46 à 45 terravolutions avant le Jugement Nouveau... Le No Gata et les explorateurs
Mué en dandy dans une robe de soie blanche, Karo accueillit par de longues étreintes son ami et sa sœur dans l’antichambre du palais. Jewesha resta accrochée un long moment au cou de son frère. Jennän salua le nouveau Major d’un signe de la main avant d’imiter sa bien-aimée. Les rayons du colosse enflammé accompagnaient ces retrouvailles à travers les puits de lumière.
Karo avait bonne mine, la grandeur d’un chef. Il prit soin de saluer Lonka et remarqua qu’elle avait pris une demi-tête de plus depuis la dernière fois qu’il l’avait vue.
– Ce n’est pas la seule chose, dit Jewesha en s’approchant de la petite comme si c’était sa fille. Regarde sa nuque.
Karo palpa la zone et remarqua qu’il n’y avait plus rien. À peine sentait-il deux petites boules dans l’épiderme rouler sous ses doigts potelés.
– Eh bien donc ? Tu les as rangés où tes cornes ma chère Lonka ?
– Avec Bô.
Karo resta immobile quelques secondes. Il ne s’attendait pas à ce que la petite fille se mette à lui parler si distinctement. « Eh bé, il y a du changement à ce que je vois », reprit-il en regardant Jennän et Jewesha, amusé. Les trois protecteurs restés en escorte ne comprenaient pas vraiment la situation. « Et où est ce Bô ? », sans mot dire cette fois, Lonka pointa du doigt le ventre de Jewesha.
Tout le monde se regarda dans un sentiment alliant surprise, amusement et incompréhension. En voyant qu’elle était au centre des attentions, Jewesha se mit à rougir.
– Alors, Bô est un bobön, donc si Bô se trouve dans mon ventre je ne vois pas comment j’ai pu réussir à l’y mettre.
– Elle parle peut-être… de son remplaçant, répliqua Karo en jouant des épaules avec sa sœur.
Jennän restait pour une fois en retrait, silencieux. Lonka toucha du doigt le ventre de Jewesha. Cette dernière retira délicatement sa main et la regarda dans les yeux :
– Je te préviens Lonka, quoique ce soit qui sortira de ce ventre, je ne l’appellerai pas Bô !
Karo pouffa de rire.
Un protecteur mit rapidement fin aux discussions : Il était temps de rencontrer le chef de ces terres, et seuls Karo et Jennän y étaient conviés. Ce dernier demanda à Jewesha de rester avec Lonka, promettant que ça ne durerait pas longtemps.
Le cortège de Jennän et Karo les guida à travers un long corridor ouvert sur des fontaines, avant de grimper marche par marche le bâtiment principal.
– Tu penses vraiment que Jewesha attend un enfant ? questionna finalement Jennän, en chuchotant pour éviter d’importuner les protecteurs.
– Sérieusement Jennän, s’il y a quelqu’un qui doit être au courant ici, c’est toi, non ?
Le jeune homme retourna dans son mutisme.
Quelques instants plus tard, ils se retrouvèrent dans la salle la plus majestueuse du palais, traversant les tribunes d’un grand amphithéâtre à ciel ouvert – La pièce, au dernier étage de la pyramide, était toutefois cloisonnée entre quatre rangées de colonnes –. Ses estrades étaient vides, mais son trône, qui leur faisait à présent face, était bel et bien occupé.
Une seule et unique personne les attendait.
Le No Gata avait les habits et la robustesse du patriarche, contemplant tranquillement l’arrivée de son auditoire. Il était confortablement installé sur un siège taillé dans la roche blanche et incrusté de bulbes bourgeonnants. Sa longue barbe blanche camouflait les ornements argentés de sa toge. Comme l'avait insinué Banaji, son visage marqué par les rides témoignait du nombre de ses terravolutions. Jennän lui trouvait un air rêveur, absent, mais sa carrure et sa prestance impressionnaient. Seuls des anciens comme le Major Kirin lui avait donné, une fois dans sa vie, pareil sentiment. « No Gata, voici le Major Karo Augüs et le chef des explorateurs des tribus de l’ouest, Jennän de Bozo… », présenta le protecteur en avant-garde.
– Voici donc le plus digne des explorateurs, dit le No Gata d’une voix puissante, quoique bienveillante, en s’adressant directement à Jennän – Ce dernier, timide, cherchait une réponse dans les yeux de Karo –. J’espère que votre arrivée sur Java sera plus plaisante que le reste de votre chemin.
– J’ai l’impression d’avoir traversé en quelques jours ce que j’ai parcouru en plusieurs terravolutions depuis mon départ de l’est, ô grand... No Gata ?
Jennän ne savait quelle formule choisir, ses honneurs ressemblant à des questions.
– Vous devez être exténué, d’où cette pointe de retenue ? N’ayez crainte, soyez ici en confiance. Le Major Karo, chef de votre tribu, ne m’a dit que du bien sur vous.
– Et heu… que vous a-t-il dit au juste ? questionna-t-il, plus perplexe qu’à l’aise.
Le No Gata se leva de son siège, descendit du trône et se présenta face aux deux hommes, prenant soin d’écarter le protecteur qui leur emboitait le pas d’un geste de la main. Sa carrure paraissait plus imposante encore de près. Il devait avoir la taille de Banaji, ainsi que la largeur d’un Bobön. Le colosse enflammé était son plus proche partisan, l’éclairant d’une divine lumière. Aucune menace n’émanait de ce corps si robuste. L’âge l’avait sûrement attendri.
Doucement, le No Gata tendit ses mains et prit les épaules de Jennän.
– Tout chez toi transpire la force des grands, exposa-t-il d’une voix plus suave. Karo ici présent aurait pu me dire ce qu’il voulait, ce qui compte est la première rencontre et celle-ci me confirme que tu es taillé pour la tâche que j’ai envie de te donner. Toi qui a parcouru si seul et si longtemps les terres et forêts sauvages de l’ouest, tu m’as été présenté comme un homme de devoir aussi bien qu’un aventurier chevronné malgré ton jeune âge. Je ne compte pas te proposer un marché, ta famille comme ta tribu étant une part entière de Java à présent, mais te demander une grande faveur.
« Une faveur ? », Jennän ne comprit pas sa soudaine importance. Lui qui n’était personne, voilà qu’un homme illustre implorait son aide. Peu importe ce que le No Gata allait lui demander, il ne voyait plus l’option du refus comme possible. Espérant que Banaji ne s’était pas trompé dans ses indications, Jennän se préparait déjà mentalement à ce voyage dans l’est profond.
– Depuis trois terravolutions, les nations du nord ont décidé de nous faire la guerre. Par centaines, voire par milliers de conquérants, les nations de Xo et Floeim tuent et pillent ce qui se trouve sur l’autre rive du Philesïs. Nous avons protégé la frontière nord-ouest d’une grande invasion et nous avons rallié la plupart des nations du sud à notre cause. Nous avons même réussi à agrandir notre territoire entre le fleuve Naga et Philesïs. Mais utiliser la force nous a fait perdre beaucoup de femmes, d’hommes et d’énergie, il nous en faut plus.
– Vous voulez que notre tribu se batte ? Nous ne faisons même pas le quart d’un millier d’hommes… Comment…
– Que connais-tu de ce monde ? questionna le No Gata, coupant Jennän dans ses doutes.
– Heu… j'ai peur de ne pas avoir tout compris mais déjà, Xo est une nation, j’imagine que Floeim aussi, quant au Philesïs et au Naga, je sais que ce sont des fleuves mais rien de plus… Je ne connais que ce qu’on m’a évoqué ou ce que j’ai pu voir…
– Comme un “monstre aux mille yeux rouges” ?
Jennän s’arrêta net. Après tant de temps à enfouir cette vision, voilà que le No Gata en personne la lui renvoyait. Allait-il enfin en apprendre quelque chose ?
– Notre monde n’est pas nouveau Jennän, reprit le souverain. Il est juste revenu comme neuf, ou presque. Et malgré mon éternité apparente, je n’en connais pas tous les secrets, loin s’en faut – Il se tourna subrepticement vers Karo avant de balader son attention entre les deux invités –. Mais je suis là depuis le retour de la vie humaine sur ces terres. J’ai connu le père de vos pères et leurs prédécesseurs. Je peux ainsi vous révéler quelques informations dont j’ai hérité ou que, moi aussi, j’ai pu voir. Ici, sur Nygönta, vous faites partie de la sixième génération, celle qui n’a plus souvenir du “berceau”. Vos Aïeux, qui ont foulé cette terre les premiers, sont nés il y a bien plus longtemps qu’ils ne le pensent, ils ont été sauvegardés dans des souches souterraines pour revenir à la vie le moment venu. Certains, comme moi, ont été spécialement préservés pour donner l’héritage de temps immémoriaux.
– Et, le monstre que je suis sûr d’avoir vu, qu’est-ce qu’il a à voir là-dedans ? demanda Jennän, qui commençait à s’embrouiller les idées au fil du discours.
– Ceci fait partie du mystère, mais je peux d’ores et déjà te dire que ses semblables vivent sous nos pieds. Ils nous surveillent... Retiens ceci pour tes prochaines expéditions. D’ailleurs, – Le No Gata relâcha les épaules de Jennän et se mit à marcher lentement dans l’amphithéâtre – avant que tu ne poses la question, voici pourquoi je me permets de te donner le contexte : des hommes sont revenus à la lumière du jour, mais à des époques et des endroits différents. L’héritage fût plus ou moins conséquent, c’est ainsi que certaines nations dans ce monde ont des savoirs ou des pouvoirs qui dépassent l’entendement, quand d’autres doivent reprendre leur genèse… de zéro. Certains hommes ont décidé de garder ces trouvailles pour eux, d’autres de les utiliser pour asseoir leur domination – Le No Gata observa la mine fermée de son interlocuteur. Il perdait rapidement sa capacité d’écoute –. Soit, notre ennemi, la nation de Xo, a décidé d’accaparer Nygönta à la suite d’un événement dont je n’ai pas tous les détails.
Ses dernières paroles éveillèrent l’intérêt de Jennän :
– On m’a parlé d’une visite extérieure…
– En effet, mais dans quel but ? Pour quel don ? Quel échange ? Quelle condition ? Tout ceci, je ne le sais pas, mais ça me pousse à agir pour rétablir la paix sur cette terre. Xo est mieux préparé que nous, mais j’ai une carte à jouer pour reprendre le dessus – Le No Gata marqua une pause, comme s’il hésitait au final à se livrer –. À une centaine de lieues au nord-est, se trouve la nation de Roa. Elle est coupée du monde et regorge de savoirs et artéfacts qui pourraient changer le cours de cette lutte. Il y a très peu d’habitants et aucun pouvoir stable, donc je ne pense pas que l’on puisse tout simplement créer une alliance comme avec la nation d’Onok. Par contre, en vous rendant près du “berceau” derrière le pic à deux cornes, vous pourrez récupérer, en toute discrétion, une machine qui vous permettra de voler, ainsi que le savoir pour en construire d’autres.
– De voler ? reprit Jennän en croisant les bras. Et heuu... excusez-moi, mais c’est quoi un “berceau” pour vous ?
– L’origine de notre retour sur terre.
Jennän et Karo se regardèrent, entre excitation soudaine et méfiance. Ils avaient toutefois hâte d’entendre la suite. Tout homme rêvait de voler ou découvrir ses origines, mais le ciel et les cavernes n’étaient pas son domaine.
– Voler nous donnera un avantage décisif, continua le souverain de Java en appuyant ses mots. Vous savez, et je pense que Xo le sait aussi depuis cette “visite”, Nygönta est en léger retard par rapport au reste du monde. D’autres volent déjà depuis des dizaines de terravolutions. Et je ne peux imaginer où en sont les nations les plus puissantes par rapport à nous. Cette avancée pour Nygönta fera votre gloire, je vous l’assure.
***
C’est ainsi qu’à la tête d’un groupe de vingt explorateurs, Jennän s’en alla visiter les territoires au nord-est plus d’une saison entière, prenant soin de contourner la nation ennemie de Floeim.
Karo était resté auprès de Jewesha, constatant que chaque jour le ventre de cette dernière grandissait un peu plus. Et il espérait de tout cœur que l’amant de sa sœur reviendrait en vie pour la venue au monde d’un nouvel Augüs.
Lonka passait ses journées à apprivoiser divers animaux, à apprendre les métiers de la culture (avec Agatha et ses marmots) et de la chasse (avec Maluna et Banaji).
Le temps semblait s’accélérer pour elle. Sa parole se développait autant que son corps.
Elle attendait son père avec le sourire. Un sourire grandissant à mesure que cette chose bougeait dans le ventre de Jewesha. Cette dernière voulait d’ailleurs qu’elle l’appelle “Maman” en public, arguant devant Agatha et les quelques suivantes au courant des origines de la petite qu’elle connaissait une croissance un peu plus présentable aux yeux du clan Augüs.
Les jours passaient et chaque nouvelle des sentinelles se faisait attendre.
Ils bravaient tous les dangers pour rapporter des informations qui se voulaient des plus optimistes : la protection de la frontière nord-ouest était assurée, plus personne ne bougeait entre l’armée de Xo et celle de l’alliance Java-Onok ; une armée fut créée sur le territoire Philesïs pour venir en soutien de la conquête de Floeim.
Les ragots se multiplièrent : une milice de l’alliance avait pénétré le territoire d’Athana afin de prendre à revers Xo par le flanc sud-ouest, mais elle se heurtait à l’agressivité des tribus locales ; une tentative de percée de Xo fut mise en déroute par l’apport de l’armée capitale d’Onok, qui perdit la moitié de ses hommes.
Jours et nuits s’entremêlèrent dans ce concert d’histoires et d’anecdotes autour de la lutte des Nations. Les expéditions étaient de plus en plus longues, Jennän de moins en moins présent.
À distance des heurts, la notion de guerre était floue pour Lonka ou tout autre habitant des villages protégés. Tout semblait si près et si loin en même temps.
Les nouvelles donnaient parfois envie de célébrer, d’autres fois de s’inquiéter. Et bientôt on commençait à parler des exploits d’une délégation envoyée dans le nord-est : elle s’était confrontée aux habitants de Roa, mais au lieu d’y trouver la mort, elle créa une alliance ; une armée se formait à Roa pour rejoindre la bataille ; des explorateurs avaient trouvé des artefacts inespérés…
Le sentiment que ces nations éphémères allaient laisser place à autre chose était le sujet principal des réfugiés de Gata No Java.
Le son du triomphe raisonna une première fois lorsque le No Gata en personne annonça la prise de Floeim.
Attaquée par Xo, Floeim baissa sa garde et, de l’autre flanc, un détachement initié par l’armée d’Onok et rejoint par la toute fraîche armée de Roa fit le siège de la capitale, Geflei. À l’issue d’une saison de mousson et ne sachant pas à quelle menace faire face, Geflei se rendit et accepta l’alliance de Java. Les rumeurs annonçaient que des “chariots volants” avaient impressionné les chefs de Floeim, qui ne purent que s’agenouiller face à l’invulnérabilité de leur assaillant – menacés par des bombardements de liquides enflammés ou de roches, ils n’avaient aucune arme pour riposter –. Karo sentait le vent tourner en faveur de son groupe.
Et finalement, Jennän revint en vie, entouré d’une aura glorieuse. À bord de ces chariots volants, coupant le vent avec leur grande voile, les explorateurs des terres du Grand Est se présentèrent au palais du No Gata, en triomphe.
« Papa ! », la première personne à accueillir Jennän fut sa fille, sautant à son cou avec une ferveur qui ne lui ressemblait pas. Jewesha, accompagnée de Karo, emboîta le pas pour retrouver son homme. Elle avait pris des joues, et se trémoussait dans des vêtements de laine d’ovïs[1] amples et dans l’air du temps.
Mais, surtout, elle tenait dans ses bras un enfant.
Jennän resta sans voix.
– Tu es revenu trop tard pour lui donner son nom. Étant donné que tu as choisi pour Lonka, cette fois je me suis dit que j’avais le droit de choisir à mon tour.
Le sourire de Jewesha était radieux.
Le No Gata s’approcha de la scène, portant un regard bienveillant sur cette petite famille. Jennän souleva le drap qui recouvrait sa progéniture pour constater qu’il avait en face de lui un garçon. Son garçon.
– Et… Il s’appelle comment ?
« Bô ! », crièrent en cœur Karo et Lonka en levant les bras. Ces derniers éclatèrent de rire en voyant la tête subitement furieuse de Jewesha. Jennän remarqua ainsi que, pendant son absence, une belle complicité s’était installée entre Lonka et son oncle adoptif. Jewesha lâcha un regard de mépris à son frère et sa fille, puis reprit son calme :
– Non, mon amour. Je te présente Jorïs.
Jennän resta pantois en prenant dans ses bras ce nourrisson partageant son propre sang.
Pendant ce temps, discrètement, le No Gata portait une attention toute particulière à Lonka.
[1] Ovïs : cf. Glossaire/Bestiaire. Un mammifère herbivore ruminant de la famille des caprinés. C’est un petit bovin ongulé et laineux qui vit en troupeau.
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