Chapitre 4 : Nom d’un glazon !
Le concert des oiseaux matinaux et l’éclat du colosse enflammé avaient extirpé le garçon de ses songes.
Jorïs se redressa sur son lit de paille, puis s’étira et bailla à s’en décrocher la mâchoire. Il abandonna le drap qui recouvrait son corps nu et enfila sa combinaison avec empressement : des grosses bottines, une salopette en tissu épais et un débardeur peu malléable, puisque renforcé à la peau de glazon.
Grand, fort, les yeux en amande, des cheveux bruns coulant jusqu’à la nuque, même au réveil Jorïs gardait son charme mystérieux. Ses bras, d’un diamètre plus conséquent que la moyenne, étaient à découvert car, contrairement à sa sœur, il ne craignait pas les nuisibles pouvant se glisser dans ses vêtements.
Les quatre grandes fenêtres de la pièce octogonale diffusaient la lumière du jour. Dans cette lueur chaleureuse, il balaya l’espace de ses prunelles marron clair. Des vêtements et des armes, des tapis et couvertures, ainsi que les restes du repas de la veille (la carcasse décharnée d’un glaù), mais toujours pas de Lonka.
Cette cabane, perchée à presque vingt pieds de haut, Joris l'avait construite de ses mains avec l'aide de son père et de sa sœur. Elle était soutenue par une grosse branche qui contournait plusieurs troncs de conifères tel un serpent. Jorïs s’approcha d’une fenêtre pour admirer les alentours, comme chaque matin. En contrebas, il pouvait apprécier la hauteur. Les feuilles mortes jonchant le sol paraissaient des grains de sable depuis son abri. Et face à lui, la densité d’une flore à perte de vue : dans les bois qui bordaient le village de Nyön à l’est, certaines espèces d’arbres ancestraux[1] avaient des racines aussi épaisses qu’un sangiterre, des branches aussi grosses qu’une maison, le tout s’entremêlant sur plus d’une lieue et s’installant sur la végétation voisine.
Cela faisait trois jours que Lonka manquait à l’appel. Partie pour « faire du repérage », qu’elle disait. Le temps s’égrainait et Jorïs commençait à s’impatienter. Il fallait rallier Jovoko au plus vite pour ne pas manquer le défilé final. Il avait l’habitude de ce genre d’absence, cependant, les deux aventuriers en herbe risquaient de se faire sacrément réprimander s’ils ne se présentaient pas à temps pour recevoir les honneurs du No Gata. Je vais trouver cette peste avant qu’elle ne nous mette dans le pétrin !
Fin prêt et décidé à retrouver sa sœur, Jorïs sortit de la cabane. Par moment, un petit vent frais faisait virevolter ses cheveux. La vue en contre-plongée donnait l’impression d’être au pied des arbres. Cette espèce de conifères[2] poussant dans la région pouvait atteindre deux cents pieds de haut.
Jorïs fit un tour sur la branche pour inspecter les lieux, puis, s’imaginant devoir partir loin de sa cabane, jeta un dernier regard vers elle.
« Mais… Mais t’es sérieuse ?! », la recherche n’avait pas duré très longtemps : Lonka était assise sur le toit, calme. Elle tournait le dos à son frère et n’eut aucune réaction malgré les beuglements du garçon.
– Eh oh ! Tu t’es bouché les oreilles à la cire ou bien tu m’ignores ?!
Lonka ne bougea pas d’un pouce et marmonna quelque chose d’indéchiffrable à cette distance.
Le jeune homme escalada un versant de la cabane pour se retrouver aux côtés de sa sœur. De profil, il remarqua la poussière sur son visage. Le sang séché et le regard hagard. La colère fit ainsi place à l’inquiétude. Il s’approcha à quelques brindilles de Lonka, s’accroupit et planta sa face devant les yeux livides de la jeune fille. Il nota plusieurs petites égratignures sous les plaques de boues collées à ses joues. Surtout, Lonka ne prêtait toujours pas attention à son frère.
– Qu’est-ce qu’il t’est arrivé ? demanda-t-il en prenant un ton grave qui se voulait rassurant.
Lonka leva enfin les yeux et sourit. Puis se jeta sur lui, entourant sa tête de ses bras. Un câlin ? Pourquoi elle se comporte comme ça d’un coup ? Et c’est quoi ces blessures ? Jorïs n’eut pas le temps de se poser une question supplémentaire qu’il sentit les deux pieds joints de sa sœur se poser sur son buste. Lonka repoussa son frère avec une force phénoménale, le projetant en dehors du toit et de la plateforme.
Le jeune homme chuta au-delà même de la plateforme, mais put prendre appui sur l’un des troncs qui soutenait la cabane. Il poussa sur ses jambes pour rebondir et se mettre dans un bon axe à l’atterrissage. L’action dura une poignée de secondes et au contact du sol, avec souplesse et dextérité, il fit une roulade avant pour diminuer le choc.
Il se redressa aussitôt et lança un regard haineux vers la cabane. « Mais c’est quoi ton problème nom d’un glazon[3] ?!». Lonka n’était plus à vingt pieds de haut. Elle avait aussi sauté de son côté, rebondissant de branches en branches pour atteindre le sol sans se faire mal. Lorsque Jorïs se retourna, elle était là, tout près.
– J’ai fait une découverte ! s’exclama-t-elle avec joie, lançant un regard fier à son frère.
Ce dernier se rua vers elle, bien décidé à lui faire payer son agression gratuite. Lonka s’abaissa et se jeta épaule la première dans les jambes de Jorïs. Le grand gaillard sentit son corps se soulever et retomber avec fracas sur le sol.
Il était à présent dominé par sa sœur, assise à califourchon sur lui.
– J’ai dit, j’ai fait une découverte, répéta-t-elle avec le même ton enjoué.
– Mais t’as failli me tuer !
– Impossible.
– Comment ça, impossible ?
Lonka se redressa et fit mine d’essuyer la poussière sur ses genoux.
– Parce que j’ai réussi à te rendre aussi invincible que moi ! – Lonka leva son bras droit et contracta son biceps, tout sourire –.
Jorïs fronça un peu plus les sourcils. Même s'ils avaient l'habitude de se chamailler, Lonka se montrait fort maladroite quand il s’agissait de faire des blagues et déblatérait souvent des bêtises.
Il les trouvait marrantes plus jeune, beaucoup moins maintenant. D’autant que les phobies de sa sœur brisaient aisément le mythe de sa prétendue invincibilité.
– Lonka… Ce n’est pas le No Gata lui-même qui t’as dit de ne pas me prendre pour un surhomme ?
– Sauf que ce n’est pas le No Gata qui vit mes aventures. Donc j’ai bien réfléchi, la meilleure manière de te protéger, c’est de t'entraîner, répondit-elle avec un clin d’œil.
Jorïs leva les yeux au ciel en signe d’indignation. Il se redressa à son tour et s’essuya, tournant le dos à sa sœur avant de partir dans la direction opposée. Se faire projeter dans le vide au réveil l’avait rendu quelque peu aigri. Lonka vint marcher à ses côtés. Elle savait qu’il prenait la direction du village de Nyön.
***
Suite à quelques tentatives infructueuses pour capter à son tour l’attention de Jorïs, Lonka s’était tue et se contentait de le suivre, profitant de la brise légère et du concert des oiseaux. Elle accentua sa démarche candide, ce qui eut le don d’agacer un peu plus son frère.
Après un bon moment à crapahuter, ils arrivèrent sur des parterres de grosses racines. Un arbre ancestral devait être proche. Ses rhizomes avaient retourné la terre et emprisonné les autres conifères. Jorïs s’arrêta là et regarda de nouveau le visage ensanglanté de sa sœur.
– C’est quoi ce sang sur ton visage ?
– Ça ? demanda Lonka en pointant un doigt sur son front. Bah justement, tu vois la stèle que nous avions trouvée près de la falaise ?
– Tu es retournée à la falaise ?
– Plus loin, précisa-t-elle tout sourire. Je t’avais dit que sur cette stèle était inscrit quelque chose comme « vous êtes sur le territoire de l’éveil », du coup…
– Et le sang ?
– Attends j’y arrive, du coup…
– On dirait Banaji quand il nous fait la leçon…
– Nan mais Jorïs, c’est super important, j’ai trouvé pleins d’informations grâce aux stèles et…
– Oui bah justement faudra m’expl’…
– Arrête de me couper la parole !!
Le grondement de sa grande sœur avait fait fuir les oiseaux, de même qu’il lui coupa la chique.
– Du coup ! reprit-t-elle en appuyant sur les mots. J’ai continué mes recherches et j’ai escaladé les blocs rocheux qu’on avait vus au milieu du fleuve et devine quoi !
– Dis-moi… – Jorïs lui lança son plus beau regard blasé –
– J’ai trouvé une autre stèle. Elle nous signale que nous approchons de notre destination !
– Tu peux être un peu plus précise ? Qu’est-ce qui te fait penser que tu touches au but ?
– Trois trucs ! s'exclama Lonka, levant autant de doigts pour accompagner sa parole. Premièrement, les stèles nous indiquent une direction : la première dit qu’on arrive sur le territoire de l’éveil ; la seconde, celle que j’ai trouvée près du carrefour des fleuves, parle d’un sanctuaire dans le creux de la terre, reposant entre le fleuve Philesïs et Naga ; la troisième, que l’on a découverte ensemble avec Banaji et Maluna, disait que les plus vertueux pouvaient continuer leur route à l’est et enfin, la dernière nous explique qu’on y découvrira les secrets de la vie et de la mort. Avoue que ça en jette !
– Génial, ironisa Jorïs. Et ensuite ? Qu’est-ce qui te rend si confiante sur le chemin à prendre ?
– Mon deuxième point. J’ai analysé la manière dont les stèles étaient disposées et je me suis rendue compte depuis le sommet du rocher que j’avais raison sur mon ressentiment. Pas de doute, les endroits où on a découvert les précédents écriteaux étaient alignés. Ils se trouvent donc tous dans l’axe du donjon et dressent un chemin vers lui !
Jorïs, ne te laisse pas embobiner, c’est un piège, se disait-il pendant que son intérêt s’illuminait timidement. Malgré sa volonté de rejoindre Nyön et sauter sur le premier glazon direction Jovoko, un léger sourire se dessinait sur son visage. Il attendait la suite. Lonka sautillait, toute excitée, mais ne disait rien. Le garçon comprit alors qu’elle attendait de son côté une interaction :
– Et ton point numéro trois ?
– J’ai trouvé le donjon !!! explosa-t-elle, faisant fuir les derniers oiseaux jusque-là courageux.
Le sourire de Jorïs se dessina un peu plus, mais ses sourcils restèrent froncés. Il regarda Lonka s’extasier en secouant lentement la tête de gauche à droite.
– Qu’y a-t-il ? demanda la jeune aventurière.
– C’est une très… très mauvaise idée.
– Comment ça ?
– T’as oublié ?
– De ?
– T’as oublié ! s’exclama-t-il alors en levant les bras au ciel. C’est la fête de la réunification ! Il faut que l’on rejoigne le cortège de Nyön avant que maman ne nous tombe dessus.
« Mince, Jewesha… », La jeune fille se mit à se gratter la tête et la joue, enlevant au passage des croutes de terre et de sang. Jorïs tiqua en entendant le prénom de sa mère. Depuis un récent différend avec elle, Lonka ne souhaitait plus l’appeler par sa fonction. Alors devoir lui obéir…
– Mais ça rime à quoi cette fête de la réunification ? Qui a décrété que ça devait être maintenant, alors que je suis en train de faire la découverte de ma vie ?!
Jorïs s’approcha et agrippa le bras de sa sœur.
– Sors-toi cette idée de la tête.
– Mais Jewesha…
– Maman !
– Oui bon, elle s’en fiche ! Ce qui lui importe, c’est qu’on soit de meilleurs gosses que ceux d’Agatha. Mais moi je ne serai jamais comme eux. Toi non plus ! Regarde, en plus ça doit faire dix jours que nous sommes partis et qu’ils n’ont plus de nouvelles.
– Maluna est venue me voir avant hier, maman nous intime de partir à la capitale. Les festivités ont déjà commencé.
– À Jovoko en plus !!
– Depuis quand ça se passe autre part ?
– C’est carrément à l’opposé d’où on doit se rendre !! On est à une journée entière de glazon pour y aller ! Jorïs, écoute moi…
– Je ne fais que ça depuis tout à l’heure.
– Les explorateurs de Nyön se dirigeaient vers le donjon.
– Quoi ?! Tu veux dire que…
– Papa doit sûrement être avec eux. En plus, tu verrais l’endroit ! Des colosses terriers, comme à la capitale. Il n’y avait que le sommet qui dépassait, la base doit être dans ce fameux creux. Pendant que tous les habitants du village se rendent à la capitale, les explorateurs et papa vont aller visiter le donjon !
Jorïs se tut. Le jeune homme pesait le pour et le contre. Quelques terravolutions plus tôt, il n’aurait pas hésité une seule seconde à rejoindre son père, mais, l’âge s’installant, les traits de son caractère orgueilleux et forcené s’étaient accentués. Le fils s’en était rendu compte il y a peu, mais Lonka ou sa mère lui avaient déjà raconté les fois où elles pouvaient voir le fringuant Jennän gronder ses partenaires ou faire preuve de mauvaise foi. Pour Jewesha, tout ceci était à cause de son obsession pour des chimères qu’il aurait rencontrées il y a fort longtemps. Jorïs savait aussi qu’il ne connaissait pas toute la vérité sur la traversée vers l’est et reconnaissait que la relation entre sa sœur et sa mère était tangente. Au milieu de tout ça, il avait le devoir malgré son jeune âge de prendre les décisions les plus sensées pour sa vie de famille. Jewesha était seule à la capitale et les attendait de pied ferme, et Lonka l’avait traîné dans mille et une aventures mais celle qu’elle lui proposait aujourd’hui restait alléchante.
– Papa a pas mal changé depuis le temps, tu sais qu’il n’est plus enclin à nous laisser venir avec lui.
– On s’en fiche, vu où il se trouve il sera obligé de nous garder avec lui. Tu te sens l’âme d’un explorateur ou d’un villageois toi ? enchaîna Lonka, ne voulant pas entendre raison.
Jorïs avait déjà vécu cette situation. Lonka l’avait forcé à désobéir aux injonctions de leur père pour le rejoindre dans les steppes au sud d’Onok. Résultat, Jennän les fit prisonniers et les sermonna. L’exploration des lieux, ils la vécurent ainsi depuis une cage à raùrs. Pas le meilleur souvenir. Quoique, avec les singeries et les vociférations de son insolente grande sœur, il s’était bien marré finalement :
– Tu sais que si on y va, on devra trouver une solide excuse pour que Papa ne nous fasse pas le coup de la dernière fois ?
– Oui !! jubila Lonka en se jetant dans les bras de son frère.
– J’ai dit « si on y va ».
Jorïs repoussa Lonka et repris sa route, s’extirpant du terrain encastré de racines pour retrouver la terre ferme. Une fois fait, il se retourna :
– Je ne t’accompagne pas tant que tu ne m’as pas expliqué pour le sang.
Lonka bondit de racine en racine pour rejoindre son frère et s’arrima de nouveau à son bras :
– Alors ça c’est tout bête. J’ai été poursuivi par une maman sangiterre. Dans la fuite, j’ai fait une petite chute du bloc rocheux et… quand je me suis réveillée j’étais comme ça, mais regarde ! Je n’ai aucune plaie, répondit-elle en se posant devant le grand garçon.
Jorïs s’arrêta encore une fois, incrédule. Lonka lui offrit son plus large sourire.
– Un sangiterre, tu dis ?
– J’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ? demanda-t-elle en observant le visage de son frère devenir blême.
– Je… je t’ai déjà dit que je hais les sangiterres... Il n’y en a pas où on va hein ?
– Absolument pas, la bestiole qui m’a poursuivie n’est pas prête à redescendre de son rocher.
– Hm… – Jorïs réfléchit un moment –. Soit, je ne veux même pas savoir de quelle hauteur tu es tombée… Tu n’es vraiment pas humaine, se résigna-t-il.
– Et toi tu es mon invincible frérot. J’ai besoin de toi.
Jorïs leva une dernière fois les yeux au ciel. Il cacha son enthousiasme derrière une mine aussi méprisante que résignée. Ses priorités venaient de s’inverser :
– Alors en route vers ce donjon…
[1] Monark(z) : cf. Glossaire/Flore-Roches. Un arbre, aussi surnommé « arbre ancestral » ou « arbre millénaire », qui se développe sur des centaines de terravolutions et peut atteindre jusqu’à cent pieds de haut. Ses rhizomes, très larges, peuvent sortir de terre et s’étendre sur plusieurs hectares.
[2] Lance(s)-Sapadorch(s) : cf. Glossaire/Flore-Roches. Un conifère rare poussant par lot et pouvant atteindre jusqu’à deux cents pieds de haut. Ses branches orientées vers le bas lui donnent une forme de lance.
[3] Nom d’un glazon ! : cf. Glossaire/Expressions. Une expression marquant la stupéfaction, la surprise, voire la colère.
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