46 terravolutions avant le Jugement Nouveau... Fin du voyage, début de l’aventure
Les landes, aussi abruptes qu’arides, présentaient un paysage dégagé. Elle rappelait le douloureux souvenir des sécheresses de Bozo. Mais malgré les pluies, les orages, les tremblements de terre, la chaleur du colosse enflammé ou la froideur des colosses blancs, il fallait avancer, encore et toujours.
Jennän et Jewesha chassaient des petits mammifères à défaut de trouver des végétaux comestibles. La nourriture se faisait plus rare, mais les repas à la brochette de viande plus festifs.
Bô supportait mal les affres de cette nature. Au bout de quelques jours, il se blessa à une patte sur un bout de roche aiguisé. La traversée, ralentie par les souffrances du bovin, devenait plus rude encore.
Pour éviter de parcourir de nouvelles zones escarpées où des bêtes féroces pouvaient se terrer, la petite troupe restait à la lisière de la forêt, là où la sensation d’une présence humaine hostile les maintenait en alerte. Combien de jours restait-il à marcher ? Pourraient-ils arriver au bout du chemin ? Jewesha paraissait la plus inquiète, elle qui n’avait pas revu sa famille depuis des lustres. Elle priait chaque matin qu’il n’arrive rien à son frère Karo, dont le rôle de nouveau Major conférait des responsabilités sûrement trop grandes pour sa frêle expérience de meneur d’hommes.
À la nuit tombée, elle se consolait dans les bras de Jennän, alors que Lonka avait pris l’habitude de construire sa propre cabane, à quelques mètres de celle de ses parents. Bô préférait protéger le domaine de la petite fille et restait le plus clair de son temps à ses côtés.
***
Les landes n’étaient qu’un avant-goût.
Leur périple se transforma en chemin de croix dans l’environnement peu clément des plateaux rocheux.
« Jewi ! Jewi ! », alors que le crépuscule pointait le bout de son nez, Lonka courut jusqu’à Jewesha et tira sur la robe qui la drapait de la tête au pied. La jeune femme, surprise que la petite sauvageonne s’adresse directement à elle (en dehors des moments de toilettages) eu d’abord du mal à discerner ce qu’elle voulait lui montrer. Elle fut rejointe par Jennän et, après moult observations, ils aperçurent des ombres approcher de leur bivouac.
Ils avaient beau être claustré dans une des immenses fissures qui s’étalaient dans ce désert de pierres, ils étaient repérés. Le doute et l’effroi s’emparèrent d’eux. Étaient-ce les tribus des forêts qui les avaient contournés pour les piéger de face, ou un écueil plus terrible encore ?
Ils entendirent un cri au loin, comme un signal pour attaquer, et décidèrent aussitôt de prendre la fuite. Au milieu de ces rocs hérissés comme des pics, il fallait trouver la tanière parfaite, celle qui les dissimulerait dans la pénombre, quitte à laisser Bô et leurs affaires derrière eux.
Les cris s’intensifièrent. Les lueurs de flammes s’approchaient.
Jennän vérifia si le dessous d’un rocher particulièrement effilé n’était pas déjà le territoire d’insectes dangereux ou de bêtes sauvages. Cette opération relevait du défi – Sans ustensile et par peur de se faire repérer, Jennän ne pouvait pas allumer de feu –. Lonka se montrait de plus en plus agitée. Jennän la tenait fermement dans ses bras, mais la fille se débattait de plus en plus à mesure qu’une présence humaine se rapprochait, répétant « Pa’ » à tue-tête. À bout de force, l’homme finit par lâcher prise et Lonka accourut en haut d’un roc qui obstruait leur champ de vision.
Elle s’était mise totalement à découvert.
– Jewi ! tonna-t-elle en montrant l’horizon du doigt.
Cette dernière restait effarée. Que pouvait-il bien se passer ? Elle s’était pourtant rendu compte que l’instinct de Lonka était toujours juste, alors pourquoi ne se cachait-elle pas ?
Jennän comprit aussitôt lorsque les voix parvinrent distinctement à ses oreilles. « Jennän ! Jewesha ! », il reconnaissait ce ton, c’était celui de ses proches camarades. Il accourut aux côtés de Lonka pour s’en rendre compte de ses propres yeux : Banaji, Agatha et d’autres membres de la tribu étaient venus à leur rencontre.
Ils les avaient retrouvés. « Banaji !!! On est là ! »
Passée la frayeur, les retrouvailles furent chaleureuses. Agatha et les femmes du cortège s'enquirent aussitôt de l'état de Jewesha, pendant que les hommes entourèrent Jennän et lui flanquèrent à tour de rôle de grandes claques amicales sur l'épaule en riant.
On mit aussitôt en place un camp et du pot de glaù à chauffer pour fêter la survie des trois exilés. Jennän regardait Banaji et ses comparses avec des yeux pleins d’admiration. Le grand homme à la peau brunie par le colosse enflammé et au crâne toujours luisant avait pris quelques rides, mais son regard restait vif comme aucun autre. C’était Banaji qui avait mené le Major Augüs à Jennän dans la crique ; lui qui avait trouvé le lit du fleuve permettant le départ vers l’est ; et lui encore qui avait retrouvé Jennän et sa troupe dans ces landes perdues au milieu de nul part. Comment faisait-il ? C’était un être exceptionnel.
Maluna, femme de Banaji et exploratrice tout aussi chevronnée, accompagna Lonka à la recherche de Bô. Pendant ce temps, l’heure des explications était arrivée :
– Comment ? Mais comment avez-vous fait ? Nous étions si loin… Perdu au milieu de ces terres infinies, j’ai cru qu’on allait terminer notre vie ici, dit Jennän, une larme de joie coulant le long de sa joue.
– En effet, pour vous être perdus, vous vous êtes perdus, mais avant de t’expliquer, j’ai une très, très bonne nouvelle à vous annoncer…
Jennän et Jewesha furent tout ouïe. Banaji posa une main chaleureuse sur leur épaule, large sourire aux lèvres.
– Karo a assumé sa mission. Nous avons rallié la nation de Java ! Nous avons réussi.
Face à une telle nouvelle, Jennän et Jewesha ne purent se retenir plus longtemps. Le premier sauta de joie, l’énergie de sa jeunesse retrouvée, quand la seconde pleura sans interruption. Surpris, Banaji préféra cacher son émotion d’un plus large sourire.
– Alors c’est bon ? Nous sommes arrivés au bout du chemin ? demanda Jewesha, en sanglot.
– Quasiment. Nous ne sommes pas pour autant à l’abri. Java n’est pas la seule grande communauté de l’est.
– D’où nous venons, nous avons croisé des hommes et des femmes qui n’avait pas l’air d’apprécier notre venue. Java est en guerre contre eux ? demanda Jennän.
– Pas encore… Selon les miliciens de Java, nous aurions frôlé le territoire des Athaniens en longeant le fleuve par le nord. Donc vous deviez être en plein dedans…
– Nous avons dû le contourner.
Banaji prit une expression sérieuse et un ton plus grave :
– Et vous aviez bien fait. Nous avons perdu des hommes à cause d’eux. Jimän, Henzo, c’était eux. Une fois qu’ils se seraient rendu compte que vous n’étiez pas des leurs, ils vous auraient sûrement réserver le même sort. Bref… – Banaji offrit sa plus belle mine de réflexion – Avant que nous reprenions la route, je dois vous expliquer un peu dans quoi nous avons mis les pieds.
– Notre groupe a pénétré le territoire de Java depuis la fin de la dernière défloraison. Les troupes que nous avions rencontrées aux frontières connaissaient déjà notre emblème. Ils nous ont emmené tout droit à Gata No Java.
– Gata no quoi ? questionna Jewesha en essuyant de sa manche son visage humide.
– Gata No Java, la plus grande et belle cité de Java. Si tu pouvais voir l’endroit, des maisons partout, de grands champs, des bâtiments gigantesques qui peuvent abriter tout notre clan. L’endroit de nos rêves… Malheureusement, tout n’est pas si simple là-bas…
Banaji occupa ses mains en ravivant le brasier. Le feu attirait de gros insectes bourdonnant tout autour. Il reprit :
– Java est en guerre depuis la dernière terravolution. Le No Gata, qui règne sur les lieux depuis le début de l’humanité selon les dires de ses habitants, nous a expliqué très brièvement la situation. Une nation plus au nord, répondant au nom de Xo, a décidé de prendre la totalité du territoire connu. Cela fait suite avec une rencontre venant de l’extérieur.
– La nation de Xo ??
– De l’extérieur ?
– Bon, vous m’avez l’air un peu perdu. Je vais vous faire un petit point sur comment est vu notre monde selon les populations de l’est. Nous sommes actuellement sur une vaste terre surnommée Nygönta. Selon la langue des anciens, je crois que ça signifie « terre du sud », ce qui signifie que nous nous trouvons juste sur une petite terre située au sud d'un espace biiiien plus grand – l’éclaireur mima le gigantisme de larges mouvements de bras –…
Jennän et Jewesha se regardèrent hébétés. Eux qui venaient de passer tant de jours et de nuits à arpenter « leur » monde, ils avaient du mal à se faire à l’idée que ce dernier était un endroit minuscule à l’échelle de “l’extérieur”.
– Sur Nygönta, les populations humaines qui s’y sont “éveillées” se sont concentrées vers l’est, autour des fleuves, reprit Banaji. Celui que l’on vient de longer se nomme l’Athän, qui donne son nom au territoire dans lequel vous auriez pu disparaitre. L’Athän se sépare en deux autres fleuves, à environ cinq jours de marche si l’on connait le chemin.
– Donc on se rend à cinq jours de marche ? demanda Jewesha.
– Non mais écoute, c'est intéressant – Sans qu'il ne le remarque, son interlocutrice roula des yeux –. En ayant longé l’Ahtän par le nord, nous avons débouché en pleine nation de Xo, nous avons traversé des plaines où des hommes s’entretuaient, nous n’avions jamais vu ça, aussi… – Banaji coupa sa phrase dans l'élan – Heureusement, nous avons pu atteindre en vie ce fameux croisement des fleuves, marquant la frontière avec la nation de Java. Des centaines et des centaines d’hommes avaient battit ce qu’ils appellent des “lignes de défense” sur l’autre rive, nous étions enfin hors de danger, mais je ne sais pas pour combien de temps.
– Où vous ont-ils mis alors, après Gata.. No Ga.. Comment c’est déjà ? balbutia Jennän.
– Gata No Java, la capitale de Java. Mais le No Gata…
– Le quoi ?!
– Le No… – Banaji pouffa et roula à son tour des yeux – Le prétendu chef de toute la région. Bon pour le moment il n’a plus que Java, mais c’est déjà pas mal son territoire est aussi grand que celui de Xo. Bref, à force d’explications je m’égare…
– Oui, tu m'as perdu, rétorqua Jewesha.
– Dis donc, t’en as appris des choses, ajouta Jennän.
– Il y a tellement de choses à dire tu sais… Déjà, Java est bordée par le territoire de Naga à l’ouest et à l’est.
– Je ne viens pas de dire qu’il m’avait perdu ?
– Le sud appartient à la nation d’Onok, continua Banaji comme si de rien n'était, fasciné par ses propres explications. Mais dernièrement, Java et Onok ont trouvé un accord pour s’allier. L’Athän se sépare en Nygönnaga au sud et Philesïs au nord, marquant donc la frontière avec Xo, et le Philesïs se sépare encore en deux avec…
– Abrège ! coupa Jewesha. Où est-ce que l’on va retrouver Karo et les gens de notre clan ?
– Bon… Pour l’instant nous sommes un peu éparpillés à Gata no Java, nous devons trouver notre place… Et c’est là qu’il était important pour nous de vous retrouver… – La fille de Kirin fronça les sourcils – Karo a proposé au No Gata de former une cohorte d’explorateurs qui pourrait rendre des services à la Nation en menant des recherches sur les territoires de l’est. Car encore plus à l’est se trouve la nation de Roa, dont seul le No Gata a vent de son existence... Enfin, à ce qu’il parait, vu que ce sont des gens de la cité qui m’en ont parlé – Le couple leva un sourcil en même temps –. Il est dit que Roa recèlerait de somptueux trésors qui pourraient mettre fin à cette guerre en un rien de temps. Mais pour mettre en place cette expédition, nous avons besoin d’un meneur et Karo a directement pensé à toi, Jennän. Avec l'aide d'un “régiment”, je crois qu'ils disent ça comme ça, nous avons pénétré le territoire d’Athana et réussi à récolter des informations sur votre emplacement, preuve que vous étiez en effet poursuivis… Et vu le nombre de gardes pour nous protéger, vous n'étiez pas poursuivis par des innocents... Mais au moins, ça nous a permis de nous rendre ici.
– Donc, si je comprends bien, à peine arriverai-je à Gata No Java que je devrais repartir ?
– Il s’agit de la survie de notre groupe, Jennän. Nous n’avons pas de place dans ce monde, nous devons donc la créer, mais le No Gata nous permettra de le faire si on l’aide à achever cette guerre.
– Il a l’air d’être “aimable par intérêt” ton “no gaga” là.
– Sache tout de même que tu ne seras plus seul, expliqua Banaji sur un ton plus sec, vérifiant du coin de l’œil les réactions de Jewesha. Le mieux et que tu te présentes de toi-même au No Gata, tout te semblera plus clair d’un coup.
– Et comment ce No Gata sait autant de choses ?
– Je te l’ai dit, il existe depuis des générations, depuis le début de l’humanité…
Jennän se sentit bizarre. Ses yeux se tournèrent vers le sentier qu’avaient emprunté Lonka et les autres. Et si…
– Et t’y crois, à ça ? rétorqua Jewesha.
– Tout est possible. Nous ne connaissons rien de notre monde, nous en découvrons chaque jour un peu plus, alors pourquoi pas. En tout cas, je n’ai pas écouté plus sage parole que la sienne, ni vu un visage plus marqué par les terras. À côté, ton père était encore dans la plénitude de ses forces.
Jewesha baissa les yeux, entre tristesse et colère. Ce n’étaient sûrement pas les mots qu’elle avait envie d’entendre. Jennän lança un regard sanguin à Banaji, qui par sa soudaine moue semblait s’excuser de sa maladresse, mais la jeune femme releva rapidement la tête :
– Dans tout ça, il y a une question à laquelle tu n’as pas répondu Banaji.
– Je t’écoute.
– J’ai compris que la nation dont nous devions avoir peur se nomme Xo… mais tu nous as aussi dit qu’elle avait décidé d’agir, initier cette guerre, suite à “une rencontre avec l’extérieur”. De quoi est-ce que tu parles ?
– Ah ça… Comme vous avez pu le voir, nous n’étions finalement pas les seuls humains sur cette terre. C’est encore plus vrai pour le reste de notre monde. Au nord-est, Nygönta est bordurée d’une gigantesque muraille blanche qu’on peut voir à des lieues à la ronde, et par-delà cette muraille se trouve la Terre Bleue, à perte de vue. D’autres hommes et femmes, dans ce monde, ont trouvé le moyen de vivre sur la Terre Bleue et ils ont déjà posé le pied sur Nygönta… Je n’en sais pas forcément plus, mais jusqu’à maintenant, les seuls contacts avec l’extérieur furent via la nation de Xo. Ils ont sûrement appris quelque chose qui les ont poussés à vouloir absorber toutes les populations de Nygönta, mais personne ne fait confiance au souverain de Xo, qui semble réfléchir pour ses intérêts personnels.
– Et si Java gagne cette guerre ?
– J’imagine qu’elle fera la même chose que Xo. Notre but est de se retrouver du bon côté lorsque le verdict tombera. Depuis des générations, nous avons parié sur Java.
Jennän observa le feu crépiter. Baigné dans la chaleur, il réfléchit à ce que Banaji venait de lui confier. No Gata ? C'est le Major de l'intégralité de ces terres alors ? Non, c'est au-dessus du Major du coup... Il y a d'autres nations que Java donc ? Il ne savait pas par quel bout commencer. S'il n'avait pas tout compris, son esprit fusa entre toutes ces informations et son imaginaire se mit en branle. Il songea à des batailles réunissant des milliers d'hommes, à des cités aux architectures toutes plus belles les unes que les autres. Tant d'esquisses s'ancraient dans sa tête. Il imaginait le début d'une nouvelle vie, bien plus exaltante que cette mission originelle imposée par son clan : la traversée vers l'est.
***
Au bout de trois jours de marche, la petite troupe commençait à discerner au loin une large bande scintillante. Banaji expliqua qu'il s'agissait des lignes de défense en bordure du Nygönnaga.
Maluna guidait la marche, prenant soin d’éviter les possibles zones de rencontre. La principale appréhension était de tomber au milieu d’un champ de bataille entre Athaniens et miliciens de Java. L’idée excitait toutefois l’imaginaire de Jennän, lui qui s’était habitué au grand air de l’aventure et du risque.
Un jour plus tard, ils durent traverser le fleuve Nygönnaga pour pénétrer le « minuscule territoire de Naga », dernière frontière avant la nation de Java et allié de choix dans la protection de cette terre promise. La troupe mit une journée entière pour construire deux solides radeaux. Le premier transportait entre autres Banaji, Jennän et Jewesha ; Lonka et Bô embarquèrent sur le second, sous la protection de la courageuse Maluna – Cette dernière s’était attachée à la petite Lonka et avait remplacé Jewesha pour faire sa toilette –. Même s'il s'était fait à l'idée, plus de deux terravolutions durant, que ça présentait un risque trop élevé d’embarquer sur un radeau à contre-courant avec un bobön à bord, Jennän observait ces embarcations avec frustration.
Une fois sur le territoire de Naga, Banaji souffla dans un bout de bois creusé en entonnoir : un bruit rauque s’en échappa pour raisonner à des lieues à la ronde. Des troupes de Java les retrouvèrent avant la tombée de la nuit.
Leur attirail vestimentaire se constituait d'une jupe et d'un haut en cuir animal, brunis et griffés d'une craie grise, sanglés par des anneaux et des armatures taillées sur mesure dans la pierre. Les articulations étaient à l’air libre, permettant une bonne mobilité malgré les protections.
Ils parlaient la même langue, mais avec un accent tranchant que Jennän et Jewesha avaient parfois du mal à comprendre.
Les protecteurs de Java étaient transportés par des glazons[1] tirant des chariots. Les animaux ressemblaient au bobön, mais, hauts sur patte et plus élancés, ils étaient parés pour sillonner sur de longues distances à bonne allure. Ils avaient de quoi impressionner, faisant la taille d’un homme et demi au garrot.
Alors la question de garder Bô se posa.
La bête ne s’était jamais remise de sa blessure, qui devenait plus purulente chaque jour et, de toute évidence, allait ralentir tout le cortège.
Jennän réfléchit la nuit entière.
Il finit par aller voir sa fille à l’aube, pour lui expliquer qu’elle devrait dire au revoir à son compagnon préféré. Elle comprenait les mots de son père, mais ne semblait pas comprendre pourquoi, d’autant qu’on n’osait pas lui donner de franches explications. Pour la première fois, Jennän vit les larmes couler sur les joues de sa fille. « Je ne veux pas que Bô parte », « pourquoi vous voulez qu’il parte ? », c’était également la première fois qu’il entendait des phrases aussi bien construites de la part de Lonka. Son cœur se souleva lorsqu’il vit Bô s’approcher d’elle pour la réconforter.
Jewesha observa la scène de loin. Elle avait autant de mal à cacher son émotion.
On attendit le lever complet du jour pour escorter la bête dans un bois non loin du sentier.
Ce fut la dernière fois que Lonka vit Bô.
***
Un jour plus tard, l’escorte arriva enfin à Gata No Java.
De grandes cultures entouraient la ville où ces fameux “bâtiments” accueillaient les voyageurs. C’étaient des gigantesques blocs de pierres creusés de petites fenêtres sur tout leur pourtour. Certains respiraient la vie : des vêtements séchaient aux fenêtres et des habitants regardaient au travers l’arrivée des voyageurs. « Des colosses terriers », Banaji surnomma ainsi ces structures aussi hautes que cinquante hommes, cachant l’astre du jour si on les approchait de trop près.
Hommes, femmes, enfants, animaux, champs, vêtements, nature verdoyante, Java No Gata s’étoffait de mille et unes vies, de mille et unes couleurs. Après la perte de Bô, Lonka retrouvait petit à petit le sourire en ressentant toute ces présences pétillantes comme apaisantes.
D’autant qu’autre chose attirait son attention : Elle était la première à avoir remarqué que le ventre de Jewesha changeait.
Sous un triomphe chaleureux – Jennän reconnaissait même certains membres de son clan, maintenant bien intégrés à la vie de la capitale –, l’escorte arriva devant le plus prestigieux des colosses terriers[2]. Plus bas que les autres, mais plus large, la bâtisse pyramidale présentait des coulures dorées, des jardins sur chaque toit, des étendues d’eau à ses pieds.
C’était le palais du No Gata.
Jennän allait enfin le rencontrer.
[1] Glazon(s) : cf. Glossaire/Bestiaire. Un mammifère ruminant et herbivore de la famille des bovidés. Plus haut sur patte et affuté que son cousin le bobön, il est le plus puissant et rapide spécimen de son espèce. Le glazon est réputé facilement domesticable et apporte une aide précieuse à l’agriculture et au transport.
[2] Colosse(s) terrier(s) : cf. Glossaire/Expressions. Un terme, défini par l’explorateur Banaji, qui désigne la ruine d’un grand bâtiment prétendument construit en des temps immémoriaux. Certains colosses terriers sont reconsolidés et réaménagés par la main de l’homme, reprenant ainsi leur fonction d’habitat.
Annotations