48 à 47 terravolutions avant le Jugement Nouveau... Étrange humanité

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Jennän se réveilla en sursaut, comme au milieu de trop nombreuses nuits. « Fais-la grandir ! », ces résonances s’accentuaient dans sa tête. Parfois, il se demandait si tout ceci était bien réel, mais la présence de cette petite fille cornue en constituait la preuve.

Elle s’était réveillée en même temps, collée à Jennän sous des peaux qu’ils avaient installées dans leur bivouac. Cette petite cabane improvisée, toute de terre sur les contours et de branches d’arbres pour confectionner un toit de forme triangulaire, leur permettait de passer les nuits humides à couvert.

Devant la hutte, Bô meugla pour accompagner le réveil des humains. Le bobön[1], grand et large bovin dont les cousins accompagnaient les pèlerins depuis le début du périple, renifla les voiles de laine couvrant l’ouverture. 

Dehors, le bruit des gouttes qui frappaient le sol lui faisait craindre le pire.

L’explorateur se leva, arpenta le sol rocailleux à quatre pattes et sortit la tête à l’extérieur du gîte de fortune, repoussant le large museau de la bête avec douceur. Le froid lui griffa la peau sur ses parties apparentes, les trombes d’eau douchèrent son visage en un rien de temps. Bô avait une forte odeur de poils mouillés. La saison des moussons était sûrement lancée par l’annonce de ce déluge.

Il fit marche arrière et, sous le regard curieux de la petite, s’empara de sa tablette en bois lui servant de repère temporel. 

Il écarta ses mèches noires détrempées de sa face humide et vérifia les inscriptions : vingt-et-un bâtonnets étaient grattés au silex. Vingt-et-un jours qu’ils étaient partis, déjà. 

Son seul contact avec le restant du groupe était Banaji, son ami et éclaireur chargé de faire le lien entre les deux rives du fleuve Athän. Quant à Jewesha, elle lui manquait profondément, malgré sa trahison. 

Alors qu’il s’apprêtait à gratter un autre trait, Lonka s’approcha pour observer la besogne de plus près. Jennän leva un sourcil. « Tu veux le faire ? », lui demanda-t-il en lui tendant le silex. La petite décharnée se figea et contempla l’objet. Elle ne semblait pas avoir compris la requête. L’explorateur sourit et s’attela, comme si de rien n’était. 

Ce vingt-deuxième jour était un pas de plus dans cette longue traversée.

***

Bô transportait le nécessaire pour reproduire la hutte tout le long du trajet. Il fallait trouver un abri avant que le colosse enflammé n’amorce sa descente ou que les moussons ne s’abattent sur la forêt – Lonka avait un instinct quasi animal pour débusquer le coin parfait –. L’ombre des rayons du colosse enflammé sur le cadran n’avait pas le temps de parcourir deux graduations que leur habitat était déjà consolidé. 

Le matin, ils désassemblaient aussi vite leur maison de fortune. Parfois, à force de pertes, il fallait alors se ravitailler en branche, tige de Hou, foin et tout ce qui pouvait servir à un meilleur foyer. Leur aventure marquait alors un arrêt, deux à trois jours pour prendre le temps de se recharger, d’apprivoiser cette nature parfois clémente, parfois terrifiante.

Le temps était aux orages et autres intempéries. 

Heureusement pour Jennän, qui avait l’habitude des affres du ciel, sa fille venue de la Terre Bleue n’avait pas peur. Lorsque le tonnerre fissurait les cieux, Lonka trouvait un espace dégagé pour admirer ses flashs bleus transpercer les nuages. Le bobön se collait à la petite fille lorsque le vent tournait. Elle semblait adorer ces moments où elle pouvait rassurer la bête.

Cependant, Jennän découvrit assez rapidement ce que Lonka n’aimait pas : Toutes les bestioles assez petites pour s’infiltrer dans ses vêtements exhortaient ses frayeurs. Les insectes et arachnides, elle les tolérait de loin, de très loin. Et lorsqu’on allumait un feu les soirs sans pluie, elle se reculait le plus possible, à la limite de la pénombre, comprenant que la lumière et la chaleur attiraient les nuisibles.

***

Si les premières cueillettes étaient saines, la découverte de certains fruits de la région ne fut pas sans incidence. Les nuits qui suivirent apportèrent fièvre et hallucination. « Fais-la grandir », lorsque ces mots résonnaient, il pouvait voir des centaines d’yeux rouges apparaître au-dessus de sa couchette. Il pensait que ces visions infernales étaient les seuls symptômes, mais le pire restait à venir.

« Aarh, j’en peux plus, sortez-moi de là ! », esseulé dans un coin de forêt à se vider plus que de raison, Jennän vociférait sa douleur et sa rage. La tablette était marquée de soixante-dix-sept bâtonnets, le temps qu’il fallut à l’explorateur pour voir sa santé se dégrader à coup d’indigestions.

Il resta un long moment à l’écart de la hutte, disparaissant une bonne partie de l’après-midi. À son retour, le colosse enflammé abreuvait les sentiers de ses rayons safranés. Aucun nuage sombre n’annonçait la pluie.

Lonka avait patienté entre les pattes de Bô. Malgré sa frêle constitution, elle était en pleine forme. Pourtant, elle mangeait la même chose que son père adoptif. Ce dernier posa son fessier endolori sur une large pierre plate près de la hutte, rejoint par la petite fille aux mirettes emplies de curiosité. « Non, reste loin, tu risques de finir dans le même état que moi », dit-il en levant la main comme un geste barrière. 

Derrière ses longues mèches de cheveux, il observa cette chose à l’apparence humaine qui l’accompagnait depuis le début de son voyage. Ce n’est pas normal, elle semble si faible et pourtant, elle ne tombe jamais malade… Qu’est-ce qu’elle est ? Ces réflexions se répétaient en boucle dans sa tête. 

Lonka se mit à observer les environs d’un œil attentif. Son instinct était en éveil. « Que se passe-t-il ? », lui demanda-t-il, conscient au fond de lui qu’elle ne répondrait pas par des mots. La petite fille s’en alla fureter autour de grosses racines qui bordaient leur domaine. « Eh ! Attends, ne t’éloigne pas ! », Jennän se leva, mais sentit ses jambes se délier. Il était trop affaibli pour la suivre.

La sauvageonne revint quelques instants plus tard, des tiges d’herbes légèrement violacées entre les mains. Elle trottina vers Jennän, pressée par sa découverte, et lui tendit le bouquet décharné avec insistance. « Que… », avant qu’il ne dise un mot de plus, Lonka prit une tige et commença à la mastiquer. Mais… c’est pas vrai !

Lonka ne parlait peut-être pas, mais elle semblait plus que jamais comprendre les besoins du jeune homme. 

***

Cent douze bâtonnets étaient inscrits sur sa tablette, organisés par carrés tranchés d’un trait pour rester lisibles.

Le colosse enflammé perlait haut dans le ciel et la pluie avait cessé dans la matinée. Jennän parcourait les sentiers obstrués d’une végétation abondante et luxuriante avec Banaji, venu l’aider dans sa quête de nourriture. 

– Tu devrais peut-être apprendre à la petite quelques rudiments de la chasse, dit ce dernier en repoussant les branches de sa machette. 

– Elle en fait déjà beaucoup pour notre petit groupe et tu sais qu’elle n’est pas en âge pour... Moi, j’aimerais avant tout qu’elle parle. 

– Quand tu dis qu’elle en fait beaucoup, tu parles de son instinct animal pour dénicher de bons abris ? s’amusa l’explorateur élancé dont le crâne nu luisait sous les rayons du jour. Qui sait, c’est peut-être ce même instinct qui me donne cette idée.

Alors qu’il était sur le point de rétorquer, un meuglement de souffrance résonna à travers les feuillages et le coupa dans son élan. Jennän et Banaji se retournèrent, paniqués. Ça venait des environs de la hutte, au sommet de la dune boisée où ils s’étaient installés depuis deux nuits. « On fonce ! », s’exclamèrent en chœur les deux hommes.

Ils coururent à grandes enjambées, sautant par-dessus les troncs d’arbre et les rochers, criant « Lonka ! » à tue-tête.

Banaji prit les devants, mais, une fois au sommet de la parcelle, s’arrêta net. 

– Nom d’un glazon…

– Que se passe-t-il ?! s’écria Jennän en arrivant sur ses talons.

À son tour, il se figea.

Venue à leur rencontre en entendant la voix de son père, Lonka se tenait devant eux.

Mais ce n’était pas la Lonka qu’il connaissait. 

Sa robe tâchée de sang était à l’image de ses prunelles, rouge étincelante, mais surtout… « Jennän, c’est normal ça ? », demanda Banaji en pointant la nuque de la petite sauvageonne : les cornes avaient poussé à tel point qu’elles traînaient à ses pieds. Leur assemblage fibreux était bien plus souple que Jennän ne le pensait. « Mais en fait, c’est pas du tout des cornes ça ! », s’exclama Banaji dans un rire nerveux, sidéré par cette vision cauchemardesque.

Jennän s’approcha, les mains tremblantes. Lonka lui souriait, mais sa transformation hideuse attisait la torpeur.

– Mais, qu’est-ce qu’il t’est arrivé ? demanda-t-il en posant fébrilement ses paumes sur les épaules de la chimère. 

– Pa !

Jennän resta scillé. Elle venait de lui parler, pour la première fois. En l’interpellant, elle pointait du doigt une carcasse de grand prédateur gisant derrière elle. Un peu plus loin encore, Bô se cachait maladroitement entre deux fourrés. 

« Je n’y crois pas… », Banaji reconnut la silhouette d’un grand raùr brun[2], une bête si rare et si terrible qu’elle nourrissait les légendes au village de Bozo. L’explorateur au crâne dégarni s’approcha, l’air songeur. 

Méconnaissable, la bête hirsute était pourfendue de toutes parts.

– Je pense comprendre, dit-il sur un ton inquisiteur. Ce grand raùr brun a dû s’en prendre à votre bobön de compagnie, et Lonka l’a protégé, mais… – Le grand homme se tourna vers la petite sauvageonne – Tu devrais y aller en douceur Jéjé’, elle n’a pas l’air de se rendre compte de ce qu’elle vient de faire.

Jennän considéra les mots de son acolyte et plongea ses yeux dans les rétines sanguinolentes de la fille. Derrière cette allure monstrueuse, elle gardait cette lueur d’innocence. « Je suis désolé, tout ça c’est de ma faute … », l’air peiné, il la serra dans ses bras. Il sentit les battements de leurs cœurs s’accélérer, ce qui semblait combler un vide en lui, mais son regard se baissa vers les extensions obscures qui sortaient de sa nuque.  La peau s’était fendue et craquelée sur leur passage et, en voyant le mouvement des appendices regagnant leur niche, le dégoût se hissa le long de sa gorge. Leur pointe s’était fragmentée en deux et caquetait tels des becs. Mais qu’est-ce que c’est ?! où est-ce qu’elles vont ? Qu’est-ce qu’il y a à l’intérieur ? 

Banaji posa une main réconfortante sur l’épaule de son ami.

Le restant de la journée, ils s’occupèrent à observer les nombreux détails de cette transformation chimérique. Finalement, même Bô se joignit aux observations. Après tout, plus besoin de chasser ; le gibier fumait à côté d’eux et donnerait assez à manger pour une saison entière. 

Alors que le colosse enflammé s’affaissait langoureusement, Lonka retrouva sa prunelle aux couleurs de la Terre Bleue. Cependant, ses cornes n’étaient pas totalement rétractées. Redevenues solides, elles étaient proéminentes et pointues comme des lances. Les lignes fibreuses se serrèrent et durcirent, laissant suinter un surplus de substance visqueuse.

La pénombre s’installait et Banaji devait revenir au camp. Les deux hommes consentirent que le souvenir de cette journée étrange resterait leur secret.

Les jours suivants, Jennän porta une attention toute particulière sur le comportement félin de sa fille adoptive.

[1] Bobön(s) : cf. Glossaire/Bestiaire. Un mammifère ruminant et herbivore de la famille des bovidés. Massif, le bobön est lent, mais capable de transporter des charges lourdes sur de longues distances. Il est orné d’une corne circulaire sur le front et peut s’en servir pour faire tomber les fruits des arbres.

[2] Grand(s) raùr(s) brun(s) : cf. Glossaire/Bestiaire. Un grand mammifère, omnivore et solitaire, de la famille des ursidés. Reclus dans les forêts, il se nourrit de fruits la plupart du temps, mais la faim peut l’amener à attaquer des animaux et des humains. Lorsqu’il vieillit, des tâches rondes et blanches apparaissent sur son pelage brun.

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