Chapitre 2 : Conseil des duchés et visite étonnante

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De bon matin, l’escadron volant parcourait tout Nygönta en ce jour si spécial. La fête de la réunification n’avait pas reçu toutes les délégations et une dizaine de chariots aériens étaient attachés à retrouver les cortèges et à les guider vers la capitale des Nations Unies.

De son côté, Karo planait aux abords de la grande muraille. Sa chaloupe ambrée était dotée de plusieurs petites voiles sur le franc-bord (telles de petites ailes) et d’une plus grande près de la tonture avant, accompagnée de son gouvernail. Son navire était le plus endurant et rapide de sa compagnie, propulsé dans les airs grâce à quatre bonbonnes encastrées dans la coque et remplies de tinarg[1].

Depuis qu’il avait la garantie de pouvoir revenir d’un si long vol, le chef des aviateurs aimait se confronter au gigantisme du rempart blanc. Ses murs reluisants dépassaient les deux cents pieds de haut. Légèrement courbés, ils formaient les rebords d’une cuve pour Nygönta. Et derrière, seule la Terre Bleue s’étendait à perte de vue. 

Le chariot volant filait à vive allure et Karo maniait la barre pour se diriger vers le nord. En dessous, la canopée recouvrait les terres, striée par les fleuves et les rivières descendant des petits monts. Il tourna la tête : les rayons du jour inondaient les frontières sauvages de Roa. Sa dernière expédition dans cette zone lui avait permis de débusquer un large cratère où des colosses terriers reposaient. Depuis, son ami Jennän et les explorateurs de Nyön partirent en quête de ce domaine, soutenus par le No Gata en personne.

Bienheureux de son escapade vertigineuse, un événement étrange attira soudainement son attention. Un flash de lumière suivi d’un bruit de détonation, loin au nord-ouest. Mais... C’est le Duché de Xo là-bas. Qu’est-ce qu’ils fabriquent encore ? Le chef d’escadron fronça les sourcils. 

En ces jours de fête, tout devait se passer comme prévu.

Karo empanna avec rigueur. Il prit de la vitesse mais perdit de l’altitude dans sa manœuvre. Il ouvrit alors un tonnomoteur[2] de chaque côté de la poupe pour y déverser de l’huile d’ozkola[3]. Au contact du liquide, les tinargs crépitèrent avant de déclencher leur pouvoir : maintenir un rafiot dans le ciel et le faire avancer à bonne allure. 

***

Les percussions et les sifflets résonnaient à des lieues à la ronde pour annoncer le jour tant attendu : la septième fête de la réunification.

Nyön, Onok, Algatön, les processions de chaque communauté, composées des enfants et des jeunes adultes, paradaient en triomphe sur l’allée principale de Jovoko, la grande capitale de Nygönta. 

Le plus grand cortège était Xo. Des centaines et des centaines de jeunes gens entouraient ainsi son chariot. Gros comme cinq cabanons, rempli de cadeaux remarquables et tiré par de solides glazons, il accueillait au milieu de ses offrandes le siège du Duc, nouveau titre donné aux souverains des nations unies. Cependant, ce dernier n’y siégeait point, probablement déjà au palais avec le No Gata. Derrière Xo, Onok et Floeim n’étaient pas en reste, avec des diligences plus colorées.

De chaque côté de l’allée couverte de feuilles dorées, les adultes affluaient pour encourager les processions de leurs voix et leurs applaudissements.

Le colosse enflammé brillait de mille feux chaleureux pour veiller sur la bienfaisance de cette journée. Anciennement Gata No Java, la belle Jovoko exposait sa puissance par le nombre de colosses terriers habités. La cité avait triplé de volume en une dizaine de terravolutions seulement. Ses sentiers s’étaient enrobés de pavements satinés et l’eau affluait dans les digues. 

Ce fut lorsque le cortège de Nyön arriva à un quart de lieue du palais que Jewesha remarqua l’absence de ses enfants. De sa position, elle avait inspecté chaque recoin de la procession pendant un long moment avant de se rendre à l’évidence. Quelle honte ! Elle espérait silencieusement que personne d’autre ne l’avait remarqué, mais sa voisine, la pulpeuse Agatha, guettait, elle aussi. Ses enfants, dirigés par le fier Corän, étaient placés à la tête du cortège, normalement en compagnie de Jorïs et Lonka.

Leurs regards se croisèrent plusieurs fois avant qu'Agatha ne se décide à la rejoindre. Lorsqu'elle la vit faire un pas en avant, Jewesha arqua un sourcil avant d'offrir son plus beau sourire de façade, réponse à celui carnassier de sa rivale, qui ne se fit pas prier pour débuter les hostilités :

– Ma chère Jewesha, je ne vois ni Lonka ni Jorïs. Ils ne devraient pas se trouver dans le peloton de tête ?

– Oh… Je les ai aperçus à l’arrière. Tu sais, ils n’aiment pas autant se montrer qu’autrefois, répondit Jewesha d’une voix peu assurée – Elle savait que cette peste d’Agatha allait continuer de les chercher –. Et toi donc ? Heureuse que tes enfants mènent une nouvelle fois la balade ?

– Oh… Tu sais, j’espère surtout qu’ils se feront adouber par le No Gata en personne cette fois. Toute cette liesse n’aurait aucun sens sinon. Mais dis-moi, tu m’as l’air toute pâlotte, ton homme te rend inquiète ?

– Jennän ne m'inquiète jamais, c’est l’homme le plus débrouillard et intelligent que je connaisse, après Jorïs – Elle laissa échapper un rire –. Je me demande juste ce qu’il est encore parti chercher…

Agatha fit la moue, puis reprit son sourire narquois.

– Mon fils Corän rêve d’intégrer les explorateurs et vu qu’il ne peut que réussir, il nous fera sûrement part de ses découvertes.

Taquine, elle donna alors un petit coup de coude à sa concurrente.

– Calme toi, il n’y est pas encore, se moqua Jewesha, plus à l’aise avec sa meilleure ennemie. De toute façon, je sais pourquoi il veut intégrer les explorateurs ton beau garçon.

Au même moment, une comète siffla dans le ciel. 

Non, c’était un de ces chariots volants qui amorçait son atterrissage vers le grand palais. Quelle était cette sensation, il ne naviguait pas à la même allure… Est-ce Karo ? Pourquoi il a l’air pressé ? se demanda Jewesha en reconnaissant la chaloupe à la coque ambrée de son frère.

Elle ressentit comme un léger frisson. 

***

Tous les ducs étaient maintenant réunis dans l’amphithéâtre. Agrandi et optimisé au fil des terravolutions, les fondations se trouvaient maintenant à l’abri d’un dôme de bois lisse et chamarré, incrusté d’une végétation copieuse et luxuriante. Depuis cette terrasse, on pouvait voir le territoire de Nygönta à des lieues à la ronde. 

Cette fenêtre sur le monde, réservée à la haute hiérarchie, se faisait le théâtre d’une conférence particulière.

La première attraction fut la présence d’un cortège jusque-là inconnu. Ils étaient une vingtaine, habillés de tenues en cuir brut, incrustés de pierres précieuses ou de lanières de renforcement pour certaines. Le No Gata les avait présentés dans la matinée, soulevant de la curiosité pour certains, de la méfiance pour d’autres : des hommes de la Terre Bleue ! Oberztaz, un magistrat renommé d’un lointain Empire, fut accueilli avec les honneurs à la frontière de Xo. Là même où le tyrannique No Neim et ses fidèles avaient tenté de s’échapper, périssant dans d’effroyables incendies. La guerre des nations avait laissé des traces dans les mémoires, mais la cité portuaire surnommée Porschän se présentait maintenant comme un lieu de passage et de diplomatie avec le monde extérieur. Une glorieuse transformation.

Les chefs de village étaient invités à s'asseoir dans les tribunes du palais pour faire le bilan de leurs cycles saisonniers. 

Récoltes, sécurité intérieure, relation entre villages, cités ou duchés voisins, tout y passait. Pendant la première demi-journée, les chefs et les majors étaient tenus d’énoncer aux scribes les événements de leur cité depuis le dernier conseil. Les Ducs quant à eux se préparaient à parler des sujets plus globaux, souvent épineux. 

On fêta aussi la première apparition du duc de Yönla, territoire le plus reculé dans les terres du grand est. Découvert il y a quatre terravolutions, le territoire fut annexé dans la foulée. 

Il raconta d’abord comment son peuple avait survécu à l'isolement. Puis relata les découvertes de sa propre guilde d’explorateurs, ceux-là même qui furent les premiers, sur Nygönta, des lustres auparavant, à découvrir ce qui se tapissait au-delà de la grande muraille. Beaucoup étaient partis depuis, laissant derrière eux l’héritage d’un savoir-faire marin.

Les autres Ducs prirent alors la parole. 

Imposant dans sa robe de laine cardée, filée et tissée sous des épaulettes et un buste en fonte, le duc de Xo, ancien territoire rival aujourd’hui spécialisé dans le travail du fer pour tout Nygönta, s’époumonait sur le manque de matières premières pour la confection de divers outils et armatures. Les forges de Xo, les plus réputées de la contrée, souffraient aussi d’une main d’œuvre déclinante. Mais où partait cette main d’œuvre traditionnelle ? se demandaient les autres représentants. Certains regards se tournaient vers le doyen de Floeim, brillant dans sa robe de plumes blanches incrustée de pièces en laiton. Et le duc de Xo confirmait de son doigt pointé que le “pays du cuivre” était fautif. Xo, duché le plus grand et influent de Nygönta, ne pouvait laisser sa population déserter au profit du troisième bourg de la région. 

« Du calme mes amis », poussa d’une voix profonde le No Gata. En tant que représentant d’une Nygönta unie, il refusait que querelles se fassent en sa demeure. Fièrement installé sur son trône, il avait les habits et la robustesse des grands jours. Chacun de ses bracelets ou colliers représentait l’emblème d’une cité. 

À sa demande, les sujets litigieux étaient pris en charge par les autres villages. Personne ne connaissait les sanctions si un contentieux prenait trop d’ampleur. À vrai dire, le No Gata n’y avait probablement pas réfléchi, tous les Ducs se montrant plutôt solidaires jusque-là.

Mais cette fois, le problème concernait deux des plus grandes communautés de Nygönta. Qui avait les ressources nécessaires pour les aider ? Jovoko, la capitale, devait en rester à son rôle d’arbitre. Le désintérêt d’Onok, le deuxième plus grand duché de la région, notamment après avoir absorbé une bonne moitié des anciens territoires de Java et Naga, limitait les solutions. Il fallait dire que, situé au sud du territoire habité, Onok était bien trop loin pour apporter une quelconque aide à ses pairs. Son Duc, dont la robe couverte de broderies exposait les penchants artistiques de ses cités, se trouvait à l’opposé des autres grands doyens, sur l’autre versant de l’amphithéâtre.  

– Xo s’est construit sur les mines de fer, reprit plus calmement son chef. Depuis l’unification, ces mines de fer et notre art de la forge ont aidé à bâtir ou améliorer toutes les autres cités de Nygönta. Même Jovoko ; surtout Jovoko – Le souverain regarda alors le No Gata dans les yeux –. Je connais les lois de nos anciens, mais je refuse que Xo meure au profit de…

– Il n’y a pas de profit, rétorqua aussitôt le doyen de Floeim en se levant. Floeim ne s’est pas bâti avec le fer, mais dans les traditions anciennes de notre terre. Je partage votre peine de manquer de gisements et nous, habitants de Floeim, sommes prêts à vous aider pour en trouver d’autres. Il me semble qu’une centaine de terravolutions n’a pas suffi à visiter l’intégralité de notre territoire. Cependant – le doyen éleva le ton pour capter un peu plus l’attention –, nous ne sommes pas responsables de la perte de votre main d’œuvre et, si après avoir acquis la maîtrise du fer, elle veut se satisfaire d’un autre art, c’est avec joie que nous les accueillons.

– Donc vous avouez que vous profitez de nos hommes ?

– Bola, Duc de Floeim, a raison, coupa le No Gata. Naham, Duc de Xo, reprenez vos esprits et vos mots. Les habitants de Nygönta sont libres de circuler où bon leur semble. La vie est faite de cycles. La nature a des raisons impénétrables. Jugez bon de vous adapter à la nature plutôt que de voir le mal dans les autres, surtout quand ceux-ci proposent de vous aider.

Il y eut un instant de flottement.

– Grand No Gata, reprit le Duc de Xo. Mon désir n’est pas de m’emporter, mais de m’assurer le soutien de ceux que nous avons épaulés depuis l’unification. Les récoltes furent bonnes, les offrandes sont nombreuses. Voyez par-là que nous ne cherchons pas querelle, mais nous savons que vous avez les moyens de ne pas nous faire sombrer.

– Personne ne va sombrer, dit le chef d’un autre village. Nous, les plus petites cités, ne sommes pas des fruits secs.

« Sagesse camarades ! » s’exclama d’une voix sûre le No Gata. Il n’avait pas souvent l’occasion de prononcer ces mots, mais lorsqu’il le faisait, la sensation grisante de rétablir l’ordre l’animait malgré sa vieillesse. Le respect qu’il inspirait parmi ses pairs les exhortait à s’assagir. Et pour maintenir le respect, le No Gata savait avant tout qu’il fallait trouver une solution tangible à chaque problème. Son devoir était aussi l’action. « Naham, l’aide des villages de Nygönta a déjà commencé. Nos meilleurs explorateurs sondent nos terres à la recherche de gisements. Je pense avant tout à Nyön. »

Tamara, qui, malgré le poids des terravolutions, arborait fièrement l’emblème des explorateurs sur sa longue robe renforcée en peau de glazon, se leva de sa tribune. Située au sommet du centre de l’amphithéâtre, elle pouvait dominer les chefs des grands villages de son regard. Un regard sans provocation. 

– Les explorateurs de Nyön reviendront avec les réponses que vous attendez... 

C’était son moment de gloire, et pourtant, certains chefs se désintéressèrent de la discussion pour contempler l’ombre d’un chariot volant passer au-dessus du dôme.

Le magistrat Oberztaz et ses conseillers avazen observèrent la scène avec attention. L’engin passait lentement, grossissant, amorçant son atterrissage. Même le No Gata l’avait remarqué, mais il fit signe à la cheffe de village de continuer discours :

– Cela remonte à deux terravolutions maintenant. Notre grand chef le No Gata est venu à Nyön pour charger nos explorateurs de trouver des gisements dans les forêts de l’est lointain. Une autre de nos tâches est de retrouver une trace de nos amis explorateurs de Philès. Cela fait maintenant de nombreuses nuits que trente des nôtres ont quitté la chaleur de leur nid pour partir en recherche – La représentante de Nyön perdit succinctement le fil de ses mots lorsqu’à son tour elle remarqua une visite fortuite. Karo, son fils et chef de l’escadron volant, pénétra dans le dôme – Notre... notre espoir est de trouver les gisements et les hommes, afin de contribuer à l’essor de Nygönta. Et tel un signe, voici l’un des nôtres qui, je pense, compte intervenir en ce lieu.

L’assemblée se tourna vers Karo, bloqué pacifiquement par un gardien du palais. Le navigateur respecta la procédure, attendant que le No Gata accepte l’audience. Ce dernier se leva de son trône et fit signe d’approcher. Le gardien laissa ainsi la voie libre. Karo gravit quelques marches du trône et se présenta au pied du No Gata.

– Je m’excuse d’interrompre votre rassemblement, dit Karo d’une voix forte, afin que tout le monde puisse l’entendre. Grand No Gata…

– Dites-moi mon ami.

– En survolant le grand nord, à trois lieues de la brèche de Porschän, j’ai observé une ombre gigantesque sur la Terre Bleue.

– Comment ça ?! s’exclama aussitôt Naham, le Duc de Xo.

– Je dirais même plusieurs ombres ! répondit Karo. J’ai cru voir ce qui approchait vers nous, mais j’ai du mal à le définir. C’est aussi grand que des colosses terriers, voir bien plus grand. 

« Des colosses terriers qui se déplacent ? », se demandèrent quelques voix audibles de l’assemblée. 

Le colosse enflammé projetait un éclat orangé sur le grand palais.

– Karo, interpella le No Gata en posant une main sur l’épaule du navigateur, l’air grave. Est-ce que ça se rapprochait de nous ?

– Je suis resté quelque temps à virevolter, je me suis même risqué à voler sur la Terre Bleue pour me rapprocher et oui, je vous assure que ça venait vers nous. Ces colosses naviguaient, certains avaient même des voiles comme celles de mon chariot, en bien plus grand…

Les bavardages dans les tribunes s’intensifièrent. Karo et le No Gata se regardèrent quelques secondes dans les yeux avant que ce dernier ne se tourne, à son tour, vers ses compères. Il scruta les gradins et son regard se posa sur le cortège avazen.

Ces derniers avaient du mal à dissimuler leur sourire. 

[1] Tinarg(s) : cf. Glossaire/Flore-Roches. Un métal présent dans les régions montagneuses. Conducteur d’énergie, il fait partie de la famille des “roches d’énergie”.

[2] Tonnomoteur(s) : cf. Glossaire/Artefacts-Mécaniques. Un réacteur se présentant la plupart du temps comme un large tonneau rempli de roches d’énergie, à l’instar de la Tinarg. Le tonnomoteur se monte sur un navire volant pour le faire décoller et le propulser dans les airs.

[3] Ozokola : cf. Glossaire/Flore-Roches. Une grande plante annuelle qui fleurit à la fin de la période des pluies. Elle est présente dans la majeure partie du globe. En pressant ses graines abondantes, on peut faire de l’huile. Elle n’est pas comestible, mais peut être utilisée comme carburant pour des lampes à huile par exemple. En la combinant avec d’autres matériaux, l’huile d’Ozkola offre de nombreuses alternatives.

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