L'évasion
La voilà enfin arrivée au point de rendez-vous. Vu l’heure, pense-t-elle, François l’attent sûrement déjà près du bus. Le temps de se garer, elle aperçoit le car démarrer et affolée, klaxonne à tue-tête, attrape sac à main, veste et bagage à la vitesse grand V, en s’agitant dans tous les sens. Le véhicule stoppe net à cet instant, tout comme le chauffeur, son compagnon de voyage la remarque aussi.
Elle monte à bord, se perd en excuses, toute confuse. François lui réserva une place vers lui, prend son bagage et le dépose dans le filet au-dessus de leurs têtes. Elle s’assied côté vitre, et lui glisse un "désolée". Il lui répond par un sourire, pose sa main sur la sienne, s'empresse de la rassurer en lui murmurant que le principal est qu'elle soit là, que ça va aller maintenant !
Elle lui rend son sourire, et souffle de soulagement. Elle le trouve si gentil, et prévenant !
François, du haut de son mètre soixante-quinze, ses cheveux poivre et sel lui donnent un charme fou malgrè les traits marqués par les années. Il ne s'en rend pas toujours compte. il pratique un peu de sport, et cycliste à ses heures, il imagine emmener son amie dans ses randonnées à deux roues. Elle lui avoua, lors de leurs conversations, adorer les balades à vélo et ne pas monter assez souvent à son goût.
Le trajet permet à Mamouna de lâcher prise après les péripéties de sa matinée. François lui avoue son inquiétude, et entamait une descente du bus juste à cet instant. Ce voyage sans sa compagnie ne le tentait guère. Ne voyant rien à répliquer à cela, elle lui sourit. Elle se trouvait là, et ne pouvait plus renoncer.
La sœur jumelle de sa petite voix intérieure lui cria en sourdine :
« Bravo ! Bonne décision, une occasion de passer plus de temps ensemble, de l'écouter parler de lui, de son histoire, pour pouvoir chasser les démons derrière lui, laisser partir les défunts, aller de l’avant. »
La situation s'avère propice aux confidences.
Il lui parle de son jardin, de ses voisines, toutes plus ou moins divorcées ou veuves à qui il rend service tel que les courses pour l’une, le pain pour une autre, une réparation de télévision, une prise à changer, un transport chez le médecin et aussi, quelquefois le quatrième à la belote.
Et tout en l’écoutant, Andrée remarque le calme de sa voix, la patience qu’il lui témoigne, depuis leur première rencontre.
Elle bredouilla à Louise qu’elle accompagnait son amie Solange à Lyon pour le week-end. Celle-ci s’en étonna et Mamouna eu la sensation que son nez s’allongeait pendant ce délicieux mensonge.
« Ah oui ! a-t-elle répondu accompagné d’un petit sourire complice.
D’un coup, elle se leva, attrapa son sac puis celui de sa mère et sans plus d’explications s'exclama :
« Viens Mamouna, on va te dénicher quelque chose dans les boutiques ! »
Andrée se laissa faire, essaya plusieurs tenues sélectionnées par Louise. Elles rirent de bons coeurs et tombèrent d’accord sur le choix d’un vêtement.
Le bus vient de s’arrêter et tout le monde descend. Les voilà devant une ancienne abbaye qui abrite désormais le musée des Beaux- arts.
Cette visite ne les branche pas tant que ça. Ils préfereraient s’accorder une évasion, à deux et qui plus est, organisée, mais il acceptent de se laisser porter, tout simplement.
Ils déambulent dans de grandes salles, regardent souvent de manière furtive les tableaux, les œuvres sur leurs passages, se décochent des regards d’interrogation, d’étonnement, laissent échapper des petits rires à peine étouffés.
Au détour d’une salle, Mamouna se fige devant un tableau gigantesque, demesuré. Elle se retrouve littéralement subjuguée, incapable de bouger, sans voix.
Elle est comme happée par cette foule en marche qui semble vouloir sortir de la toile, d’un pas décidé, assuré, et la prendre par la main au passage. Elle reste ébahie devant cette œuvre de couleur sépia d’où les personnages surgissent de l’obscurité, avancent dans la lumière, unis, avec la force et l’union du groupe, faisant bloc. Ils semblent se diriger vers un avenir de justice sociale, sans haine, vêtus pour l’occasion, de leurs plus beaux habits du dimanche.
Trois personnages qui se dégagent au premier plan, lui paraissent familiers. Elle remarque que ce groupe de manifestants déterminés ne porte ni fusil, ni fourche, et pas le moindre outil. Juste leur résolution à avancer et à revendiquer. Du pain, du lait, comme semble implorer cette femme aux pieds nus et tenant son bébé à bout de bras.
Ils semblent pacifistes, et elle semble entendre leurs revendications ! Soudain, elle se retrouve propulsée au milieu de cette foule, dans la scène qu’elle admirait. Ils parlent en italien, mais devine dans leurs intonations leurs désarrois, leurs réclamations toutes légitimes.
« - Da mangiare per favore ! »
Des ouvriers qui veulent du travail ainsi que leurs salaires qui tardent à arriver.
Andrée perçoit comme un murmure monter en douceur. Elle reconnait un chant révolutionnaire dont elle ignore le nom.
À l’aise dans cette foule, elle éprouve un sentiment d’avoir déjà vécu cet évènement. Où, Quand, Comment ? Dans une autre vie, lui soufflerait Louise.
Tout à coup, la voix du guide la tire de son extase et la ramène à la réalité. L’heure de partir approche, et pas moyen de rester. Elle se laisse emmener en se retournant vers le tableau, une dernière fois, passe devant toutes les autres œuvres sans même les voir. Elle avance, un peu hagard, suit le mouvement, mais son esprit demeure près du Novecento.
Elle sait avec certitude qu'elle ne pourra pas sortir indemne de cette expérience.
Un sentiment puissant la persuade que cette toile de plus de cinq mètres survient sur son passage pour lui transmettre un message :
̶̶̶ Bat-toi, bouge-toi, ne reste pas seule dans ton coin, lui harangue la foule.
̶ Soit le capitaine de ton âme, et avance ! Ajoute la petite voix intérieure, qui depuis quelque temps prend de la hardiesse, communique avec elle de plus en plus souvent, dans un bavardage fréquent.
Elle réussit à se déconnecter tant bien que mal de cette œuvre qui, restera à jamais gravée dans son cœur et dans sa tête. Plus qu'une contemplation, elle se sentait avec eux, capturée, captivée, en symbiose.
Toujours ébahie par les tableaux que réalise sa fille, par ce qu’ils dégagent, elle écoute avec attention ses explications, sur l'art et sa voie vers l’éveil, une ouverture au parcours du visible. Elle le comprendra plus tard.
Encore sous le choc, elle rejoint un François patient qui l’attend à la sortie. Son air penseur, dubitatif laisse deviner que le comportement d’Andrée l'intrigue
, mais en homme bien élevé il attendra qu’elle lui en parle la première. Elle attrape une brochure à l’accueil du musée, juste avant de le quitter, espérant trouver une référence à son tableau.
Elle adresse un signe amical à compagnon, qui se dandine sur son assise de fortune, bien inconfortable, et se dirige vers la boutique. Sans tarder, elle déniche une représentation de cette rencontre si inattendue, improbable, sous forme de magnet, histoire de l’avoir près des yeux au quotidien. Elle va pouvoir expliquer de manière plus concrète à sa fille le phénomène dont elle venait d’être le témoin et la victime.
Les visites suivantes, comme la cathédrale Saint-Jean, le musée des Canuts lui paraissent désuets, banals. Elle ne voit plus rien. Le tableau et cette rencontre incroyable brouillent complètement son esprit. Elle se sent fautive et responsable de cet état d’âme. Elle n’arrive pas à passer à autre chose.
Pour se rendre à la cathédrale à la basilique il faut prendre un funiculaire tant la pente se révèle très importante. Il s’agit d’une première pour elle ; elle n’a jamais emprunté ce moyen de transport, une sorte de motrice composée d’un bus ou d’une rame de métro, au choix. Elle ressemble à une enfant émerveillée par le monde qui l'entoure. En arrivant devant Notre-Dame de Fourvière, l’un des monuments le plus visités de Lyon, la voilà subjuguée par La Basilique, si majestueuse, si blanche, resplendissante. On ne peut que remarquer le décapage en profondeur dont elle vient de bénéficier. D’ailleurs il reste quelques échafaudages, ici et là.
Elle s'assoit sur une borne incendie, le corps tremblant et demande à François d’être son intermédiaire auprès du guide. Elle préfère rester à observer l’architecture depuis l’extérieure, de prendre un peu l’air, d’admirer la vue qui s’offre à elle, ne se sentant pas très bien. Elle ne veut pas avouer, même pas à son compagnon de voyage, qu’elle craint que se produise une nouvelle " évasion", une autre immersion dans un des vitraux ou représentations des différentes scènes bibliques.
François suit, seul, le groupe pour la laisser reprendre ses esprits dans le calme. Elle en profite pour jeter un coup d’œil à la brochure du musée. Elle découvre que la peinture qui la boulevesa autant s'vère être un prêt de la Pinacothèque de Brera de Milan, pour un temps très court, avant de repartir pour l’Italie afin de s’offrir un lifting, un grand nettoyage. Les lumières et les nombreuses visites ternissent les œuvres rapidement.
Elle prend conscience de la chance, de l’aubaine de sa présence ici, au même moment que cette toile. Cette rencontre n’a, sans aucun doute, rien d’un hasard, mais plutôt d'un rendez-vous, ici et maintenant.
Le groupe revient vers elle, son compagnon de voyage en tête, car l’heure du repas se fait sentir dans les estomac.
Leur restaurant à trois pas surplombe toute la ville Lumière. Dans le patio, leurs tables dressées et reservées leurs offrent une vue plongeante sur la place Bellecour, droit devant. Elle découvre la statue à cheval de Louis XIV, qui lui semble minuscule tel un soldat de plomb. Ce charmant endroit propose un menu varié de spécialités lyonnaises comme le saucisson brioché, les très réputées quenelles de brochet sauce Nantua accompagnées de pâtes maison, un fromage appelé cervelle de canuts et en dessert la fameuse tarte aux pralines.
Tout les plats les régalent et les serveurs aux petits soins, attentionnés. Le moment très convivial entraine chacun à discuter avec son voisin des visites précédentes, donnant un avis sur tels ou tels vitraux de la basilique ou de la cathédrale. L’épisode entre Andrée et la toile au Musée semble être passé inaperçu. Tant mieux, car elle ne désire pas aborder le sujet dans l'immédiat. Elle racontera et décrira ce phénomène à sa fille, au retour. Privilégier l’ici et maintenant, et poursuivre ce week-end en toute quiétude.
Le café terminé, et avant de prendre le funiculaire pour redescendre vers le musée de Guignol, situé dans le même quartier, ils découvrent à quelques mètres, tout proche de la Tour métallique que les Lyonnais surnomment leur petite "Tour Eiffel", un parc de verdure complétement caché, voire secret, conduisant jusqu'au cimetière de Loyasse.
Ce dernier se visite au même titre que celui du Père Lachaise à Paris et attire beaucoup de monde, tant pour y découvrir l'architecture, que pour avoir un aperçu des anciennes grandes familles de la ville. Le groupe ne va pas jusque-là, faute de temps, et reste juste quelques minutes dans le Parc des Hauteurs.
Ils arrivent devant le musée quelques minutes après. Entrer dans un monde de marionnettes les enchante et la visite des plus ludique. Un retour en enfance parcourt tous les visages du groupe, chacun affichant un sourire béat. Un moment hors du temps.
Le car les attend sur un parking pas très loin, pour les déposer quelques minutes après devant le parc de la Tête d’Or. Chacun peut se diriger à sa guise, et se déplacer librement. Des petits panneaux posés aux pieds des arbres lur indique leurs provenances et identités Une pancarte identifie par son origine latine, et son nom usuel, chaque variété de rosiers, toute plus sublime les unes que les autres.
Andrée et François se baladent au grès des allées, là où leurs pas les mènent sans suivre de parcours bien défini. Ils admirent tant de beauté comme dans le jardin d’Eden. Ils imaginent l’entretien important au quotidien que cela exige !
Au loin ils entendent des rires, des applaudissements et au détour d’une allée les voilà devant le théâtre de Guignol. Deux sièges leur tendent les bras, ils prennent le temps d’assister à la représentation, aux méfaits du méchant Gnafron et du gendarme Flageolet qui le pourchasse sans cesse. Ils restent ainsi un bon moment, plus rien n’existe, juste cet instant de bien-être.
Il faut pourtant repartir pour récupérer les sacs dans le bus qui stationne déjà à deux rues de là, et gagner l’hôtel, sur leur droite face à eux. Leurs chambres se situes au quatrième étage, en vis à vis. Le temps de défaire les bagages, de se rafraichir et de changer et les voilà devant l’ascenseur presqu’au même moment.
Andrée porte une robe mi-longue, vert amande, le col et les poignées délicatement fleuris, celle pour laquelle elles succombèrent, avec sa fille, la veille, à un véritable coup de cœur. Elle hésita un peu, mais se résigna à l’enfiler, comme si elle sentait sa présence dans la pièce, le regard sévère.
François retient à temps un sifflement, et la félicita :
« Maintenant, je sais de qui Louise tient sa grâce naturelle » et Andrée de rougir comme une gamine.
Ce soir, le dîner se tient dans un petit "bouchon", proche de l’hôtel. Le repas s’avère aussi agréable que celui du midi. Il se dégage une ambiance bon enfant au sein de ce groupe. Une salade lyonnaise comprenant des lardons, croutons, œufs pochés en entrée, ensuite un tablier de chasseur accompagné de ses pommes de terre grenailles persillées avec délicatesse. Le serveur leur conseil un Beaujolais pour compléter ce menu, en dessert une gaufre à la confiture de groseilles, café ou déca pour terminer.
L’air frais de la soirée les surprend. En rentrant à l’hôtel. Ils s’installent à la reception, dans les fauteuils du grand salon, pour déguster un Cognac pour monsieur et un Génépi pour madame. Ils prolongeraient bien ces instants, oeine à se quitter, mais la journée suivante s'annonce bien chargée, un peu de repos s'impose. François l’embrasse sur le front avec un doux :
« Bonne nuit »
Et Andrée, de nouveau rouge écarlate, lui renvoie un « Bonne nuit » à peine audible. Elle logerait bien posé sa tête sur l’épaule de son compagnon si bienveillant, et s’endormir ainsi.
Le lendemain matin, avant le retour, visite des célèbre Hall Paul Bocuse. Chacun peut déambuler à sa guise, déguster et acheter des provisions de produits locaux. Nos deux amis choisissent de s’installer à un magnifique stand de fruit de mer et partagent un impressionnant plateau de coquillages et crustacés, avec quelques huîtres pour compléter l’ensemble. Après ce copieux repas, ils se procurent bonbons, macarons et autres gourmandises. pour offrir aux enfants,
Avant de reprendre la route du retour, le bus les emmènent admirer les murs peints et les fresques murales sur les quais de Saône. Impossible de quitter cette ville sans avoir vu ces imposantes peintures en trompe-l’œil qui s'inscrive désormais partie du patrimoine.
Tant de chose restent encore à voir, ne serait-ce que les célèbres traboules, le quartier de la Croix Rousse, et celui de Confluence, tout nouveau, des glaces à déguster chez un maitre glacier de grande renommée. Pour susciter l’envie de revenir aux voyageurs, l’organisateur les informe au micro du bus que ces attractions figureront au programme de l’année suivante.
Annotations