Chapitre 1 : Où mènent les stèles
Encore un petit effort, tu vas réussir ! Fatiguée par sa longue escapade dans l’est boisé du Duché de Philès, Lonka jouait son va-tout sur l’escalade de ce piton rocheux, étendu dans le fleuve Naga. Selon ses estimations, la prochaine stèle devait se trouver parmi la végétation au sommet du bloc de calcaire.
Elle agrippa les premières prises et débuta son ascension avec détermination. Pour se préparer au voyage, elle avait enfilé une tenue à la fois consistante et légère. Ses cuissardes, retenues par des sangles devenues grasses avec la moiteur externe, claquèrent contre la falaise abrupte qui s’effritait. Allez, plus qu’une vingtaine de pieds à gravir, s’encouragea-t-elle en enfonçant ses mains gantées dans une fissure.
Avec son pantalon de fibres résistantes serré à la taille et son juste-au-corps renforcé par des armatures en peau de glazons, elle s’était équipée pour remplir sa mission aujourd’hui.
Lonka avait tout appris de son père, Jennän, devenu une figure illustre de Nygönta grâce à ses nombreuses expéditions triomphantes, et arborait fièrement dans son dos l’emblème des explorateurs : deux serpentins blancs entourant un cercle à la couleur cyan de Nyön. La découverte du monde était sa vocation et le déchiffrage des langages anciens un don. Cependant, son père n’avait plus de temps à lui consacrer. Avec le temps et les responsabilités, Lonka avait fini par le trouver aigri. Quant à sa mère, Jewesha, seule lui importait la bonne tenue de ses enfants dans la vie du village.
Finalement, seul son frère partageait ses découvertes, plus attiré par l’aventure que par la signification des écrits oubliés. Or, Jorïs ne l’avait pas accompagnée cette fois.
« Et... Voilà ! Victoire ! », Lonka posa une main sur le sommet en se congratulant. Elle s’y hissa et se laissa rouler sur le sol, avant de reprendre son souffle, la mine béate. Les rayons chaleureux du colosse enflammé saluèrent son exploit.
Lorsqu’elle se releva, une légère brise bienvenue caressa ses mèches dorées, raccourcies à l’orée des deux cicatrices sur sa nuque. Une forêt au relief escarpé lui faisait face. Avant la tombée de la nuit, elle devait trouver quelque chose.
La belle sauvageonne, dont les contours juvéniles ne marquaient point ses vingt terravolutions à fouler le sol, fila à travers les ronces et les lianes urticantes, sautant par-dessus les rondins et les terriers. Elle croisa une meute de raùrs à dos rouge[1]sur son passage, mais les petits ursidés, qui n'avaient jamais vu une humaine se mouvoir sur leur territoire, préférèrent se cacher.
Imperturbable, Lonka poursuivit ses recherches le restant de l’après-midi, sans prendre garde à la faune. Même les petites bestioles ne lui faisaient plus peur. Pour elles, impossible de s’infiltrer dans sa combinaison intégrale.
Elle commença à perdre espoir à la tombée du colosse enflammé, jusqu’à ce qu’elle aperçoive une lueur près des bordures. Lonka s’arrêta et souffla un grand coup. Son endurance commençait à lui faire défaut. « J’espère que c’est bien une stèle, au moins ! », grogna-t-elle en reprenant une marche soutenue vers son objectif.
Son abnégation fut récompensée en arrivant sur ce pan de l’esplanade dégagée, à quelques pieds du bord. En plus d’avoir une vue incroyable sur le paysage de l’est de Nygönta, une stèle, une vraie, lui faisait face.
« C’est bon ça !! », Lonka sauta de joie et se rua sur la pierre polie si finement que le temps ne semblait pas avoir eu d’effet. « Alors, qu’est-ce que tu comptes me dire, toi ? », elle se concentra sur les inscriptions gravées et les déchiffra :
< Erez gomèn’lez serott der vat il’r tot >
Ici vous trouverez le secret de la vie et de la mort, Lonka ressentait ces mots. Elle baissa les yeux sur le texte en dessous, taillé en petits symboles. « Message à destination des humarions. Lorsque les... rahh mais c’est quoi ça ? », elle buta sur l’inscription. Elle reconnaissait ce terme déjà inscrit sur les trois autres stèles alignées entre le confluent des fleuves et ce piton rocheux, mais elle ne le comprenait pas. Était-ce des personnes ?
« Bon... Lorsque les “machins” donneront le signal, ouvrez la couche du berceau de l’est. Ici vous trouverez le secret de la vie et de la mort. Ici vous trouverez le retour des humains sur Terre », Lonka s’avachit sur le sol meuble, exténuée d’avoir fait chauffer ses neurones. De toute évidence, la seule chose que je sais, c’est qu’il y a des humains, des “machins” et des humarions... Ressassa-t-elle.
La lumière s’effaçait à travers le feuillage. Le piaffement des volatiles et la plainte des animaux sauvages annonçaient la tombée de la nuit, ainsi que d’autres ombrages… Son instinct perçut la marche d’un groupe dans les bois bordant le fleuve Naga en contrebas. Sûrement d’autres explorateurs, pensa-t-elle aussitôt. Il était temps de voir ce qui se présentait au-delà du pic rocheux. Les arbres, jaunis par le début de la saison des pluies sur des centaines de lieues, bordaient la grande muraille lactescente qui s’étendait à l’horizon. Le ciel se couvrait de nuages aux nuances de bleu, violet et indigo à mesure qu’ils s’approchaient de la niche du colosse enflammé. Pendant ce temps, le premier colosse blanc s’élevait.
De son perchoir, Lonka remarqua des points au loin. Elle força sur ses yeux et distingua deux blocs de bétons dans ce qui semblait être une cuve au milieu de la forêt. Plus de doute, des colosses terriers en ruine reposaient à une vingtaine de lieues, derrière le Duché de Philès, aux abords des frontières de Roa. Ils étaient littéralement encastrés, perdus dans un empire végétal qui resserrait ses crocs autour d’eux. Lonka admirait le tableau. Ses fantasmes s’emballèrent. Nom d’un glazon, ça doit être des donjons ! ça se trouve il est là-bas le berceau ! déduisit-elle.
« Rolala, il faut que je prévienne Jorïs ! », elle frémissait à l’idée d’explorer l’intérieur des bâtisses.
Lonka s’accroupit et s’approcha un peu plus près du bord, là où le cri des bêtes s’intensifiait. Éclairés par des torches, deux serpentins autour d’un rond renvoyaient un mélange de teintes chaudes sous le reflet des flammes. C’était la bannière des explorateurs de Nyön. Ces derniers utilisaient l’étendard aux serpents pour être reconnus des autres cités.
Depuis la création de l’escadron volant, les étendards servaient aussi à se signaler auprès des petits voiliers des airs. La belle sauvageonne scruta le ciel. Personne n’y voguait.
Elle s’allongea alors au bord de la falaise pour surveiller les déplacements de la cohorte, ralentis par la dense frondaison. À cette distance, ils ressemblaient à des petits points lumineux lorsque les arbres ne les cachaient pas.
Son père devait être à la tête de cette trentaine d’individus. Quant à Banaji et Maluna, deux de ses mentors, ils faisaient sûrement partie du voyage.
Lonka était si absorbée par la scène qu’elle ne fit pas attention à la bête qui rôdait. La brisure d’un rondin de bois l’extirpa de sa contemplation.
Elle se retourna et tomba nez-à-nez avec un sangiterre. Vu sa taille, c’était une femelle.
Son groin, aussi gros qu’une tête humaine, la renifla en dégageant une forte odeur de fumier. Le souffle de sa respiration brûlait de colère. Super… Pourquoi cette chose énorme se retrouve au sommet d’une falaise ? En plus d’être les animaux les plus imposants jamais vus sur ces terres, les femelles sangiterres avaient tendance à devenir très agressives dès lors que l’on s’approchait de leur nid. Vu la bave qui coulait de sa gueule, assortie de deux énormes défenses en ivory[2] pointées vers Lonka, cette dernière devait être un peu trop proche des marcassins.
Les grognements de la sangiterre étaient clairs : soit Lonka choisissait la bonne direction pour fuir, soit la bestiole haute comme deux hommes la chargerait de toute sa puissance pour l’empaler ou la précipiter du rebord.
Rompue aux affres de la nature, la jeune fille avait toutefois une idée en tête.
Elle se leva lentement en prenant soin de rester face aux billes noires servant d’yeux au mastodonte, enfoncées sous un front imposant et ridé, lui-même recouvert par une enveloppe ambrée très résistante.
Lonka commença à se déplacer vers la gauche lorsque son adversaire poussa un râle menaçant. Mauvaise direction... Soudainement crispée, Lonka recula et manqua de basculer au-delà de la corniche. « Woh », Elle battit des bras pour retrouver ses appuis, agaçant un peu plus la femelle sangiterre. Quelques gravas tombèrent dans le vide.
Elle espérait que les explorateurs en contrebas ne l’avaient pas repérée, mais ne pouvait se tourner pour le vérifier.
La sangiterre s’avança lentement, mais s’immobilisa lorsque Lonka leva une main en barrage. La jeune fille se déplaça alors lentement vers la droite. Un pas, deux pas, une enjambée, un sautillon, pour aucune réaction. Oh Joie ! La bête ne grognait plus, se contentant de suivre Lonka du regard.
– Hé, gentille bébête, je te promets que je ne veux aucun mal à tes petites mochetés, parlementa-t-elle d’une voix peu assurée.
La mère sangiterre leva un sabot et racla le sol avec, soulevant des nuages de fumée. Quelle teigne, c’est bien une femelle ! pensa Lonka.
Elle était à présent dans le bon axe pour s’échapper à travers les bois.
Il y eut un instant en suspens.
Puis le craquèlement des feuilles.
Lonka courut à poumons ouverts pour fuir la sangiterre qui défonçait tout sur son passage. Heureusement, la belle sauvageonne avait gardé de sa vivacité et son agilité et tenait le monstre à une distance salvatrice.
Il fallait courir au moins sur une bonne demi-lieue pour échapper aux cornes du mastodonte, quoique ce dernier n’avait vraiment pas apprécié l’assurance de Lonka, mettant du cœur à l’ouvrage pour la rattraper.
Lorsque Lonka sautait par-dessus un tronc, la sangiterre l’écrasait. Son corps musculeux broyait les obstacles. Lorsqu’elle se hissait sur un amas de gros cailloux, le monstre bondissait à son tour. Ses cuisses surdimensionnées propulsaient sa carcasse volumineuse avec une facilité déconcertante.
Il fallait courir encore et encore.
Lonka était alors loin de se douter que, dans les prochains jours, fuir allait être sa principale activité.
[1] Rondoraùr(s) : cf. Glossaire/Bestiaire. Un mammifère omnivore de la famille des ursidés, surnommé « Raùr à dos rouge » en raison des cercles concentriques rouges qui se développent sur son dos. Contrairement à ses cousins les raùrs et grands raùrs bruns, le rondoraùr est petit et vit et chasse en meute. Il est aussi réputé pour être le roi des saltos arrière.
[2] Ivory : cf. Glossaire/Flore-Roches. Une matière résistante. D’un blanc laiteux, elle est recherchée pour la confection de divers objets, notamment des armatures. On en trouve sur plusieurs espèces animales.
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