Chapitre 7 : Des échos dans les ténèbres
« Bienvenue Pulcherra. Rejoins-nous au centre », plus Lonka avançait dans les dédales du sanctuaire, plus la voix se faisait distincte. C’était le même langage que sur les stèles, elle en était persuadée.
Si elle n’osait pas encore en parler aux autres, elle sentait qu’elle avait un rôle à jouer ici-bas.
Son front en sueur abritait un cerveau en pleine ébullition. Elle pouvait les conduire dans cet univers inconnu, elle-même guidée par cette voix presque familière.
Une fois l’escalier descendu, les explorateurs arrivèrent dans une galerie remplie de ces fresques énigmatiques, représentant encore et toujours les mêmes scènes.
Les sacs lucioles dysfonctionnèrent, avant de s’éteindre définitivement. Les petites bêtes s’étaient évanouies sous l’influence d’une force imperceptible par l’homme. L’aura bleue émanant des artères devint alors la seule source de lumière.
Là, plusieurs chemins s’offraient à eux.
Certains débouchaient sur de larges et longs couloirs, tandis que d’autres, bien plus étroits, demandaient de bonnes bases en spéléologie. Jennän sentait que son groupe avait pénétré un endroit bien plus vaste qu’il ne l’imaginait.
Jorïs avait rejoint sa sœur et surveillait son état déclinant. Même leur père se doutait que sa protégée n’était pas dans sa forme habituelle. Elle avait les yeux pâles, plissés, et n’arborait plus cette attitude fière qui la caractérisait depuis quelques terravolutions. Il s’approcha à son tour de Lonka, tandis qu’un groupe d’exploration s’engageait dans un des couloirs.
– Que se passe-t-il ? questionna Jorïs.
– Tu veux m’écouter maintenant ?
– Je vois juste que tu n'as pas l'air au meilleur de ta forme...
– On a l’impression que tu vas t’évanouir, enchaîna Jennän. Ce n’est quand même pas le fait d’avoir fermé ton clapet pendant une miette de soirée qui t’a mise dans cet état ?!
– J’entends des voix.
– Oh… Intéressant, dit le chef des explorateurs sur un ton soudainement plus posé. Et qu’est-ce qu’elles te disent ?
– Vous devez me suivre…
Jennän se posa quelques secondes et réfléchit. Il croyait Lonka, lui allouant sans problème des dons particuliers, mais il fallait avant tout penser à ses hommes. Dix d’entre eux étaient partis à la découverte des catacombes. Lorsqu’il s’approcha de l’ouverture pour voir s’il pouvait encore les ramener à lui, il découvrit un large tunnel sans fond, soutenue par des gros piliers. C’était trop tard pour les rappeler.
Il jeta alors un regard aux individus restés sur place avant de se décider à agir. Il demanda à la majorité d’entre eux de ne pas bouger, seul Banaji le chevronné était sommé de les suivre.
– Maintenant, à toi de jouer Lonka.
La jeune fille se concentra quelques instants, puis s’engagea dans le couloir le plus à droite. « Ag fono, al dono, kolzenos al sën ». Elle entendait aussi distinctement qu’elle comprenait ces indications. Au fond, à droite, rejoins-nous au centre. « Al godo ». À gauche ! Jorïs, Jennän et Banaji la suivirent sans contestation.
– Je ne sais pas trop quoi penser de ce qui nous arrive, surtout te concernant, avoua Jennän à son fils au détour d’un virage.
– J’ai essayé de raisonner Lonka, mais lorsqu’elle m’a dit que tu étais tout proche, je voulais vivre cette aventure avec toi, papa…
– J’imagine, mais il y a peut-être des aventures qui ne sont pas à vivre. S’il vous arrivait quelque chose, je ne me le pardonnerais jamais…
La fureur de Jennän était apaisée. Il se sentait serein d’avoir ses deux beaux et grands enfants à ses côtés, mais n’osait imaginer ce que pouvait en penser Jewesha. Elle qui avait déjà subi tant d’inquiétudes, voilà qu’il se sentait encore responsable de l’absence des gens qu’elle aimait. Là-bas, au milieu de toute cette foule à la capitale, elle devait se sentir bien seule. Encore une fois.
L’homme prit une grande inspiration et poursuivit son discours :
– Je vais te dire ce que je pense vraiment, mon fils. Je crois que si Lonka n’avait pas été là, nous n’aurions jamais franchi les portes de ce berceau. Lorsque nous sortirons d’ici, je te révélerai ce que tu as toujours voulu savoir sur les origines de ta sœur… Du moins ce que j’en sais moi-même.
Comment ça « les origines de ma sœur » ? Pensa Jorïs, troublé par ces débuts de déclarations. Il en savait déjà beaucoup au cours de ces longues conversations avec Lonka : son adoption ; sa croissance plus lente que tout autre être humain, lui donnant des airs candides de jeune fille malgré plus de vingt terravolutions passées au sein de la tribu Augüs ; son dur apprentissage de la langue ; sa traversée vers l'est avec Jennän et Jewesha ; ou encore sa rencontre avec le No Gata, riche en révélations, ce jour où elle l'avait abandonné en pleine partie de cache-cache. Alors que pouvait-il y avoir de plus ? Allait-il évoquer ce soi-disant monstre aux mille yeux rouges ? Lonka lui en avait aussi parlé.
– Il n’empêche, toi, tu aurais vraiment dû rejoindre Jovoko, ne pas laisser ta mère seule, continua Jennän. Rien que cette vision me déchire le cœur.
– Alors pourquoi tu n’y es pas, toi ? questionna Jorïs, provoquant la surprise et l’effarement de son géniteur.
– Je… Je ne sais pas si je les ai choisies, mais j’ai des responsabilités qui dépassent la famille malheureusement.
– Tu es un “héros de guerre” papa, t’as bien le droit de prendre du repos. Banaji aurait très bien pu mener cette expédition.
Ce dernier esquissa un sourire devant ce dialogue touchant entre un père et son fils. Aux yeux de Banaji, Jorïs avait bien grandi et comprenait beaucoup de choses sur le monde qui l’entourait, n’en déplaise à ses parents.
Lonka était trop bouleversée par les voix dans sa tête pour prêter attention aux discussions dans son dos.
– Tu as peut-être raison… Je pense qu’une fois cette mission terminée, je me reposerai comme tu le conseilles. Ma bien-aimée mérite ça. Et vous aussi, mes enfants…
– Peut-être qu’un jour on pourra aller tous ensemble à Bozo. J'aimerais tellement voir à quoi ressemble notre village natal.
– Tu es sûr d’avoir bien compris le sens du mot “repos” ? s’esclaffa Jennän, claquant l'épaule solide de son grand garçon.
Là, dans ces ténèbres, de doux sentiments se diffusaient. Toutefois, le chemin était sinueux, avec plusieurs embranchements, de quoi ne plus jamais retrouver la sortie.
Des éléments du décor attisaient la curiosité. Le sol semblait instable, filandreux, renforçant encore plus l’aspect organique de la structure entière. Les aventuriers avaient l’impression de se retrouver dans les entrailles d’une bête immense. Les parois étaient froides et ruisselantes d’un liquide collant. Et surtout, il y avait ces « choses », éparpillées un peu partout : Un embouteillage de cocons, des œufs éventrés par milliers. Certains formaient des amas qui bloquaient des ouvertures, de nouveaux passages. Une odeur de fosse à excréments s'en échappait, mais heureusement pour elle et ses acolytes, Lonka n’avait pas besoin de passer par là.
Si la fatigue avait disparu depuis que les explorateurs avaient pénétré cette caverne prodigieuse, l’anxiété ne faisait que monter à mesure que le temps défilait dans les méandres poisseux du labyrinthe.
Jennän ne pouvait s’empêcher de se poser des questions à voix haute sur la sécurité de son escorte. « Combien de temps avant que l’on trouve quelque chose de significatif ? » ; « Tu ne devrais pas avancer si vite Lonka ! » ; « Il faut aussi trouver un moyen de joindre le premier groupe parti en vadrouille. » ; « Banaji ! ». Le bras droit faisait mine de réfléchir à une solution, pris de court par la situation. « Et quel est ce bruit ? ».
Un bourdonnement inquiétant résonnait au croisement des artères. Un écho de vibrations étranges.
Ils marchèrent ainsi dans cette torpeur grandissante, avec l’impression de tourner en rond. À force, Lonka déduisit qu’ils parcouraient une spirale qui rétrécissait jusqu’à son centre.
Soudain se fit entendre un râle plus profond, plus froid.
Quelque chose avait senti leur présence et les mettait en garde.
Le groupe s’arrêta quelque instant, par instinct. Banaji et Jennän se consultèrent, tourmentés. « J'ai une désagréable impression. Nous aurons du mal à revoir la lumière du jour à nouveau si on s'enfonce plus loin », s'inquiétait le chef des explorateurs. « Nous sommes tout proche Jennän, faisons confiance à Lonka. Rappelle-toi que le No Gata avait proposé de la ramener avec nous. Je suis sûr qu'au fond de ce couloir se trouve notre objectif », murmura d'une voix rassurante son ami. Les mots de Banaji perturbèrent Lonka. Alors qu'elle tentait de cacher sa surprise, son esprit embué par ses voix guides la ramena vers sa mission.
Ils se soudèrent pour reprendre de l’allant et après moins d’une grada de marche, au détour d’un dernier tunnel, la salle centrale apparut.
Noyée dans cette lumière bleue, cette fois bien plus puissante que partout ailleurs dans le sanctuaire, elle abritait en son sein la plus grande stèle que le groupe n’ait jamais vue. Ainsi pas de cocons éventrés cette fois, mais un mur de pierre haut d’au moins vingt pieds. Ses écriteaux fluorescents filtraient une lumière pâle.
Aspirée par cette découverte, Lonka s’approcha de l’édifice pour tenter d’en déchiffrer le message. Avec tout cet éclat, il était difficile d’analyser ce qui était inscrit en hauteur. Plus on s’approchait, moins c’était possible.
Pendant ce temps, Jorïs faisait le tour de la stèle pour inspecter la pièce. Jennän restait près de sa fille, à l’affût de la moindre explication. Quant à Banaji, il surveillait leurs arrières. L’obscurité qui émanait du couloir d’où ils venaient était lugubre, oppressante. Tout le monde se sentait suivi, épié, mais aucune preuve sonore ou visuelle ne venait appuyer cette sensation.
« Tu peux prendre le pouvoir ». Ce furent les derniers échos qui résonnèrent dans la tête de Lonka, distincts, sans aucun besoin de traduction.
– Alors, tu arrives à déchiffrer ? demanda son père.
Lonka prit une pause pour intégrer ces mots. Comme si de rien n’était, elle s’attela à déchiffrer ce qu’elle pouvait.
– C’est compliqué… J’ai l’impression que c’est une variante de l’écriture des autres stèles, expliqua Lonka en scrutant le bloc. Je reconnais certaines lettres mais globalement, y a beaucoup de choses qui changent.
Jennän fronça les sourcils. Un brin rassuré que sa jeune Lonka retrouve de la contenance, il se sentait tout de même démuni devant le manque d’information. Cette stèle était géante, intransportable. Elle avait sûrement plein de choses à raconter, mais si personne ne pouvait la comprendre, pas même Lonka, ce savoir serait perdu.
– Eh ! J’ai trouvé quelque chose derrière la stèle, résonna la voix de Jorïs.
Jennän et Banaji se précipitèrent derrière l’édifice pour rejoindre Jorïs, pendant que Lonka continuait son analyse, sans grande avancée.
Elle était bien sûr curieuse de savoir ce qu’avait trouvé son frère, mais elle se sentait comme paralysée par les évènements. Ce qu’elle n’avait pas dit à ses compagnons d’aventure, c’est que le terme Hantz était récurrent. Souvent associé au terme Tot… Lonka connaissait très bien ce mot. Mort ou disparition, dans tous les cas sa peur semblait se concrétiser. Ces créatures représentaient une menace.
Mais pour l’instant, elle n’en avait vu aucune. Sûrement n’existaient-elles plus. Les Hantz devaient rester secrets.
– Lonka ! Ramène-toi ! cria Jennän.
La jeune fille ne se fit pas prier deux fois. Elle contourna la stèle pour découvrir ce que Jorïs avait trouvé. Des dents déformées, modelées dans le sol symbiotique de la pièce, entouraient un socle à hauteur d’homme, orné dans ses contours de sculptures complexes. Des petites billes rouges étaient incrustées çà et là dans la structure, tels d’innombrables yeux.
– Qu’est-ce que ça nous réserve encore ? se demanda le chef des explorateurs.
– Jennän, je crois que nous avons trouvé ce que le No Gata espérait, dit Banaji en s’approchant du socle. Ce doit être une table de contrôle d’une civilisation ancienne, regardez ! – Banaji pointa alors du doigt le centre du socle, discernable une fois proche – Il y a un creux sur ce socle et les contours représentent une main. Je pense que quelqu’un peut l’activer.
– Parfait, mais ça ne nous dit pas ce que ça nous réserve. Le No Gata nous a parlé des nombreux risques de cette expédition, mais là j’ai un très mauvais pressentiment.
– J’ai l’impression qu’on est toutefois les premiers à visiter ces lieux depuis bien longtemps, objecta Jorïs. J’ai beau chercher, il n’y a pas de traces d’êtres vivants, on sera sûrement en sécurité ici.
– C’est moi qui décide si on est en sécurité ici ou non, reste à ta place ! rétorqua Jennän, de nouveau aussi énervé que stressé. Maintenant que nous sommes ici, autant tenter quelque chose, mais c’est moi qui m’en charge.
Il s’avança alors vers le socle et y apposa sa main.
Il attendit, à l’affût du moindre écho qui se ferait plus inquiétant. Mais rien… à part peut-être ce bourdonnement lointain.
Jennän soupira un bon coup, puis se tourna vers Lonka.
– Après tout, le No Gata m’avait parlé de toi en ce sens… Alors… Si tu… te sens, tu peux tenter de faire réagir ce bidule.
Lonka regarda longuement son père. Elle ne l’avait jamais vu si décontenancé. Elle hésita un peu, puis se rappela ces mots : tu peux prendre le pouvoir. Elle se décida alors à poser sa main sur le socle. Elle s’avança vers la structure, prenant soin de contourner ses compagnons sans les toucher. Puis elle exécuta son geste, sans hésitation.
« Tu peux prendre le pouvoir », cette fois, elle avait elle-même invoqué ces mots. Mais ça n’avait aucun sens. Ce n’était pas en posant sa main sur un piédestal qu’il pouvait se passer…
Soudain, un bruit sourd résonna. Tout le monde leva machinalement la tête et inspecta tous les recoins de l’alcôve pour en découvrir l’origine. Ils ne tardèrent pas à la trouver.
À quelques pieds de haut, des dalles métalliques coulissaient. Une dizaine d’embouchures étaient à présent béantes, laissant passer l’air et…
– Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?! demanda Jennän, dont le visage virait au rouge.
Banaji tendit l’oreille pour comprendre ces échos, bien différents des autres, qui filaient par à-coup. Des échos qui ressemblaient à des voix humaines. Des voix perçantes et discordantes.
– Jennän, je crois que ce sont des hurlements !
– Jorïs, Lonka, nous devons remonter à la surface, et vite !
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