48 terravolutions avant le Jugement Nouveau... Jennän et le départ vers l’est

19 minutes de lecture

L’eau de la Terre Bleue était revenue au creux de la crique. Une fois le monstre aux mille yeux rouges reparti et la lumière de l’aube revenue, Jennän s’occupa à surveiller cette fille, qui restait là, immobile, le toisant du regard. Ses yeux mauves avaient viré au bleu. Les cheveux onduleux de la petite blondinette coulaient jusqu’à ses épaules.

Le temps s’égraina.

Il osa finalement l’approcher malgré son corps embourbé. Ses côtes le faisaient souffrir, son bassin était bloqué et ses jambes peinaient à répondre de ses intentions. « Oh, bah alors ? Qu’est-ce que tu ne comprends pas ? Tu vas rester comme ça longtemps ? », l’explorateur plus si fringant recevait la même vigilance hagarde en guise de réponse.

Le regard fragile de cette innocente petite fille l’attirait. Même s’il était impossible de lui faire décrocher un mot, les expressions de son visage semblaient parler pour elle. Elle paraissait perdue, mais tout aussi humaine.

Il repensait pourtant à ces ombres tentaculaires.

Toutes les visions hallucinantes ne pouvaient être dues qu’à sa chute. Jennän ne connaissait rien du reste du monde, il réalisait depuis la fin de la nuit que tout était possible. Les anges existaient, alors pourquoi pas les monstres ?

Jennän rampa jusqu’à ses pieds englués d’un enduit à l’aspect et l’odeur fécaux. Après un temps d'hésitation, il s'affaira à lui enlever toute cette vase étrange qui engourdissait son corps. La petite ne faisait que le regarder, constatant de temps en temps ses maux, illustrés par grognements et vociférations pour le punir d’un faux mouvement. Timidement, elle essayait parfois d’imiter les gestes du jeune homme avant de se résigner.

Lorsqu’il remarqua ses tentatives, il afficha un sourire en coin.

Cette petite chose n’était pas dangereuse.

Après un réveil tranquille, le colosse enflammé[1] finit par inonder toute la crique de ses rayons. Dans son sillage, la fraîcheur laissa place à une chaleur de plus en plus vive.

Un doux chant d'espérance s'éleva dans les airs : « Jennän, Jennän !! », répétèrent en écho des voix familières.

– Eeeeeeh ! Eeeeeeh je suis là !! cria de toutes ses forces le jeune homme – La petite fille sursauta et recula d'un pas, plaquant ses bras en croix près du corps dans un geste de protection –.

« Major ! On l'a retrouvé ! », Jennän reconnut le timbre posé du talentueux Banaji. Accompagné du Major Kirin Augüs et de trois autres hommes, il apparut au sommet de la crique.

Le soulagement se lisait sur tous les visages, à l’exception du grand guide.

Ils descendirent sans trop de souci la pente rocheuse jusqu'au ventre de la calanque. En apercevant la petite fille aux côtés de Jennän, ils échangèrent entre eux quelques interrogations. Le Major fronça davantage les sourcils lorsque ses yeux se posèrent sur la chose.

– Par tous les berceaux, merci ! jubila Jennän, soulagé de retrouver sa tribu.

Il se rendit vite compte que les regards s’étaient détournés de lui. Hébété, il fit les présentations comme il put :

– Je ne sais pas d'où elle sort, elle est apparue en même temps que quelque chose que vous ne pouvez pas avoir manqué...

– Tu devrais économiser tes forces Jennän, dit le Major Kirin Augüs d'une voix grave flairant la réprimande. Tu nous expliqueras comment elle a pu atterrir ici lorsqu'on t'aura ramené.

– Pas de nom, pas de parole, aucune idée de ses origines, je viens de vous le dire, rétorqua Jennän alors que deux hommes s'affairaient à examiner la fillette.

– Décidément, tu es une tête de glazon[2] ! Je vais avoir du mal à laisser la main de ma fille si c'est pour l'imaginer avec un irresponsable pareil. Regarde-toi.

Jennän fut remis en face de sa réalité : il n'arrivait plus à se lever et souffrait probablement de plusieurs fractures. Le Major se pencha sur ses blessures. De toute évidence, son futur gendre était en piteux état.

Au bout de manipulations diverses qui parurent une éternité pour le jeune effronté, il demanda une première fois s’ils avaient vu ce qui « était présent dans le ciel à l’aube ? Un monstre aux mille yeux rouges ». Sans mot dire, Kirin et ses hommes se regardèrent d’un air dubitatif : en plus d’être estropié, le pauvre Jennän avait dû recevoir un sacré coup sur la tête.

Le garçon comprit rapidement que parmi ce groupe de recherche, personne n’avait rien vu.

Les deux hommes qui observaient la fillette revinrent pour informer le Major Kirin Augüs d’une petite particularité : sur sa nuque, cachées sous ses fins cheveux blonds, deux petites cornes, d’une matière solide et inconnue, pointaient vers le bas. Est-ce que Jennän les a remarquées aussi ? se demanda le Major, le jeune effronté leur ayant juré ne rien savoir.

Il fallut bien deux graduations de temps[3] pour que l’escorte parvienne à sortir le jeune explorateur hors de la crique. Ils avaient dû improviser un lit de vêtements entremêlés et serrés au maximum entre quatre ramures de bois. Les quatre éclaireurs supportèrent la construction de fortune sur leurs épaules et le chemin retour se fit ainsi, entre pics abrupts et rochers. La petite fille suivait le cortège dans les bras du Major Kirin Augüs en personne, regardant Jennän crier sur ses porteurs lorsque ces derniers manquaient de le renverser.

Le grand guide baissait régulièrement les yeux vers la petite.

Elle invoquait en lui d’étranges pensées.

***

Après une lieue de marche éreintante, l’escorte arriva dans un repaire de voyageurs plus au nord.

Comme l’espérait Jennän, la première personne à venir s’enquérir de son état fut Jewesha. Les filles du groupe lui avaient tressé de longues nattes sur sa chevelure dorée et son visage comme sa silhouette resplendissaient sous le colosse enflammé. Par pudeur ou inquiétude, elle ne se jeta pas au cou de son amoureux, mais ne put dissimuler un sourire apaisé. Les quatre sauveteurs accélérèrent la cadence pour rejoindre la hutte des premiers soins.

Des huttes, ces constructions tout de bois, feuillages, terre et fibres de Hou[4], les voyageurs passèrent la journée entière à en bâtir dans le domaine qu’avaient choisi le Major et ses conseillers.

Les chefs avaient décidé de se poser ici le temps que tout le monde récupère de l’énergie et s’approvisionne en nourritures et en vêtements. Les éclaireurs étaient entourés de trappeurs pour rapporter différents comestibles. On en profitait également pour former les enfants à la cueillette et aux constructions diverses, décrétant qu’ils étaient en âge d’apprendre dès que leur tête dépassait le bassin de leur mère. Quant aux plus grands, ils avaient le privilège de s’initier à la chasse et aux expéditions.

Cette journée très productive s’acheva à la nuit tombée.

Le troisième colosse blanc rejoignait ses confrères au sommet des nuages. Pendant ce temps, les gens du village se réunissaient dans la tente du Major qui, grâce au talent des meilleurs charpentiers, pouvait contenir jusqu’à une soixantaine d’individus, bien entassés –Les derniers arrivants attendaient les nouvelles depuis l’extérieur –. Un grand feu fut allumé derrière le rond central. De plus petits brasiers étaient disposés dans les huit coins de l’enceinte, surveillés par des gardes afin qu’ils ne se propagent pas sur les toiles.

Kirin Augüs et sa femme, Tamara, siégeaient sur des trônes ébènes qui dominaient l'audience. Ils étaient vêtus d'un assortiment de tissus crème sous d'imposantes et majestueuses capes à poil brun. Kirin avait l'air fier des grands jours ; Tamara resplendissait avec sa longue chevelure enliassée et décorée de scintillements fleuris. Son teint juvénile ne souffrait pas du poids des terravolutions, tellement qu'on avait du mal à la reconnaître comme mère d'une Jewesha déjà grande et belle.

Le Major tenait à présenter la “trouvaille du matin”. Elle fut amenée au centre de la tente par les hommes qui l’avaient inspectée sur la plage. Un peu plus tôt dans la journée, des femmes l’avaient habillée d'une robe en peau de glazon.

Elle chercha Jennän du regard.

Lorsque leurs yeux se croisèrent, le jeune homme lui fit un petit signe de la main – À vrai dire, il ne savait pas quoi faire d’autre pour la rassurer –. Ce dernier patientait en retrait des représentants, depuis son brancard de fortune. Quelques vêtements roulés en boule furent placés dans son dos, lui permettant d’être redressé ce qu’il faut pour observer le discours.

Témoin de la scène, Banaji posa ses paumes chaleureuses sur les épaules de la fillette et la guida vers son camarade.

Elle s’approcha au plus près, jusqu’à toucher le brancard. Jennän tendit la main et caressa son visage. Il sentit sa joue s’appuyer, comme si ce geste l’apaisait. Un flash de souvenir le perturba et aussitôt, il retira sa main. Ces ombres... Qu’est-ce que c’était ?

La petite fille ne réagit pas à ce recul soudain. En plus d’avoir un regard affolé sur ce monde qui l’entourait, elle trouvait sa robe fort odorante et désagréable à porter, au vu de ses grattements compulsifs et des grimaces qu'elle enchaînait. Si vulnérable au milieu de cette foule d’inconnus, tout lui paraissait trop grand, trop menaçant. Le moindre bruit, la moindre lumière et toutes ces odeurs nauséabondes l’oppressaient.

Le Major se redressa devant l'assemblée et s'éclaircit la voix. Il intima le silence dans le cercle, laissant le vent siffler :

– Comme vous le savez certainement, la tempête d’hier nous a fait craindre le pire pour chacun d’entre nous, mais encore plus pour certains d’entre nous… tonna-t-il d’une voix grave et solennelle, dissipant les derniers grains d'agitation. L’un de nos plus grands espoirs a décidé de s’aventurer seul dans la nuit et ce, malgré la colère des trois colosses blancs. Vous pouvez admirer derrière moi le résultat…

Kirin marqua une pause et se tourna vers Jennän pour diriger le regard de la foule. Partagé entre honte et mécontentement, ce dernier leva les yeux au ciel et offrit à l’assistance sa plus belle moue déconfite. Il était rarement le clou du spectacle pour un mauvais numéro. Terriblement vexé, il mit du temps à sentir la main de la petite fille s’enfouir dans la sienne.

Surpris, il lui adressa cette même expression hébétée et figée qu’elle avait tenu toute la matinée.

À quelques pieds de là, dissimulée par la foule, Jewesha observait la scène avec incompréhension. Elle portait une tenue similaire à son père, affublée d'une cape plus courte. Son apanage marquait son rang familial.

À un autre recoin du chapiteau, doté du même costume distinctif, son frère Karo, à la carrure déjà bien établie pour sa vingtaine de terravolutions et son visage poupon, posait le même œil songeur sur les évènements.

– Nous avons retrouvé Jennän ce matin, nous levant aux aurores, voire ne dormant pas pour certains, afin de le chercher sur toute la bordure de la Terre Bleue, reprit Kirin. Nous pensions vraiment qu’il n’était plus des nôtres, mais nos anciens nous ont appris que les hommes forts finissent toujours par revenir en vie. Toutefois, comme tout acte irréfléchi mérite sa punition, Jennän ne pourra plus marcher avant un peu de repos. À présent – Le Major marqua un temps d’arrêt. La foule retint sa respiration –, comme vous pouvez le voir, il a profité de sa mésaventure pour nous ramener un petit quelque chose…

Comme si on leur avait donné l’autorisation, tous les regards se tournèrent vers la petite fille. Le Major Kirin Augüs s’approcha de Jennän et le questionna à voix basse :

– Mon garçon, quel nom as-tu décidé de lui donner ?

Jennän n’y avait pas pensé. Après tout, ce n’était pas non plus sa progéniture. Il la regarda droit dans les yeux, avant de sonder les environs à la recherche de Jewesha. Il sentait sa pression. « Si tu avais un enfant, comment l’appellerais-tu ? », l’avait-elle questionné un soir où la période des pluies se montrait clémente. « Que penses-tu d’Helorina ? » ; « T’as pas plus compliqué ? », ricanait Jewesha à l’annonce des premières propositions. « Et Lonka ? T’en penses quoi ? »

Il aimait bien ce nom…

Augüs entendit le nom que lui avait prononcé Jennän dans l’oreille et, après l’avoir répété dans sa tête, se redressa et se se plaça de nouveau au centre du grand cercle :

– Je vous présente Lonka ! Comme vous pouvez le voir, elle est encore petite et chétive – La petite fille, devenue la petite Lonka, regarda le patriarche clamer son nom avant d’inspecter son propre corps, comme si elle prenait conscience d’elle-même. Elle agrippa sa robe urticante et jeta un regard suppliant à son père adoptif pour qu’il lui enlève –. Qui plus est, elle ne vient de nulle part. Si Jennän ne l’avait pas trouvée, ses jours auraient été comptés. Je vous demande alors de faire le meilleur accueil à cette survivante. Je dois cependant vous prévenir, Lonka n’est pas comme les autres petites filles de son âge. Elle ne sait pas encore parler, ne connaît pas nos us et coutumes et pour ceux qui voudraient l’approcher de plus près, ils découvriront quelques particularités physiques qu’on ne trouve chez aucun d’entre nous.

Jennän fronça les sourcils. Il ne voulait pas forcément que tous les gens du groupe viennent la harceler, mais surtout, il ne voyait pas de quoi le Major parlait, en termes de “particularités physiques”. Soudain, il se rappela de nouveau :

– Hrm hrm, excusez-moi !

Le silence s’empara encore une fois de la grande hutte. Tout le monde, sans exception, se demandait ce que Jennän, depuis son brancard, allait dire. Il se lança :

– Lonka n’est pas la seule “chose” que j’ai trouvé sur cette plage. Ce n’est pas possible que je sois le seul à l’avoir vu, il était immense, aussi grand que le ciel qui nous couvre la tête. Est-ce que quelqu’un voit de quoi je parle ?!

Les gens se regardèrent, interloqués. Ahuri, Jennän ravala sa salive et donna plus de précisions :

– C’était gigantesque. Il était noir comme la nuit et cachait le lever du colosse enflammé. Il avait d’innombrables yeux rouges ! Des yeux rouges monstrueux, un seul d’entre eux devait faire la taille du village entier. Je vous jure que je ne suis pas devenu fou. Autant que j’ai trouvé cette fille, je l’ai trouvé aussi, il était bien vivant… Il patientait à l’horizon, je suis sûr que j’aurais pu le toucher s’il avait décidé de s’approcher. J’aurai pu toucher un colosse !

Des voix s’élevèrent, crescendo. Certains se demandaient s’ils avaient vu quelque chose ; d’autres s’interrogeaient sur quel coin de la tête Jennän était tombé : un colosse vit dans le ciel et se retrouve sur terre une fois mort.

– Très bien jeunes gens, coupa Kirin dans un élan d’apaisement. Il me reste une dernière chose à vous dire. Comme vous pouvez le sentir, nous sommes en plein milieu des défloraisons. Le colosse enflammé se montre plus que jamais généreux et nous devrions en profiter. Certains sont blessés, d’autres ont perdu des vivres. Selon nos observateurs, la saison des pluies devrait arriver d’ici soixante nuits. Nous allons en prendre trente d’entre elles pour se reposer. Vous avez déjà commencé le travail des champs, vous avez déjà commencé la chasse, mais ce soir vous pouvez boire et vous reposer, car nous posons le camp !

Une clameur générale s’éleva haut dans le chapiteau. Même en dehors, ceux qui comprirent se mirent à crier et siffler de joie. On allait pouvoir reposer les pieds et remplir les gosiers.

Quelques anciens ramenèrent des fûts remplis de liqueurs d’amacolj[5] ou fermentations de meezaa[6]. Les boissons enivrantes se mêlaient à la liesse.

Jewesha, les bras croisés, rejoignit Jennän.

Lonka tenait toujours la main de celui qui lui avait donné un nom.

Lorsqu’il vit les deux filles se toiser, Jennän comprit qu’il faudrait du temps à Jewesha, beaucoup de temps, pour qu’elle accepte ce qui venait de se passer. Il espérait qu’avoir choisi “Lonka” allait la rendre heureuse, en souvenir de leur discussion secrète, mais maintenant, face à sa mine sérieuse et son regard froid dirigé vers la petite, il se rendit vite compte de son erreur.

– Bon, Jewi, je te présente…

– On a déjà fait les présentations. Tout le monde a eu droit aux présentations ! Je te laisse passer une bonne soirée avec ta fille, le coupa sèchement Jewesha.

Sa bien-aimée s’en alla avant que Jennän puisse rétorquer quelque chose.

La soirée battait son plein.

La plupart de ceux qui croisèrent la petite Lonka préféraient garder leur distance, mais les quelques-uns gagnés par la curiosité se jetèrent sur elle pour l’examiner de la tête au pied. Jennän, quant à lui, gardait ce regard grave et suspicieux. En plus de se quereller avec Jewesha, il allait maintenant devoir subir les mains baladeuses de tous les anciens sur sa… “trouvaille du matin”.

Et par-dessus tout, ces questions lui restaient dans la tête : Ils n’ont vraiment rien vu ?! Même pas un point rouge dans le ciel ?

***

La vie reprit doucement son cours dans le village, où les huttes devenaient plus élaborées chaque jour.

Tandis que les champs se garnissaient, on commençait à manquer de place pour les stocks de vivres. Dans la forêt proche vivaient des sangiterres[7], ces bêtes sauvages à la longue crinière dorsale et aux défenses pointant fièrement de chaque côté du museau. Leur viande était succulente, mais il fallait de bons chasseurs pour coucher ces mastodontes sur patte pouvant atteindre la taille de deux hommes.

En plus des fruits en abondance, toutes les baies et graines comestibles que les voyageurs connaissaient poussaient aussi dans la région. Lorsqu’une nouvelle espèce était cueillie, les goûteurs se réunissaient sous la surveillance des sages afin de décréter si oui ou non, ces graines à petits points rouges ou ces poires dures tombées des arbres pouvaient être mangées.

De son côté, Jennän se remettait doucement de ses blessures.

Lonka restait la plupart du temps dans sa hutte, prostrée dans un coin, sûrement de peur d’être à nouveau l’attraction de tous les villageois. Elle mangeait sans rechigner ce qu’on lui donnait, regardant toujours avec des yeux ronds ceux qui lui offraient leurs mets et, globalement, se montrait assez docile pour tout ce qu’on lui faisait, de la toilette par les mères du village à la coiffure par les filles.

Jewesha revint une première fois au bout de cinq nuits, mais se trouva de nouveau nez à nez avec Lonka. Elle rebroussa chemin aussi vite, au grand désarroi de Jennän.

Heureusement, Karo lui rendait régulièrement visite et tentait de le rassurer sur le litige avec sa sœur. Finalement, Jewesha revint deux nuits plus tard encore et, comme sur un air de défi, décida cette fois de dormir chaque soir à côté de Jennän, pendant que la petite Lonka attendait sagement l’aube, dans son coin.

Une nuit, Jennän fut réveillé en sursaut par les cris de Jewesha :

– Oh ! Qu’est-ce qu’il t’arrive Jewi ?

– Là, là ! Sur le mur ! Y a des ombres qui ont bougé.

Jennän se redressa et songea aux ombres de la plage. Non, ça ne peut pas être ça ? Devant la panique de sa chère et tendre, il décida de taire cette vision qui le pesait :

– C’est un cauchemar, regarde, c’est juste la petite qui dort.

Jewesha s’emporta :

– Ta petite là ! Ce sont ces cornes qui ont poussé, je ne suis pas folle ! haleta-t-elle. Elles ont poussé et se sont mises à bouger toutes seules. C’est un monstre !

C’est... donc ça ? La peur s’était nichée dans l’estomac de Jennän, mais il la serra fort dans ses bras et susurra tous les mots doux qui pouvaient la rassurer. Lonka ne semblait nullement gênée dans son sommeil par les exhortations de Jewesha.

Quelques jours et nuits passèrent.

Malgré les plaintes de Jennän, Jewesha préféra rester loin de la hutte le soir. L’explorateur convalescent pesta de nombreuses fois sur la petite fille qu’il tenait responsable de ces maux, mais, malgré cette angoisse latente lui rappelant sans cesse les sombres mystères qui l’entouraient, il ne pouvait s’empêcher de la garder près de lui.

Enfin, une grande nouvelle arriva.

Jennän était enfin remis sur pied et fut convié chez le Major. Il se déplaça à l’aide d’une canne jusqu’à l’antre du chapiteau où un petit comité l’attendait. Le jeune homme boitilla jusqu’à la ronde des sages, assis au coin d’un feu revigorant.

– Assieds-toi maintenant que tu le peux mon garçon. Nous avons de grandes décisions à prendre, exposa Kirin en voyant Jennän approcher du cercle…

Jennän s’exécuta, s’installant entre Karo et un conseiller du Major. Ils n’étaient qu’une dizaine, les plus élevés dans la hiérarchie du groupe. Certes, Jennän comptait pour la famille Augüs, mais il ne voyait pas en quoi il devait intervenir dans un conseil de haute importance. Il commençait à craindre un traquenard.

– …Nos éclaireurs nous ont donné une très bonne nouvelle ce matin. Ce que nous attendions depuis tant de temps est enfin là…

Le Major marqua une pause, comme il aimait tant le faire afin de garder le suspens. Jennän voyait bien que la plupart des invités étaient déjà au courant.

– Le fleuve ! s'exclama-t-il enfin. Plus au nord coule un fleuve et nous avons la certitude qu’il s’agit de celui qui pourra nous emmener vers le grand est, notre objectif ! Une nouvelle aube nous attend, dès demain pour certains…

Un sourire aux lèvres, il arrêta son regard sur l’explorateur boiteux. Ce dernier se montrait de moins en moins confiant. Karo lui passa sa main sur l’épaule, sûrement déjà au courant de ce qu’on allait lui demander.

– …Jennän. J’espère que tu t’es bien remis de tes blessures et que tu as récupéré tous tes esprits.

– Ah c’est donc ça ! Vous me prenez pour un fou en fait ! s’exclama-t-il en retirant la main de Karo.

– Non ! On sait que tu ne mentirais pas. Et vu ce que tu nous as ramené, c’est tout à fait possible que d’autres miracles se soient passés sur cette… plage. Mais comprend bien que même face à certains faits, les gens de notre groupe s’inquiètent et se questionnent.

– Et donc ?

– Des rumeurs disent que la petite cache une nature des plus monstrueuses, exposa un des sages à la barbe blanche aussi longue que celle du Major. Elles disent que, la nuit, ces cornes se “réveillent” et deviennent deux serpents assoiffés de sang.

Jennän offrit un regard obscur. Jewesha...

– Ça peut être une aubaine, nuança Kirin. Tu l’as bien compris, cette Lonka n’est pas comme nous. Les deux cornes qui poussent derrière sa nuque font partie d’elle, et quasiment tout le monde s’en est rendu compte. Peut-être qu’elle aussi, un jour, deviendra ce colosse monstrueux que tu as vu. Après tout, il était derrière elle n’est-ce pas ?

Jennän se tut.

– Y aurait-il autre chose que tu ne nous aurais pas dit ? Ou qui te revient en mémoire maintenant ?

Jennän se rappela, comme un flash, le détail le plus important. Il avait conversé avec la bête, il avait compris son but, mais face à la suspicion dissimulée de son assemblée, son instinct lui criait de se taire.

– Quoiqu’il en soit Jennän, tu es maintenant considéré comme le père de cette chose adorable… Mais cette “chose”, tu devrais la garder auprès de toi pour entamer le voyage vers l’est et, si rien de catastrophique n’arrive, on se rejoindra rapidement, je t’en fais la promesse.

– Qu’est-ce que tout cela signifie ?

– Avec mon père et le reste du groupe, on longera la rivière par le nord, tandis que tu la longeras par le sud, expliqua Karo sur un ton grave, rendant fier les anciens qui voyaient en lui le futur chef. Jennän, j’aime beaucoup Lonka, mais il est vrai que l’on doit penser à tout le monde. Si cela est possible, je te rejoindrai dès que les discussions arrêteront de tourner autour de ta fille.

Jennän se tourna vers Karo et le regarda droit dans les yeux. Les idées noires fusèrent avant qu’un haut-le-cœur ne l’arrête. Dans ce qu’il venait de comprendre, le plus compliqué pour lui n’était pas de partir :

– Et Jewesha ? demanda-t-il, la voix étouffée par l’affolement qui lui montait à la gorge.

– Nous lui parlerons, répondit Kirin. Après tout, depuis que tu as décidé de partir en cette nuit de tempête, tu ne contrôles plus les évènements. Là aussi, tu ne l’auras pas choisi. Tu n’es pas obligé de partir demain à l’aube, mais dès que tu seras prêt, et tu seras prêt, nos éclaireurs te montreront le chemin.

Quelle bande de... Bordel, je suis coincé... Jennän était déçu, en colère, mais aussi inquiet pour sa relation avec Jewesha. Pour deux cornes sur une nuque, voilà que la petite Lonka chamboulait tout dans sa vie et pour la première fois depuis longtemps, Jennän se rappela où était sa place. Il n’était aucun chef, aucun sage.

Il devait écouter.

[1] Colosse enflammé : cf. Glossaire/Expressions. Un terme utilisé par les habitants de Bozo pour désigner le soleil. Le colosse enflammé est l’astre divin le plus respectée, considéré comme père de la vie sur Terre.

[2] « Tête(s) de glazon ! » : cf. Glossaire/Expressions. Une expression désignant une ou plusieurs personnes comme têtus, en référence au comportement parfois entêté des bovins de la famille des glazons.

[3] Graduation(s) de temps : cf. Glossaire/Expressions. Une unité de mesure horaire. Plus couramment appelée grada, la graduation de temps diffère d’une région à l’autre selon les instruments de mesure utilisés (Sur les cadrans solaires à 12 gradas utilisés par les habitants de Bozo, la grada varie ainsi entre 40 minutes et 1 heure 25 selon le moment de l’année).

[4] Hou(x) : cf. Glossaire/Flore-Roches. Une plante poussant abondamment dans les zones chaudes et humides. La tige de Hou grandit très rapidement, jusqu’à atteindre des tailles parfois démesurées (plus de 15m de haut !)

[5] Liqueur(s) d’amacolj : cf. Glossaire/Confections. Un alcool confectionné à partir de grappes d’amacolj, des fruits de vignes réputés pour leur grosseur (la taille d’une main d’enfant en général) et leur fermeté. Les préparations liquoreuses présentent une couleur noire et un goût sucré, mais gare à l’ivresse (entre 24 et 28° d’alcool).

[6] Fermentation(s) de meezaa : cf. Glossaire/Confections. Un alcool confectionné à partir de cônes de meezaa, une plante herbacée vivace et grimpante trouvée dans les espaces chauds, mais cultivable à peu près partout. Les préparations brassées, souvent écumeuses et désaltérantes, sont vulgairement appelées des « mousseuses » (entre 6 et 10° d’alcool).

[7] Sangiterre(s) : cf. Glossaire/Bestiaire. Un mammifère omnivore de la famille des suidae. Le sangiterre est le plus gros animal porcin qui existe. Son régime alimentaire peut devenir un problème pour l’écosystème en cas de prolifération s’il n’y a pas de prédateur pour le chasser, or peu de prédateurs osent s’en prendre à ce mastodonte des bois. Agressif (surtout la femelle en période de couvée), il est doté de défenses courbées vers le haut de chaque côté de son groin.

Annotations

Vous aimez lire G.K.B Mojojo ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0