5. Un air pesant

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Atlande faisait mine de lisser ses longs cheveux noirs d’une main, l’autre absorbée à trouver la bonne hauteur de la pince pour enserrer les lourds cheveux.

À quarante ans passés, elle secouait fièrement sa chevelure exempte de tout produit chimique destiné à colorer ou masquer les effets argentés du temps.

À l’annonce de l’accident aux Roches Rouges, elle avait cru dans l’instant défaillir et se réveiller vieillie blanchie comme les murs de l’hôtel. Elle ne sait plus vraiment qui l’avait conduite à la clinique. Elle se rappelle l’odeur. La ventilation des produits ménagers de nettoyage mêlés aux désinfectants ne couvrait pas l’odeur d’urine. Acre. Prégnante. À moins que surgit de nulle part, remontait le remugle du souvenir olfactif de l’hôpital dans lequel elle avait rendu visite à sa mère, Armelle. Qu’ils sont traîtres les souvenirs. L’assaillir trente ans plus tard. C’était lâche. Elle avait comme lors de ses quatorze ans calé son regard sur le va et vient des blouses blanches, infirmiers, docteurs, personnel de ménage, croisant les visages gris vert des accidentés, des malades, des inquiets, des accompagnants, parfois des policiers, des ambulanciers. Tout le monde créait dans ses déplacements un ballet rugueux, aseptisé, qu'elle observait à travers les larmes sporadiques de tristesse autant que de colère.

A la fois, irritée, agacée d’avoir à revivre ce spectacle son lumière remugle d’odeur, elle arborait un visage crispé, mal assise sur une chaise blanche qu’une plinthe en bois empêchait de cogner contre le mur. Elle en éprouva un sentiment de colère devant ses précautions économes pour que les finances publiques entretiennent le corridor de vie et de mort.

Les jours qui suivirent s’adaptèrent au diapason du coma de Paul.

La moto était fichue. La famille dans la Ford traumatisée. Ce n’était pas quelques produits solaires offerts qui allaient régler la fin des vacances et les réparations du véhicule. Bien sûr, Atlande et Paul étaient assurés. Elle avait puisé dans sa colère et son impuissance l’énergie, peut-être le déni, ou encore l’adrénaline, la force de gérer les actes administratifs. La vie, personne ne la gérait. Les médecins ne savaient pas. Ils ne se risquaient à aucun pronostic. Atlande se refusait farouchement à une issue fatale.

Le réveil de Paul avait offert un espoir de rétablissement vite teinté de fatalisme devant l’apathie qui le traversait. Merde, n’était-il pas lui-même formé à la prise en charge des chocs post traumatiques ? Quand on veut, on peut, il suffit de le décider. Elle s’était jetée dans l’action.

Karl avait été un soutien inattendu et précieux. Finalement, il était peut-être créatif à sa façon. Il avait trouvé des solutions d’aménagement de l’appartement, rencontré Kilian, le kinésithérapeute d’un ami d’ami ou de son frère peut-être qui avait fait une rééducation avec lui

Il avait appelé Atlande chaque jour matin et soir, ui avait changé les idées, montré les montages vidéos plus que satisfaisants, il fallait le reconnaître.

La cohabitation dans l’appartement parisien ne tenait ni de la collocation ni du couple solidaire. Ou peut-être solidaire, mais amoureux ?

Atlande se souvenait de la rencontre de ce garçon atypique, au regard gris vert, qui tranchait sur l’air ambiant. Lui, il comprenait qu’elle consacre du temps à sa start up sans envisager la date de péremption de l’horloge biologique pour enfanter.

Enfant, elle avait été orpheline. Enfant, elle avait connu l’internat. Reproduire et faire subir à un être qui n’a rien demandé les déboires qu’elle avait bravés et retournés en force intérieure ? Elle avait été responsable d’elle-même dès l’enfance qu’on lui avait volée. Pas question qu’elle gaspille sa vie, son temps pour une autre petite personne, intruse, qui déformerait son ventre et abimerait ses seins et son compte en banque. Non pas question. Miracle, Paul voyait la poursuite de leur rencontre de la même manière. Il était taiseux, ne critiquait personne, aimait apprendre et savait la regarder. Son corps aimait se presser contre la haute stature, sentir le désir, la chaleur. Il l’avait choisie.

L’air était pesant. Trois mois. Atlande se leva d’un bond et ouvrit dans un grand geste agacé les baies vitrées de l’appartement. Ils étaient rentrés depuis trois mois et la vie avec Paul prenait un cours déviant qui lui déplaisait. À la rentrée de l’automne, elle avait reçu dans la boite aux lettres une carte postale de la maison en Tunisie, bleu indigo avec un poisson sur la façade blanche. Ces trois collègues l’embrassaient et lui envoyaient des bonnes ondes de la Méditerranée atteindre le cœur d’Atlande, qu’elles savaient dans le tourment, signée Agathe, Marie, Lucile. Atlande avait raidi les muscles, arrondi le dos, affiché un sourire de façade et mis son corps en pilotage automatique.

Karl se révéla une épaule inattendue pour soutenir son moral. Elle avait géré les assurances, la location du matériel de rééducation installé dans l’appartement, appelé Kilian le kinésithérapeute disponible pour intervenir à domicile et honorer ses commandes de produits solaires.

Ses élans étaient venus se fracasser sur les roches de l’Estérel. Depuis, la salle de sport ne suffisait plus à canaliser sa colère. Un instant, elle avait pensé appeler sa sœur. Elle se rendit compte qu’hormis un groupe sanguin similaire, et la location du même utérus quelques mois, tel un Airbnb, elles ne partageaient rien. Elle avait même acheté et commencé à lire "les raisins de la colère" de Steinbeck. Enfant, il lui échappait, lors des débats littéraires que son père et sa sœur affectionnaient, en quoi des raisins fomentaient la colère. Atlande essayait. Devenue une autre personne à l’âge adulte, elle lisait quelques lignes pour retrouver les moments clés où elle avait fabriqué une compréhension de son rôle dans l’existence des personnes proches. Enfant, elle aimait manger les raisins et courir dans le jardin, observer les coccinelles et compter leurs points sur leur dos. Et déjà, son père s’envolait pour une destination inconnue pour un temps d’absence indéfini. Atlande se trouvait seule, souvent, habituée à préparer un repas pour elle et sa sœur qui ne rentrait pas. Une gouvernante dormait à la maison, le soir. Elle arrosait les fleurs, taillait les rosiers, mais ne prenait jamais Atlande dans ses bras. De toute façon, Atlande n’aimait pas le contact physique. Le parfum de la gouvernante, Gisèle peut-être ou Gislaine, un prénom qui gît,écoeurait ses narines d'un sucré overdose.

Alors, quand la proposition de l’internat se présenta, elle n’émit aucun contre argument. L’Esméralda convolait en noces laïques avec un artiste étranger, des Pays Bas, se souvenait-elle.

- Karl, est-ce que le montage du clip publicitaire sera prêt ce weekend ? Marie et Agathe partent démarcher d’autres clients potentiels. Je suis encore clouée à Paris. Je rédige l’annonce pour la location du cabinet médical de Paul. Comment va-t-il ? Je ne sais pas. Sincèrement, je ne sais pas. Physiquement, tous les membres ont l’air de fonctionner. Nous n’échangeons pas trois phrases par 24 Heures. Je ne force rien. Si tu es libre Karl, je te propose de nous retrouver boire un verre ?

Karl était toujours libre lorsqu’il s’agissait d’Atlande.

Kilian organisait une soirée entre amis. Un coup de fil et Atlande fut conviée. Cela lui changerait les idées. Les soirées s’étiolaient. Elle laissait bien en vue la carte d’Emile Mansart sur la table basse. Respectant les conseils du médecin de l’hôpital de Garche, elle commençait à envoyer des signaux d’une prise en charge du traumatisme de Paul. Un matin, elle avait appelé le psychiatre Emile Mansart. Pour elle.

Lorsqu’elle avait rencontré Paul, ce garçon aux cheveux brun clair, plutôt taiseux, lui avait plu.

Sa stature imposante n’était pas effrayante. Il y avait de la douceur dans les gestes, une retenue, presqu’une maladresse. Instinctivement elle s’était approchée de lui, l’avait invité à l’accompagner sur la terrasse, fumer une cigarette. Il ne fumait pas. Il l’avait accompagnée. Dans le regard vert gris, elle était entrée, avec une sensation familière, la confiance. Elle pourrait avoir confiance dans ce regard. Il ne la trahirait pas.

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