2. Devenir père
J’ai repéré l’angle le moins fréquenté de la terrasse de l’hôtel « les Roches Rouges », en écho à la rhyolite pourpre de l’Esterel sur les rives de la Côte d'Azur. Les tempes martelées, je lutte dans un jeu de ping pong pour stopper et renvoyer des pensées sombres avant toute formulation en mots. Ce qui n’est pas nommé n’existe pas. Elles traversent la cage à fouillis qu’est mon esprit, telles des mauvaises herbes. Je suis les mouvements d’Atlande qui se faufile, toute fine, mince et musclée, dans sa robe noire. Ses jambes galbées s’échappent de l’échancrure à chacun de ses pas. J’admire la ténacité de sa routine quotidienne à la salle privée du dernier étage de notre home parisien. Ma femme est belle. Depuis quand n’avons-nous plus fait l’amour ? Depuis quand, n'ai-je plus de désir ? Depuis quand, ai-je perdu le désir d’elle ?
Je la regarde revenir du bar avec, ai-je machinalement compté, la troisième coupe de champagne rosé aux lèvres. Elle ne boit pas d’alcool d’habitude. Je glisse un doigt sur le contour de ma coupe encore pleine à moitié. Trille de l’oiseau. Cristal. Le verre d’eau que m’avait tendu les bras imposants et doux, en 1986, n’était pas de cristal. Putain, je parle de mon rêve comme de la réalité ?
Posées au pied des larges fauteuils rouges de la terrasse et sur les contreforts des murets, des bougies balancent leurs lumières orangées, flageolent, sous la brise marine, innocentes. Atlande se penche vers moi. Son profil latin ciselé se découpe d’autan, nez droit, sourcils dessinés loin sur l’arcade, cheveux noirs lissés serrés dégageant les pommettes bombées hautes. Deux lacs noirs au fond des yeux scrutent mon regard vert gris. Je détourne les yeux. Le jour meurt davantage sur la terrasse surplombant la grande bleue. Bientôt, les flots en contre bas rentreront dans l'heure des noirceurs marines, où seuls un lever de lune ou un lointain phare blanc sauvent dans la nuit le regard de l'homme qui tente d'échapper à l'obscurité de son existence.
J’étais seul à la sépulture de ma mère, au-dessus de la béance du passé, avec le sentiment que mon corps tanguait sur le bateau de mes errances vers – qui appellent – un naufrage inévitable. Un iceberg immergé camouflé se rapproche dans l'ombre prêt à éventrer une poche de sécurité.
– On trinque ? A la vie ? Plus aucun malaise Paul, tu es sûr ?
Ma vie est devenue malaise depuis l'appel téléphonique, le 6 mars. Votre maman est décédée. La nouvelle a résonné en ricochant errante, sans atteindre son but. L'infirmière de l'hôpital a dû répéter, Monsieur Rovert, votre maman nous a quittée. Alors, elle est venue se ficher dans ma compréhension.
– Dernière coupe, Atlande. On trinque encore et on rentre. D’accord ? suggéré-je.
- Tu n'es pas fou ? C’est le dîner dégustation du chef étoilé José Bailly, Paul. Notre table est réservée. Toi. Tu réalises. Et, l’hôtel accepte mon contrat publicitaire avec les produits solaires.
Les propos d'Atlande s'emmêlent. Je ne vais pas rajouter de confusion. Alors, je te suis, dis-je en terminant d’une goulée ma coupe de champagne rosé. Tiède. J’ai trop attendu.
Je la suis donc.
La nappe blanche me fait l'effet d'un linceul brodé.
J'affiche un sourire gelé en espérant que les convives autour ne perçoivent pas le malaise intérieur.
Atlande, c’est différent. Elle parle d’elle.
Dans ma salle d'attente parisienne, je recueille tous les jours les dégâts du stress chronique. Personne n'est épargné. Egalité ? Précarité ?
– Paul, tu m’écoutes ?
Les pertes de sens, de pouvoir d’achat, de couples, d’identité, de repères, la multiplication des labeurs, les anxiétés nocturnes ... Ce soir, j’ai bien conscience que ma vie matérielle est sécure et qu’elle comble quel trou au juste ? Une peur de manquer. Manquer de quoi ?
– Est-ce que tu pourrais dans ton cabinet, laisser à disposition quelques flyers, je sais, c’est devenu un peu ringard, mais finalement, on le met dans sa poche, ça reste, quelques flyers pour les produits solaires ? L’été pointe et tu vas te retrouver avec les consultations habituelles de ceux qui ont joué au crabe sans protection sur la plage, ou ceux qui ont chopé le crabe, toujours exposés sans protection.
– Attention, le cabinet n’est pas une annexe de ton agence de pub, Atlande. Ecoeuré par les poulpes au milieu des artichauts violets dans mon assiette.
– Tout de suite les grands mots. Et la prévention tu en fais quoi ?
– Je m’en occupe, Atlande, je m’en occupe. Je pourrai glisser un flyer parmi ceux de l’agence régionale de santé.
– On redouble de protection solaire, passés trente ans, les tâches sur la peau sont un indicateur de capital solaire et un enjeu de santé publique.
Pourvu que ce dîner se termine. Atlande scrute les mains des personnes alentours, convaincue – en surveillance – que les tâches brunes se manifestent en éclosion subite.
Atlande organise, s’anime, décide, crée. Je l’avais laissé créer l’exosquelette de sécurité qui m’avait maintenu solidement parce qu’il me promettait que demain lèverait son aube sur des contours connus et définis de ma vie. Un sentiment d’assurance.
Je crois que ce n’est plus le cas.
Le chamboulement précédent l’effondrement, je savais nommer l’exacte seconde à laquelle il avait débuté.
La veille, nous avions prévu une virée en moto le long de la Riviera française. L’été nouveau montrait un ciel sans nuage sur une Méditerranée d’huile, idéal pour flâner. Je l'entends encore s'exclamer dans un accès de lyrisme : Tu vois, Paul, je comprends que les impressionnistes soient venus ici naguère cueillir tous ces éclats de lumière. La Méditerranée avait cet effet. Je ne l’ai jamais vue dessiner un mouton.
La surprise d’Atlande était un week-end entier, un trou dans son emploi du temps surchargé, après la grisaille du deuil. Aurai-je dû me réjouir ? Où était Atlande ? Je pense fort à toi, avait-elle envoyé par sms. Elle m’avait dit pourquoi elle ne serait pas à mes côtés lors de la sépulture. J’ai oublié. 48 heures ensemble d’affilées étaient devenus rarissimes. Ces allers-retours d’émotions confuses devenaient pénibles à traverser.
Les vacances, "les vraies", viendraient plus tard. Atlande avait réservé une maison en Tunisie, la première quinzaine de septembre. Elle partirait avec trois de ses collègues associées. Je ne fermerai pas le cabinet médical. Privilège de ne pas avoir d’enfant, la fameuse Rentrée de septembre n’était pas synonyme d'aller retour de conduite à l’école, d'inscrptions aux cours de musique, d'habillage de pied en cap, de révision des tables de multiplication et des conjugaisons du passé simple dans des trajets bouchonnés.
Ce bonheur-là, s’il s’avérait en être un, ne serait pas coché à notre calendrier conjugal.
– J’offre toutes les années perdues à changer des couches aux autres nanas programmées et engrammées depuis l’existence des mammifères, avait assumé Atlande, dès notre première rencontre.
– Je comprends, ma réponse tranchait avec l’air ambiant de l’injonction sociétale à enfanter. Je respectais son affirmation et son droit de ne pas être mère.
De surprise, je crois qu’elle était tombée amoureuse de moi, instinctivement, à cet instant. Du moins, c’est ce qu’on aime se raconter. On reconstruit toujours le souvenir de moments vécus. Peut-être que cela ne s’est pas passé exactement comme cela. Peut-être que mon rêve est pure invention ...
– Comment conjugue-t-on convaincre au passé simple ? Je convainquai ? Je convainquis ? Demande-je au passage de ma pensée.
– Quelle question ? Répond Atlande et elle enchaîne qu’il serait du dernier chic suranné d’envoyer des cartes postales. Qui de nos jours, collerait encore un timbre – combien coûte un timbre dis ? – sur une enveloppe parfumée ? Les smartphones avaient annihilé les mots courts et banals couchés sur les cartons glacés. Alors qu’elle imaginait déjà le sourire des destinataires, je pensais qu’il allait falloir les dégoter, à l’heure de l’immédiateté des snaps chats et wathsapp, reléguée dans des galeries d’oubli. Le cloud … A qui aurais-je pu envoyer une carte postale ? Plus de famille.Pas de famille. Un, deux, une famille. binôme fils et mère constituait-il une famille ?Du point de vue des impôts, oui, un foyer. Avait-il été doux ? Les tracasseries d'absence de souvenirs assaillaientmon mental, le coeur serré.
Nous marchions sur la promenade pavée, longeant la mer, nos regards sur les flots éclatants de reflets blancs qui caressaient les rochers découpés du Golfe du Lion. Atlande réclamait que je la photographie avec son reflex Nikon 55. Elle arborait une large capeline crème, redevenue tendance stylée, lookée, contre les effets nuisibles du soleil dru sur les peaux dénudées.
–Tu mitrailles, plusieurs photos, hein, en changeant de cadrage. S’il y en a une de réussie, je l’enverrai à Karl pour qu’il l’insère. Ce sera très approprié.
Légèrement vexé, je pouvais réussir au moins un cadrage, elle en doutait ? j’enchaînai la prise de vues. Depuis quand se préoccupait-elle des effets destructeurs sur le plancton de la mer des huiles solaires à dérivés pétrochimiques ? Ah oui, sa collaboration avec les laboratoires B. tendances. Ventes en ligne et marketing.
Un mouvement de son cou dévoila la une du journal local, exposé à la devanture d’un kiosque à journaux.
Sur la une du journal, un nom, Cassandre. Un fait divers, une noyade. Une photo, un portrait en noir et blanc, celle de la journaliste Cassandre Riffert, reporter scientifique pour la protection des fonds marins d’Antibes. Un accident survenu alors que la jeune femme explorait une épave aux longs des côtes des îles de Lérins. Pourtant aguerrie, elle avait perdu connaissance, et les secours n’avaient pu ranimer la noyée remontée à bord du bateau de son équipe. Aujourd’hui, étaient célébrés ses obsèques au cimetière de l'Aspé.
Qu’est-ce qui de la cinglante nouvelle ou du soleil aveugla davantage mes yeux ? Le sol sous mes pieds se déroba. Uppercut. Ma bouche s’ouvrit et l’air manqua, à l’image d'un poisson agonisant sur le chalutier. Ma main accrocha l’étal des magazines exposés, une solidité terrestre avant de couler. L’intérieur de ma poitrine contractait. Plus de distinguo entre ciel et mer. Dans cet espace réduit, je revécus en flash une déchirure.
Cassandre, son regard bleu foncé vrillait mes entrailles, cinq ans auparavant.
J’étais en congrès à Monte-Carlo. Jeune médecin, je suivais les conférences la journée, et m’éclipsais les soirées au lieu de fréquenter les dîners et cet entre-soi que je ne supportais déjà pas. Cassandre était assise sur la plage les genoux repliés sous le menton. En ce tout début de soirée, alors que le soleil rougissait l’horizon, je décidai d’entamer la conversation plutôt que d’appeler Atlande toujours plus occupée – envahie par l’excitation de son nouveau projet d’acquisition de la start up.
Cassandre avait réussi en quelques soirées à bouleverser mon âme. Je ne posais pas de mots sur cette relation hors temps, hors cadre, hors logique.
Auprès d’elle, mon corps devenait adolescent, brasier, confiant. Mais, nous avions tous deux également stoppé tous prémices de projet d’avenir ou de relation durable entre nous. Il n’était pas question de nous revoir. Je venais tout juste de rencontrer Atlande, tout juste d’absorber mon temps à soigner les patients dans mon nouveau cabinet médical, où je faisais un remplacement. Nous étions une parenthèse hors du temps, une rencontre suspendue aux heures rougies de fin de ronde du soleil. La distance avait déjà tranché la romance.
Etourdi, je réalisai que je devais taire ce fait divers, car je ne pouvais en partager ni la douleur, ni la tristesse, ni même la consternation sans voir l’effondrement de ma vie. A cet instant précis, je devenais le veuf ectoplasme. Celui qui n’a aucune légitimité d’exprimer toute tristesse.
– Un médecin, j’appelle un médecin ? lança le marchand quelque peu affolé d’un éventuel attroupement, la carte bancaire encore en main pour régler les timbres.
– Il est médecin, rétorqua Atlande, cinglante, arrachant sa mastercard des mains du buraliste éberlué. Ca ne fait pas bonne presse. Paul ? ... Tu es tout pâle là. Tout le monde nous observe. Viens, on rentre aux Roches Rouges. Je conduis la moto.
Nous rentrâmes à l’hôtel, mes émotions ravalées dans le verre d’eau proposé par le barman d’à côté.
Avant de rentrer pour Paris, le lendemain de ce dîner dégustation poulpes artichauts violets, je décidai sans rien en dire à Atlande de sortir seul. Je la laissais encore endormie dans les draps chauds du lit, illuminée de la vapeur des rayons du soleil filtrés et striés par les stores entrouverts, dessinant des zébrures éphémères sur son corps. Je pris la moto pour aller au cimetière juste déposer un regard sur la tombe d’un souvenir.
J’avançai lentement dans l’allée gravillonnée qui crissait sous mes pas. Le gardien m’avait indiqué l’emplacement. Je l’aurais trouvé sans cela, car il était encore recouvert de la multitude de gerbes colorées signifiant les adieux récents.
Devant la tombe blanche de Cassandre, un homme d’une quarantaine d’années. Les épaules voûtées. A sa main droite, un petit garçon, aux cheveux blonds, bouclés, auréolés du soleil de juillet. Il tenait son père par la main. Je vis alors distinctement son autre main, celle qui venait de déposer quelques fleurs sur le marbre dur. Mes pas ne purent aller plus avant. La main droite du petit garçon était atrophiée, il manquait les deux derniers doigts et elle était plus petite. Instinctivement, je plongeai ma main droite dans ma poche de jean, cachant honteusement le même handicap, ma main atrophiée à laquelle il manquait les deux derniers doigts.
« Paul, on va rentrer maintenant, allez viens. Je t’emmène chez papy mamie. C’est eux qui vont te garder aujourd’hui. Saute dans mes bras. »
Je sus désormais qu’il y a des chagrins qui ne finissent jamais. Subitement accablé par la rudesse des rayons du soleil tombant à la verticale, à l'heure où il n'y a plus d'ombre à nos pas, je dépassai l’homme et le petit Paul, rebroussai chemin, montai sur ma moto et pris le chemin de la corniche d’Or à trop vive allure.
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