4. L'accident

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Du sel collait sur mon visage, à l’intérieur de mon casque intégral. Mes oreilles bourdonnaient, le sang battaient les tempes, anesthésiant ma conscience. Les doigts crispés sur les guidons, j’accélérai la Honda dans un mouvement rageux des poignets. Ce n’était pas la route sinueuse et blanche du soleil à l’aplomb que mes yeux suivaient. Devant mon regard, flottaient les images d’Epinal d’un bonheur soustrait avant même de l’avoir éprouvé. Ta main levée dans le geste d'au revoir sur la tombe de ta mère en était le point de fuite. L'oeuvre au noir jouait son dernier point d'orgue.

La moto penchait, frôlait le macadam du ruban d'asphalte qui labourait tour à tour, à chaque virage de la route Saint Barthélémy, mon pantalon, écorchant mes genoux. En contrebas, les rochers mouillés par le sac et le ressac invitaient ma chute. Au dernier virage avant Le Trayas, la Ford bleue en face jaugea inévitable la collision et provoqua une embardée en se déportant violemment sur la droite dans un crissement strident de freins. Ce n’est n’était pas suffisant pour stopper sans dégât le bolide qui régissait désormais les instants de ma vie. Le choc fut vif, brutal. Projeté, je glissais sur plusieurs mètres avant que le casque protégeant ma nuque ne s’encastre dans la balustrade retenant d’un fil mon ultime saut dans le vide, l’écrasement conscient de ma vie, l’annulation de tous mes désirs sur les rochers en contrebas.

Je vécus la suite de cette collision dans un brouillard opaque, presque dans un cocon ouaté doux, enveloppant qui m’emmenait enfin dans une nuit profonde au creux du néant comme si mon corps s’était désolidarisé de sa destinée.

*

– Paul, malheureux, descends de là, tu vas tomber.

D’accord, je glisse ma main droite, qui n’a pas tous ces doigts contre le fer forgé de la balustrade. Je m’assois en tailleur et ainsi sur la dalle nue, je ferme les yeux. Le sol est brûlant, le soleil très haut au-dessus de ma tête m’éblouit.

Deux images se superposent comme une pièce de puzzle s’encastre dans un décor révélant une parcelle de vérité, deux enfants auréolés du soleil de juillet. Ils ont une main droite pas comme les autres.

Nous avons roulé toute la nuit. J’ai dû dormir un peu de travers. Le cou me gêne.

Le cou me gêne. Une douleur aiguë s’insinue et s’amplifie le long de la colonne vertébrale. Je ne peux pas bouger mes mains pour essuyer la sueur de mon front. Je crois que je pleure en silence, les yeux clos. Autour de moi, je perçois une agitation diffuse. Une lumière agresse mes yeux douloureux, on tire sur mes paupières doucement.

– Monsieur, est-ce que vous m’entendez ? Est-ce que vous savez où vous êtes ? Monsieur Rovert, vous êtes en train de vous réveiller.

Je ne sais pas quel jour nous sommes, ni vraiment où nous sommes. Je voudrais parler mais aucun son ne sort de ma gorge. La brûlure de l’irritation comme la plaie à vif sous la lame du couteau entame la trachée. J’avale goulument une bouffée d’air et comprends que j’étais jusqu’alors intubé. La douleur s’est installée et je tourne de quelques degrés ma tête vers la gauche. Une perfusion égraine, goutte à goutte un liquide transparent. Plusieurs machines superposées en cathédrale délivrent des anesthésiants, qui courent le long des tubes reliés à chaque main via des cathéters scotchés sur les poils blonds de mes poignets. Je suis en train de me réveiller. Pour une raison que j’ignore, une tristesse infinie secoue ma poitrine en spasme. Je referme les yeux laissant les blouses blanches danser autour du lit qui descend, ma tête remonte, les draps sont enlevés pour ausculter un corps qui ne coopère pas. Je ne veux que le silence. La sensation d’angoisse du rêve, je la reconnais. Mais la tristesse ? C’est une autre sensation inhabituelle. D’où vient-elle ? Je fouille dans ce qui pourrait être ma mémoire. Chaque tête chercheuse de pensée identifiable vrille mon cerveau. Bientôt, l’image d’une chevelure bouclée auréolée de soleil devant une tombe émerge d’un sommeil noir, occupant progressivement tout l’écran de ma vision intérieure. A présent l’image s’impose et la tristesse éclate. J’aimerai me retourner sur le côté, enfouir mes mains sous le drap rugueux estampillé hôpitaux de, le pli empêche de lire la suite,…. les draps, me recroqueviller en position fœtale, trouver un réconfort que jamais je n’éprouverai plus sur le lit de cette chambre de clinique, dont le plafonnier à la lumière blafarde, clignote par intermittence, irritant, narguant ainsi les ratés de mon attitude suicidaire.

Atlande s’agite comme une abeille ou une guêpe, selon si je redoute ou non sa réaction. Elle s’occupe du transfert vers Paris, via les assurances, de l’envoi à la casse de la moto irrécupérable après avis de l’expert, des frais de prise en charge du retour de la famille accidentée et choquée à leur domicile avec une voiture de location.

Elle prend les décisions, montre les égards appropriés, remercie les équipes de soin de la clinique, distribue des échantillons gratuits de produits solaires, convoque, range, ordonne, pardonne même, quoi ? et décide que nous n’aurions plus jamais de moto. Cet engin a failli causer ma mort. Elle en frissonnerait de peur rétrospective le répétant au téléphone à ses collègues et amis qu'elle tient informés. Question famille de mon côté, elle n’a personne à prévenir. Je suis ma seule famille, Atlande en fait-elle partie ? Faut-il un enfant pour faire famille ?

Assise d'une fesse sur le lit, comme s'il pouvait l'aspirer entière, prête à fuir, elle coince son smartphone entre le cou penché et l'épaule. Un réflexe subite me fait penser que le torticolis est assuré.

– Karl, je tremble encore. J’ai peu dormi. Je ne peux pas superviser les rushs cette fois avec toi comme prévu. Tu as les photos avec la capeline et tu insères le tout pour que ce soit le plus inspirant possible, entre tendance mode et conscience prévention, tu vois l’idée ? Comment s’est produit l’accident ?

Sans doute, l’ivresse des routes des bords de mer, le lendemain de nuit trop courte, de champagne, arrosée pour célébrer l’entrée dans une nouvelle année de bonheur conjugal. Pour un peu les traits de son visage harmonieusement agencés autour de ses grands yeux noirs cernés se plissent, laissant paraître une femme amoureuse, inquiète et vulnérable. Je ne connais pas cette femme. Je retiens sa main libre dans la mienne.

- Madame Rovert,

- Minaret, rectifia Atlande, opposée à se départir d’une partie de son identité estampillée par son nom de famille, d’autant qu’elle était connue sous ce nom lors de la création de son bébé économique, sa start up.

- Madame Minaret, vous êtes son l’épouse de M. Paul Rovert ? Je ne fais pas erreur ?

- Pas d’erreur. Continuez.

- Votre mari aura besoin d’une longue rééducation des membres inférieurs avec un kiné. Ce ne sera pas suffisant. Ce qui inquiète le médecin du service, c’est son état psychique qui montre peu d’évolution dans ce que nous avons bilanté. Intellectuellement parlant, les fonctions cognitives sont conservées. Emotionnellement, ...

- Traduisez en termes simples, s’il vous plaît, pour aller droit au but. Qu’est-ce qui vous inquiète chez mon mari ?

- Son apathie, son absence d’engagement dans la prise en main de son rétablissement. Il est médecin de profession. Vous êtes médecin, Monsieur Rovert, vous savez combien le moral et l’engagement, la régularité et la fréquence de la rééducation font la différence pour recouvrer une vie normale.

- Le choc, il a subi un traumatisme.

- Syndrome. Le choc post traumatique. C’est exact. Lors du transfert, il partira avec toutes les ordonnances nécessaires. Parmi, il y en a une pour consulter Emile Mansart, psychiatre, le plus proche de votre domicile. Il peut même se déplacer. A vous de voir. Si ce mutisme persiste au-delà de 6 mois, inquiétez-vous, la dépression est proche, persuadez-le de consulter.

Je traversais les jours qui suivirent mon séjour au service de traumatologie de l'hôpital de Garches, puis le retour dans notre appartement parisien dûment aménagé pour la rééducation quotidienne avec un kinésithérapeute contacté par Atlande, dans un mutisme que le choc post traumatique de l’accident de moto expliquait aux yeux de tous.

Cela était commode. Cela me convenait. Je m’y enfermais, je m’y vautrerai. L’état de sidération allait couvrir les remous de mes mensonges. En mon fort intérieur, alors que la douleur de mes os brisés était plus supportable que le mensonge de ma vie, je fomentais tout autre rééducation. J’allais regarder en face la situation de ma vie. A quel moment précis avais-je tué les instants d’intensité de mon existence ?

Je la revoyais sur cette plage, telle qu’elle m’était apparue à la première rencontre, les genoux repliés sous le cou et le regard perdu vers l’horizon flamboyant. Elle tenait en bandoulière un appareil photo reflex numérique dont la longueur de l’objectif laissait comprendre qu’elle était tout sauf une amatrice. Nous avions ce soir-là discuté jusque tard dans la nuit ou tôt, car déjà la fange blanche au-dessus de l’horizon annonçait l’aube naissante. Tout était simple auprès de Cassandre. Elle parlait de ses goûts, de ses convictions, de ce qui nourrissait en elle le désir puissant d’occuper un rôle de protection de la nature, des fonds sous-marins et par un travail consciencieusement construit, d’alerter le public à leur nécessaire préservation.

Son regard bleu marine avait percé mon désir d’être là, à ses côtés, pour l’écouter, la regarder, boire l’essentiel de sa présence dont le chemin un soir passa par ses lèvres.

Le congrès réunissant les médecins autour de conférences pour la meilleure prise en compte des phénomènes post traumatiques dans les pathologies psychiques occupait mes journées de médecin généraliste nouvellement établi en cabinet.

Les soirées étaient dévolues à ouvrir l’espace du temps pour vivre au rythme des discussions avec Cassandre. Nos rêves mêlés ne consistaient parfois qu’à laisser quelques secondes suspendues nos regards s’entrelacer. Pour la première fois, je ne baissais pas le regard. Un espace en moi infini, chavirant de douceur et de séduction s’ouvrait comme un voyage bleu. Et nos corps se re-trouvèrent.

Alors qu’elle avait pris connaissance de l’existence d’Atlande qui pointait ses premiers pas ma vie parisienne depuis quelques semaines, elle avait asséné la fin de cette parenthèse dans le libre cours de nos vies. Je ne voulais rien sacrifier à la rigueur attendue dans mon métier de médecin nouvellement établi. Soigner, observer, scruter, analyser, décortiquer les résultats sanguins, les tensions, les souffles et les douleurs, déterminer le protocole. Elle ne voulait rien sacrifier au rôle de reporter scientifique qui par ses travaux de vulgarisation entraînerait le changement de mentalité des gens, habitants de la région, politiques, touristes, agents immobiliers, pour une conscience plus aiguë de la nécessaire défense des écosystèmes. Notre au revoir au lever du cinquième jour du congrès, sonna le glas d’une rencontre dont je ne mesurais pas alors encore à quel degré elle avait percuté ma vie. Je rentrai à Paris.

Le froid de la vitre du TGV qui roulait vers Paris, chaque parcelle de kilomètres m’éloignait m’éloignèrent de Cassandre et déchirait le tissu de notre complicité, notre rencontre hors normes, hors de mon cadre.

La vie auprès d’Atlande allait peu à peu prendre tous ses droits.

J’allai découvrir dans le quotidien Ô combien il était simple de se laisser driver dans les choix et les goûts toujours sûrs de la femme qui se réveillait le matin à mes côtés, que tout le monde m'enviait et qui m'offrait le privilège d'une vie confortablement organisée.

Quelques mois plus tard, devant le maire de notre commune, je signerai un chèque en blanc, un contrat de pleine exploitation de mes goûts, de mes désirs et de mes choix en adossant ma vie à celle d’Atlande.

Cette impression rétrospective ne m’avait guère effleuré avant la rencontre au cimetière ce jeudi inondé du soleil de juillet. Sans doute, au moment de la rencontre avec Cassandre, à bien y réfléchir. J’avais capitulé un peu vite, me semblait-il, devant la franche commune affirmation que nous n’avions pas d’avenir à envisager ensemble.

Quelles que soient les questions qui avaient lors tenté d’assaillir mon esprit, à mon retour à Paris, la niaque dans les affaires et la parfaite assurance d’Atlante dans les choix de ce qu’il convenait de construire avaient balayé tous les doutes, les scories d’inquiétudes et les desideratas d’amour romantique qui auraient pu germer en mon coeur. Il fallait abandonner à la young littérature et aux films de Noël les scènes de demande en mariage, genoux ployés et le diamant gageure d'un amour éternel dans les mains en couronne. Il valait bien mieux côtoyer hommes et femmes d’affaires ou politiciens, susceptibles de nous ouvrir les carnets d’adresse des décideurs de demain. Un habitat et une vie sociale solidement construite soutiendrait un couple de partenaires regardant l’avenir avec la même ambition partagée, d’échapper à la misère grouillante et gluante qui, à ne pas y prendre garde, peut s’accrocher aux basques du poète rêveur saltimbanque des sentiments. La vie serait de stratégies constructives mesurables quantifiables en comptes bancaires diversifiés pour jouir de séjours où nulle frontière sur quelconque méridien du globe n’accueille le désargenté, prônait ma femme.

Paul, est-ce que je commande des sushis chez le japonais ? Tu sais celui qui vient de s’installer à l’angle de la rue ? Il a d’excellents avis. C’est l’épouse qui est japonaise et qui reprend les différentes façons de faire de son père à Kyoto.

Les sushis m’éjectent de mes pensées. Mon plexus se contracte sous la contrariété, une déception, j’ai envie de me vautrer dans mes souvenirs. En étalant la pellicule, je vais trouver les noeuds glissants, les moments où j’ai fait le mauvais choix. Pourquoi ce choix. Mais il faut que je sois seul pour cela.

- Je ne suis pas sorti au-delà du palier depuis 3 mois … dis-je à voix basse.

- On essaie ? Tu passes commande ? Les efforts d’Atlande pour communiquer et apporter une feinte gaîté – une normalité- ne font pas mouche. Pas davantage ses tentatives pour motiver ma remise en mouvement en ordre de marche.

- Je ne veux plus manger de poisson ni cru ni cuit d’ailleurs, lâche-je défiant. Un acte posé héroïque, infantile, rebellion adolescente. Voilà, je ne mangerai plus de poisson. Cette décision calme ma tempête intérieure. Un instant. Loyauté à toi Cassandre. Loyauté aux poulpes également.

- Plus de poisson ?

- Cela permettra de ne pas nous transformer en plastique et de laisser les océans reprendre souffle.

- Qu’est-ce qui te tenterait alors ? J’imagine, plus aucun artichaut violet, toujours pas de velouté d’épinards, cacahuètes, de fondus de poireaux mimosa, de tarte à la rhubarbe, … ? revisitant les cartes dégustation aux Roches Rouges. Pizza poivrons encore ? Glissait-elle sur mes nouvelles convictions qu’elle prenait comme conséquences collatérales de l’accident.

- Hm

- Paul, appelle notre pizzaiolo préféré, pendant que je fais vite une séance d’étirement. Un bardolino comme tu aimes avec ? Le vin italien c’est encore envisageable ? Ou l’as-tu banni lui et les sulfites ? Appelle avec le fixe, je ne vois pas ton portable à côté du lit … dit-elle, accrochant ses longs cheveux noirs avec une pince, dans un geste qu’elle voulut rendre naturel, alors qu’elle m’observait de trois quarts, debout, sans s’étirer nullement.

Nos discussions s’étiolent devant mon absence de réactivité et d’engagement dans mon propre rétablissement physique. Psychique, c’est autre chose. Je scanne ma vie. Je passe derrière les rideaux voir en coulisses.

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