant. Il était d’accord et n’en réclamait aucun. Tout allait bien. Pour ce qui était de la famille, Atlande avait expérimenté le débrouille-toi. Elle avait bien une sœur quelque part dans le monde.
À vrai dire, elle ne savait plus où à l’instant de ce matin de juillet à Paris au Septième étage d’un immeuble dans le sixième. Sa sœur parcourait des lieux qui n’intéressaient pas Atlande. Son père vivait encore à Biarritz dans une maison familiale héritée de ses parents, ses grands-parents. Que savait-elle d’eux ? Tellement peu. Des souvenirs épars, une scène de jardin fleuri, des souvenirs plutôt en forme d’absence. Sa mère avait péri lorsqu’elle était encore jeune adolescente. L’internat dans lequel elle grandirait était un environnement propice à un projet d’étude ambitieux, tu as de l’ambition ma fille, qui ne lui permettait de construire que de maigres représentations de ce qu’est une famille nombreuse réunie autour d’un arbre gigantesque, ployant sous d'affreuses boules dorées et des dessins hideux d’enfant, comme sur les plateaux de tournage des séries télévisées. Atlande détestait les arbres de Noël. Elle ne voulait pas être mère, #childfree. Tout le monde avait un avis sur la vie des autres. Elle était sans cesse questionnée sur le projet d'enfant.
Depuis le décès de la mère de Paul, une rupture dans le paysage de leur couple semblait s’être produite. Celui-ci enchaînait les insomnies. Régulièrement traversées de cauchemars, leurs nuits étaient ponctuées de réveils qui nuisaient à l’humeur et à la niaque nécessaire dans les affaires économiques. Atlande cognait sa tête par petits mouvements répétés, contre le chambranle de la porte fenêtre, sans même s’en apercevoir. Un rare coassement de corbeau dans le marronnier répondait à sa mélancolie. La plongée en apnée qu’elle effectuait l’amenait sur des terres qu’elle pensait éloignées et sans dangerosité. Ses parents, le point de départ, d’atterrissage sur la planète. Sa sœur, gitane, fluide, douée, littéraire, adulée, désirée. Elle était née une décennie avant Atlande, à l’époque glorieuse de la libération des pensées et du renversement des autorités. Le printemps 68 était passé par les pavés. Où étaient ses parents en 1968 ? Irène avait traversé cette période avec la grâce de l’oiseau qui s’envole de la branche quand il veut. Leur père, brillant diplomate, semblait éprouver une fascination pour cette Esmeralda à l’esprit libre. Atlande, tout juste arrivée dans cette famille, au début des années quatre-vingts, s’était du plus précoce de ses souvenirs, demandée qu’est-ce qu’elle faisait là ? Sa mère tomba malade, sa sœur s’évapora et son père l’inscrivit dans un établissement réputé, élogieux, éloigné. Entre deux aéroports, deux missions obscures, elle l’apercevait parfois sur un écran de télévision. Hormis le nom, Minaret, auquel personne ne prêtait attention chez les adolescents, rien ne reliait la jeune fille à l’ambassadeur. Sous couvert de bienveillance, elle qui était intéressée par les sciences, Atlande vivait le deuil d’une famille unie sinon soudée. La douleur qu’elle ne pouvait nommer s’était fichée profondément dans les cellules. Elle construisit une compréhension et une analyse de la vie propre à elle-même.
Ce matin, elle déchira dans le cendrier le reste de filtre de la Malboro, écrasa l’étui vide, avec sa photo dissuasive d’un malade sur un lit d’hôpital, l’état avait fait son job, adressa un signe de la main à Tonio qui raccrochait pour accueillir les premiers sportifs inscrit au premier cours du matin. Atlande fuyait les cours collectifs. Elle descendit les escaliers plutôt que d’appeler l’ascenseur bondé des premières nanas matinales. Après tout, elle n’habitait que deux étages au-dessous.
Déjà en tête les reproches qu’elle ne devrait pas manquer d’adresser à Karl sur les rushs, leur éclairage, le cadrage, la variété des plans. Il fallait que le montage soit dynamique enfin, pas plan plan j’ai le temps. Se protéger des rayons solaires, correctement, en ville comme à la mer, rajouter à une belle peau des années à courir nus pieds sur les rochers escarpés. Son credo. Sa mission. Depuis le départ de sa mère.
La peau de celle-ci était mate du 1er janvier au 31 décembre, à peine plus claire en février, elle n’aimait pas skier. La couche d’ozone n’était pas encore médiatisée. Les cabines d’UV poussaient comme des champignons. Les huiles solaires comportaient des ingrédients pour accentuer le bronzage. Ils avaient juste tué sans accent. Sans l’accent du midi qui chantait dans le rire d’Armelle. Restait la couleur de l’Estérel. Armelle. Elle répéta ce prénom, puis le sien, Atlande. Deux A, premières lettres de l’alphabet, premières de cordées.
Atlande avait réservé un weekend dans un hôtel simple mais réputé qui acceptait une collaboration avec les laboratoires B. Elle pourrait s’associer à la présentation de ses produits solaires et gagner, l’espérait-elle un corner ou un espace temporaire dans une galerie de commerces au centre de Nice, où elle espérait étendre son activité. Non loin de l’Italie également. Il lui faudrait trouver des partenaires. Ce serait l’occasion de passer un peu de temps en couple. Atlande sentit un voile de contrariété ternir les efforts musculaires et ralentir sa descente dans l’escalier. Elle chassa d’un revers de main le sentiment inopportun au moment où M. Leclerc entrait dans l’ascenseur, sur le palier. La porte encore entrouverte, il lui glissa un sourire franc auquel elle répondit par un sec hochement de tête. La porte coulissante manqua de se refermer sur le caniche abricot pressé d’uriner sur les trottoirs parisiens. Atlande ne voulait pas d’animaux. Un toutou serait malheureux par son peu de présence. Paul n’en voulait pas. Tout allait bien. Ou presque.
Elle reçut un sms sur son smartphone. Paul l’attendait déjà sur la Honda devant l’immeuble. Un pantalon à enfiler et elle descendrait à pied, casque de moto sous le bras.
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