Chapitre 6 : Un donjon pas comme les autres
Il avait beau se retrouver dans une situation gênante, Jorïs ne pouvait s’empêcher de rire en se rappelant du cri de petite fille effrayée sorti de la bouche de Lonka.
– Ce n’est plus le moment de se gausser, vous n’avez rien à faire là ! On ne sait même pas quoi dire à notre chef maintenant.
– Si vous n’étiez pas les enfants de Jennän, on vous aurait attachés et laissés aux “patasses” des singes nocturnes, renchérit le solide gaillard qui avait surpris Lonka de sa lourde main.
Cinq explorateurs de Nyön les escortaient jusqu’aux colosses terriers.
Le groupe marchait vite pour éviter de s’enfoncer dans la terre boueuse, encastrée entre les monolithes rocailleux qui servaient de remparts aux grands édifices. Après avoir contourné un semblant d’amas rocheux, les explorateurs et les deux jeunes aventuriers passèrent à travers une meurtrière pour s’y introduire.
Les affres du temps et la végétation rongeaient les murs et le sol, mais les explorateurs s’étaient frayé un chemin à coup de lames acérées pour atteindre les étages inférieurs. Ainsi toute la colonie descendait, éclairée par des sacs de lucioles[1] et des pierres pâles reflétant leur lumière dans ce sombre dédale.
Jorïs et Lonka s’étaient murés dans le silence. Plus le groupe s’approchait du fond, plus une lumière bleuâtre se faisait vivace. Une odeur de tôle mouillée émanait de cette source d’énergie. Là où les hommes se sont éveillés, les secrets de la vie et de la mort, mais le territoire des Hantz aussi, se remémorait Lonka en agrippant machinalement le bras de Jorïs pour se rassurer. Le récit de la dernière stèle la rendait anxieuse. Le donjon devait se trouver là, les Hantz aussi. Tous ces gens qui l’entouraient en étaient probablement inconscients. Même Jorïs avait dû oublier sa mise en garde. Cette idée l’inquiétait.
Après avoir descendu des escaliers en colimaçon déformés par les racines, ils franchirent les quelques obstacles qui les séparaient de leur destination. Les rayons de lumières bleues, de plus en plus intenses, se diffusaient depuis les parois percluses de stries.
« Mais non ! Qu’est-ce que vous faites là ? », s’interrogea Banaji, sidéré, en constatant la présence de Jorïs et Lonka au retour du groupe de surveillance.
Ignorant les mots de leur professeur, les deux jeunes aventuriers écarquillèrent grand les yeux en découvrant ce que cette ronde d’une vingtaine d’individus entourait : À même le sol, des entrelacements de ronces ébènes très épaisses clôturaient une gueule large comme quatre hommes. Les contours présentaient un alliage inconnu, dur et obscur, creusé de veinules d’où semblait circuler un fluide translucide. Des demi-sphères implantées tout autour, tels des yeux, ajoutaient du relief à cet aspect organique.
Un peu partout dans l’antichambre, les explorateurs avaient déposé leur matériel et érigé leurs tentes, protégées par de larges draps en peaux animales.
Il y avait un bel attirail : des rangées d’armes telles des machettes et des lances, des étalages de sacs à lucioles, d’outils de mesure, de longues-vues. Deux longs bâtons, qui tendaient le drapeau des explorateurs de Nyön, étaient plantés dans la couche terreuse bordant la gueule et ses yeux.
« Tout le monde, rassemblement ! », lorsque le chef de l’expédition éleva la voix pour prévenir de son arrivée, tout le monde stoppa ses œuvres pour aller à sa rencontre.
Jennän, dont la barbe et les cheveux avaient bien blanchi au fil du temps et des expéditions, se tourna vers Jorïs. Ce dernier avait beau le dominer d’une demi-tête, il ne faisait pas le malin pour autant.
– Vous pouvez m’expliquer ce qui vous passe par la tête vous deux ?! demanda-t-il d’une voix colérique.
Jorïs mit du temps à trouver ses mots. Sa sœur en profita pour intervenir :
– On est au courant pour le donjo…
– Tais-toi Lonka ! Si toi tu es ingérable depuis que t’as appris à parler, ton frère est responsable. Alors Jorïs, qu’est-ce qui vous est passé par la tête pour préférer vous mettre en danger plutôt qu’assister à la fête de la réunification ?
Lonka se tut comme l’avait demandé son père. Quelle tête de glazon ! Le paternel semblait regretter le temps où aucun mot ne sortait de la bouche de sa fille. Il fallait dire qu’un fois acclimatée à la vie sociale des tribus de Nygönta, Lonka fut vite considérée comme rebelle et turbulente. Au fil du temps, elle voyait moins Jennän. Autrefois abordable, le poids des terravolutions et des responsabilités le rendaient irascible, mais Lonka n’avait pas de doute sur l’amour qu’il lui portait. Ses mots avaient l’habitude de dépasser ses pensées lorsqu’il s’emportait. Et aujourd’hui, il était particulièrement furieux.
– On était sûrs de te retrouver ici et on voulait te donner toutes les informations qui pourraient vous aider dans l’exploration du donjon, commença enfin Jorïs. Lonka a découvert des stèles dehors, avec des messages inquiétants. On…
– C’est bon, pas la peine de se justifier, grommela Jennän. Suivez-moi.
Alors que les autres explorateurs échangeaient des sourires, tantôt gênés, tantôt moqueurs, Jennän emmena ses deux chiards (comme il aimait les surnommer depuis leurs nombreuses fugues) dans sa tente. Elle était aménagée simplement, avec un bureau d’étude court sur pattes et deux petits escabeaux qui se faisaient face. Sur la table, il avait déposé en pagaille ses notes et une carte des environs qu’il s’évertuait à dessiner depuis plusieurs jours. La lumière émanait directement du sol.
Il convia Jorïs à s'asseoir devant lui, mais pas Lonka.
– Alors Jorïs, qu’as-tu découvert de si intéressant ?
– Eh Pa ! Mais c’est moi qui…
« Tais-toi Lonka !! », entonnèrent ensemble Jorïs et son père. Quelle méchanceté ! Ils ne veulent pas entendre ce que j’ai à dire, bah soit ! Jorïs, débrouille-toi. Pendant que Lonka se refermait sur elle-même, Jorïs jubilait de pouvoir répondre ainsi à sa sœur, sans qu’elle puisse rétorquer. Mis en confiance, sa langue se délia.
– Nous avons découvert de nombreuses stèles et Lonka a su les déchiffrer. On était au courant qu’il y avait un donjon ici…
– Un berceau.
– Hein ? Heu oui un berceau… Attends, tu veux dire un berceau comme là où nos ancêtres sont nés ? demanda Jorïs incrédule, alors que la curiosité de Lonka s’enflammait.
– C’est ça, mais ce dernier est bien plus spécifique que ce que nous avons pu voir avant.
Jennän s’avachit sur le dossier de sa chaise, comme fatigué des épreuves de la journée :
– Aaah … Si Jewesha apprend que vous êtes avec moi, demain je n’ai plus de “cailloux de famille”. Bref, nous avons découvert certaines de ces stèles aussi, mais personne ici n’a le don de les déchiffrer. Du coup ?
– « Ici vous trouverez le secret de la vie et de la mort », entonna Jorïs en se tournant vers Lonka, qui le fusilla aussitôt du regard. Mais on risque aussi de trouver des créatures inconnues, les “Hantz”. On ne sait pas s’ils sont menaçants ou non, mais Lonka avait l’air anxieuse.
Cette enflure, en fait, il a tout retenu.
– Hmm, tout ceci me parait bien embêtant. Maintenant, étant donné que vous ne pourrez jamais rejoindre Jovoko à temps pour la fin de la fête, il est hors de question que je vous laisse partir d’ici tous seuls ! Il est aussi hors de question que je me sépare de quelques-uns de mes hommes pour vous escorter, j’ai besoin de tout le monde. Et, pour finir, il est hors de question de rebrousser chemin à deux doigts d’une découverte capitale. Donc mon cher Jorïs et ma petite Lonka, vous avez gagné. Vous resterez ici et je réfléchirai à ce que je dois faire de vous une fois qu’on aura réussi à ouvrir ce…
– Jennän ! Coupa Banaji en faisant irruption dans la tente.
Lonka et Jorïs sursautèrent. Jennän redressa la tête, l’œil brillant.
– Qu’y-a-t-il de si urgent Banaji ?
– Le berceau, quelque chose semble réagir !
– Comment ça ?! Vous avez réussi à tourner la clé dans son socle !
– Oui !! Finalement, c’est Joël qui a réussi !
Jennän sauta de sa chaise.
– Quoi ? Mais attends, comment ça ?!
– Bah il l’a tourné, tout simplement, enfin... Lorsqu’il a agrippé la clé, le socle s’est mis à briller et ensuite ça ne semblait même plus difficile de la tourner ! S’exclama Banaji. Maintenant les lumières réagissent près de l’antichambre, les ronces dans l’embouchure commencent à bouger. Ça va s’ouvrir !
Jennän et ses enfants échangèrent un regard. Jorïs et Lonka ne comprenaient pas le prétendu exploit de Joël. Cet explorateur, proche de la famille de Maluna, n’était ni le plus costaud, ni le plus endurant.
« Chef !! Vite !! », hurla la voix lointaine d’un explorateur. Le petit groupe se précipita à l’extérieur de la tente et traversa l’étroit corridor qui les séparait de l’antichambre.
Accueillis par des secousses et le bruit sourd de cent tonnomoteurs activés en même temps, ils virent des ondes colorées s’emporter dans une vague d’éclats intenses. Près de l’embouchure, les lumières virèrent au vert, les demi-sphères clignotèrent frénétiquement.
Les explorateurs rempaquetèrent leur matériel, de peur d’un effondrement. Le sol vibrait de plus en plus.
Et bientôt, un son rauque s’éleva à travers le capharnaüm.
Jennän observait les évènements avec le regard étincelant. Les gisements de fer, la disparition des explorateurs de Yönla, tout ceci passait au second plan dans les instructions que leur avait donné le No Gata : il était temps pour eux de partir à la recherche d’une caverne où reposait un grand pouvoir. Le plus grand des berceaux de Nygönta. Une mission de premier ordre, pour, selon les dires du No Gata, éviter une catastrophe imminente. Et dans son discours, le No Gata avait précisé que certains individus arpentant le territoire de Nygönta étaient dotés d’un lien unique avec ce berceau. Joël ? Depuis deux jours que nous sommes ici, il avait déjà essayé et rien ne s’était passé alors pourquoi maintenant ? Ou peut-être... Depuis que Lonka est là... ? Il jeta un regard discret à sa fille. Cette dernière était absorbée par le déliage des ronces qui se rétractaient dans leur alvéole.
Les filaments organiques s’affaissèrent pour découvrir un escalier vers les entrailles du berceau. Le sol se distordit pendant un court instant, abîmant et renversant le matériel restant des explorateurs. Ces derniers s’accroupirent et se nouèrent par les bras en petits groupes pour mieux résister aux secousses.
Quand les résonances et les tremblements s’arrêtèrent, chacun récupéra ses esprits rapidement et congratula le timide Joël, manquant de lui faire tomber ses lunettes à chaque tape sur l’épaule.
Un explorateur s’approcha de Jennän et lui remit la clé enroulée dans un tissu protecteur. Le restant de l’escouade remit en ordre le matériel.
– Bon, il semble que vous n’avez plus qu’à nous suivre maintenant, dit Jennän, ne pouvant cacher son sourire en coin.
On donna à Jorïs et Lonka un casque en fonte renforcé et des épaulettes. Le brave garçon exultait. Peu importe les dangers qui l’attendaient, l’appel de l’aventure lui donnait la force de tout affronter, encore plus aux côtés de son illustre père.
Lonka se montrait plus mesurée. Elle se sentait même bizarre, comme si quelque chose tentait de pénétrer sa tête. De toute façon, elle ne pouvait pas dire grand-chose, sous peine d’être invitée à se taire une nouvelle fois.
C’était sûrement le prix à payer à force d’exaspérer les autres.
***
Seuls deux hommes tirés au sort devaient rester en amont. Le reste de la colonie partit à l’aventure avec des sentiments d’appréhension mêlés d’émerveillement.
Le dédale qui s’enfonçait sous terre était orné sur les côtés de fresques lumineuses. Des fresques représentant des figures humaines aux côtés de formes monstrueuses et titanesques. Banaji s’approcha pour trouver une interprétation à ces gravures. Il rapporta à Jennän que sur une des scènes, les humains et ces espèces inconnues semblaient travailler main dans la main à l’élaboration de formes rondes imposantes, colorées de bleu et de noir.
La plupart des dessins représentaient des scènes de grandes constructions.
Jennän se concentra à son tour sur le déchiffrage de ces découvertes, troublé par certaines visions. Des effigies de créatures lui rappelaient le monstre aux mille yeux rouges, même si les aspects et tailles différaient les uns des autres.
D’autres montraient la vie dans des cités tentaculaires ou représentaient des rituels. Petit à petit, des groupes se détachaient du peloton de tête pour s’intéresser en détails à certains récits imagés.
Jorïs prenait part à ces contemplations qui rendaient la descente plus lente.
Pendant ce temps, bizarrement, Lonka préférait continuer la marche, la tête basse, suivant trois éclaireurs à la trace.
Elle entendait des bruits étranges, à l’intérieur même de son esprit. « Dogerez Pulcherra. Dogerez Pulcherra. Kolzenos al sën[2] » Quelles étaient ces voix douces, féminines, annonçant la venue d’une certaine Pulcherra ?
[1] Sac(s) à lucioles : cf. Glossaire/Confections. Une besace en tissu blanc et fin, dans laquelle des lampyres nocturnes endémiques sont empilés. Remplace aisément les lampes torches, la lumière émise par les insectes est bleutée.
[2] Traduction Dikkèn - Dogerez Pulcherra. Kolzenos al sën : Bienvenue Pulcherra. Rejoins-nous au centre.
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