Chapitre 9 : Surtout ne t’arrête pas !
Jorïs valdingua dangereusement hors du toit, mais par un réflexe surhumain, Lonka s’élança pour attraper une de ses chevilles avant qu’il ne bascule.
« Wouah, mais qu’est-ce qu’il vient de se passer ?! », éructa-t-il, la tête en bas. Le jeune aventurier pouvait estimer la distance vertigineuse qui le séparait du sol.
D’en haut, il observa, paniqué, les explorateurs s’activer au pied du colosse terrier après avoir été alertés par la puissante détonation.
« Allez Jorïs, remonte, je vais plus tenir ! », s’exclama Lonka. Elle tenait son frère à bout de bras. Cette force dont elle n’avait pas conscience lui permettait de maintenir le corps de Jorïs en suspension, mais la sueur faisait glisser la cheville de ses mains. Avec souplesse, son frère se recroquevilla pour viser une bordure. D’une pirouette, il parvint ensuite à s’y accrocher avant de remonter sur le toit.
Les deux jeunes restèrent allongés pour reprendre leurs esprits et leur souffle, puis se relevèrent pour constater la situation.
Les feuillages remuaient avec force, bousculés par les trombes d’animaux sauvages qui tentaient de fuir. Certains arbres disparaissaient, s’enfonçant dans la terre, comme écrasés par une force invisible.
« Jorïs ! », Lonka retint le bras de son frère avant qu’il ne s’engage dans la descente et lui montra le ciel : ce qui ressemblait à une immense besace voltigea au-dessus du cratère. Sa trajectoire courbée se termina dans les bois, une lieue plus loin vers le nord.
– Je ne sais pas d’où ça vient, mais je suis sûr que c’est ça que j’ai vu quand on était encore en bas ! s’exclama Jorïs. Faut bouger, vite.
Jorïs et Lonka descendirent les étages quatre à quatre, rejoignant les autres explorateurs dans une atmosphère de chaos. « Quelqu’un a vu ce qui s’est passé ?! » ; « Remballez tout ! Il faut partir d’ici ! » ; « Xo nous attaque ?! Qu’est-ce qui se passe à Jovoko ?! » ; ils n’avaient rien vu, mais comprenaient que quelque chose de grave se produisait.
Tout le monde leva le nez à l’écoute d’une nouvelle détonation. Le ciel se chargea de fumées rougeâtres.
Jorïs et Lonka rejoignirent Banaji au côté de leur père et leur expliquèrent du mieux qu’ils pouvaient ce dont ils venaient d’être témoins.
Passée la stupeur, Jennän mobilisa ses troupes.
– Laissez toutes vos affaires ici, nous devons rejoindre le Duché de Java le plus rapidement possible !
Prenant la mesure des évènements, il devait garder la tête froide pour sauver les hommes sous sa responsabilité. Il s’accroupit là, au milieu de ce décor ancestral et de cette escouade en pleine agitation, et repensa au déroulé de cette expédition catastrophique. Il était soi-disant parti à la recherche de gisements de fer … Puis il avait fait un détour dans un lieu tenu secret, sur une terre peu arpentée, devant protéger Nygönta d’une menace imminente. Et comment ? En activant un artefact au fin fond de ce berceau après une bonne promenade de santé ? Le risque ne fut pas assez mesuré, la responsabilité pas assez assumée. Peut-être avait-il fui trop vite ? Il était bien arrivé dans cette salle, au fin fond de ce sanctuaire. À présent, ne restait plus que l’odeur âcre du danger.
Il fallait d’abord remonter cette falaise qu’ils avaient empruntée pour s’enfoncer dans les entrailles des colosses terriers. Heureusement, il restait le système de poulies qu’ils avaient installé deux jours auparavant. Quelqu’un devait être désigné pour ouvrir la voie, un autre pour la fermer, sans assistance. Jorïs et Lonka se dévouèrent pour exécuter ces tâches, mais furent recalés par leur père. Il ne voulait plus prendre de risques avec la vie de ses deux rejetons.
Alors il escalada le premier, se servant d’un bout de liane comme baudrier. Et personne ne vint contester.
Une escalade pénible, guidée et soutenue par ceux restés en bas.
Une fois arrivé, il inspecta les lieux d’un regard vif. « La voie est libre ! », un semblant rassuré par le calme relatif, il attacha une pierre lourde à la liane pour la faire redescendre. L’opération pouvait recommencer.
Les autres explorateurs, épuisés, se préparaient tant bien que mal à affronter ce qui les attendait au sommet du cratère. Au fil des propositions et décisions, deux idées communes émergeaient : personne ne voulait finir sa vie à croupir dans cette cuve et tout le monde voulait revoir le visage de ses proches.
Le retour jusqu’à Nyön, sans matériel à transporter et lieux à découvrir, durerait cinq à six jours en poussant les corps à bout. Tel serait le prix à payer, en espérant que leur famille soit, au moins, revenue de Jovoko.
Jorïs assista sa sœur lorsqu’elle débuta la remontée. Vu d’en bas, elle donnait l’impression d’être une araignée qui se mouvait dans son environnement. Son frère, lorsque vint son tour, démontra les mêmes dispositions physiques, ajoutant plus de force à ses mouvements. Il était sûrement le plus rapide dans cette escalade.
Et ainsi de suite, les explorateurs ralliaient un à un les bordures du cratère. Certains d’entre eux se débrouillaient beaucoup moins bien que les jeunes aventuriers. Banaji, autrefois si endurant et agile, ressentait le poids des années. Lui comme Jennän savaient que tout ce temps utilisé permettait à la menace de se rapprocher un peu plus.
– Lonka ! Jorïs ! Approchez-vous.
Réfugié au pied des racines qui s’élevaient vers un arbre millénaire, Jennän les attendait, collé au tronc, les sens en alerte. Au-delà des cernes, ils avaient le regard frétillant, à l’affût du moindre mouvement suspect. Jorïs et Lonka s’exécutèrent. Leur père les prit alors par l’épaule.
– Écoutez, vous deux ! La nuit a été pleine d’émotions et cette journée s’annonce sous les plus mauvais auspices. En tant qu’ancien, je me dois de vous tenir en vie. Vous êtes plus important que tous les hommes qui peuplent cette terre, croyez-moi !
À mesure qu’elle écoutait son père parler, Lonka sentit ses hauts-le-coeur s’intensifier.
– Je sais que vous pouvez survivre dans cette forêt, continua-t-il. Après tout vous ne seriez pas là sinon, alors cachez-vous au sommet d’un arbre millénaire, vous serez toujours plus en sécurité là-haut. Peu importe ce que vous voyez, peu importe ce dont vous êtes témoins, ne réagissez pas ! Je transmets mes consignes à mes hommes et je vous rejoins.
Jorïs n’en crut pas ses oreilles. « Non ! On repart tous ensemble papa ! », il était hors de question pour lui de fuir seul. Sa mère devait les retrouver, tous ensemble et en vie.
Jennän leur tourna le dos et ne prêta pas attention à la plainte de son fils. Lonka prit le bras de son frère et le serra contre elle, tentant de l’apaiser et de le faire revenir à la raison.
– Il va nous rejoindre, j’en suis sûre, lui dit-elle d’une voix fluette.
– On ne sait même pas ce qui nous attaque ! Papa !!
Un bruit vrombissant se rapprochait, mais Jennän s’éloignait vers ses hommes, sans se retourner. La belle sauvageonne regarda derrière elle, inquiète, mais la menace restait invisible. Allez Jorïs, on ne doit pas rester plantés là ! pensa-t-elle en serrant encore plus fort le bras de son frère.
Alors que le nombre d’explorateurs au sommet de la falaise s’agrandissait, Jorïs se résigna et frère et sœur grimpèrent sur les hautes branches de l’arbre millénaire. Il jeta un dernier regard en contrebas et croisa enfin le regard de son père. Ce dernier aidait le dernier homme à se hisser sur la bordure, tout en vérifiant la direction qu’ils prenaient. Jorïs fit signe d’un doigt tremblant qu’il partirait vers le nord-est.
Jennän acquiesça, laissant ses enfants s’enfoncer dans l’inconnu.
***
Rejetant la fatigue, ils s’acheminèrent d’arbres en arbres en utilisant les routes de branches entremêlées, jusqu’à ce que le colosse enflammé culmine à son zénith.
Lonka laissait traîner des indices çà et là pour être retrouvée. Les bruits de vrombissement et l’agitation de la nature s’approchaient par moment, rappelant la menace.
Dans le creux d’un tronc aussi large qu’une auberge, Jorïs et Lonka choisirent de faire une halte et jouèrent pour savoir lequel des deux pouvait s’endormir le premier.
Lonka perdit.
Depuis, elle montait la garde pendant que son frère ronflait. Ses paupières étaient lourdes, mais elle ne pouvait pas se laisser aller tant que leur père n’était pas là.
Elle savait qu’il n’était plus très loin. Elle espérait tellement.
***
Enfin.
Jennän fit son apparition, grimpant la dernière branche qui le séparait d'eux. Des couches de poussière, de soufre et de sang séché s’étaient déposées sur lui, mais il gardait cette attitude fringante qui le caractérisait.
« Papa ! », Lonka lui sauta dans les bras avant même qu'il put ouvrir la bouche. « La prochaine fois que vous montrez le nord-est, ne partez pas à l’est », dit-il finalement sur un ton jovial. Il envoya Lonka réveiller Jorïs, qui eut droit à un large sourire de sa sœur lorsqu’il ouvrit les yeux.
Il n’était pas d’humeur, mais avoua rapidement que les nouvelles valaient bien la peine d’être debout.
– Papa ! Comment t’as fait ? demanda-t-il dans un regain d’énergie.
– Heureusement que vous avez le pas lourd les enfants. J'ai aussi eu droit à quelques indices sur le chemin. C’est un coup à la Lonka ça, non ?
– Contente d’avoir pu me rendre utile, affirma cette dernière, levant son bras pour mimer une contraction de biceps.
La joie des retrouvailles et les discussions couvraient les nouveaux vrombissements.
– Jorïs, Lonka, j’ai une idée ! On va continuer de faire route par là. Le Duché de Yönla s’y trouve et il y a peu de chance que les envahisseurs aient déjà atteint un village là-bas.
– Les envahisseurs ? questionna Jorïs.
– Oui… Il n’y a plus de doute, je les ai vus… Et ils semblent venir du nord ou de l’ouest.
« Attention ! », s’exclama Lonka à l’amorce d’une puissante secousse.
Ils baissèrent les yeux. Ce qu’ils virent les paralysa.
Écrasant la flore sous ses roues, un colosse de vingt pieds de haut perpétuait son avancée macabre, tronçonnant les arbres de ses énormes lames rotatives alignées à bâbord. Sa coque était recouverte de draps et tissus aux couleurs pourpres et indigo.
Le char transportait des individus à son bord. Lonka, dans un élan de curiosité, s’allongea et laissa dépasser sa tête de la branche pour observer cette menace de plus près. Vu les nombreux obstacles feuillus séparant son perchoir du chariot géant, elle ne put identifier les hommes qui le conduisaient.
Jennän n’eut pas le temps de réfléchir que le véhicule de mort s’affairait déjà à réduire en charpie le tronc qui les soutenait. La turbine s’enfonçait dans l’écorce d’où les épluchures voltigeaient de part et d’autre.
C’était effrayant.
– Descendez ! cria Jennän, agrippant par le col ses rejetons pour les relever.
Lonka poussa un cri lorsque le tronc vacilla. Jorïs la saisit par la taille et sauta de branches en branches pour rejoindre le sol sur le versant opposé. À la réception, le jeune homme fit voler des volutes de poussières.
L’arbre abritant encore leur père penchait dangereusement, mais était retenu par les autres cèdres, malgré son poids. Le char continuait sa course comme si de rien n’était, laissant à Jorïs et Lonka le soin d’escalader un tronc voisin sans se faire repérer.
De nouveau proches des cimes, ils pouvaient observer le chevronné Jennän se démener pour les rejoindre. Malgré son expérience des terrains difficiles, il n’avait pas la même agilité pour s’y muer. Lorsqu’il trouva à son tour ses marmots des yeux, il les exhorta à déguerpir au plus vite, multipliant les grands gestes pour indiquer leur nouvelle direction.
Des cris, cette fois humains, se firent entendre.
De puissants cris de rage.
Des chants stridents qui inspiraient la peur. Mais qui sont ces fous ? s’interrogea Jennän, sidéré. Il fallait presser le pas.
De nouveaux réunis, la petite famille courut, encore et encore. Après avoir passé des journées entières à arpenter les forêts du grand Est, la dernière nuit à fuir des créatures monstrueuses dans les entrailles d’un berceau, les jambes devenaient lourdes. Si la chasse devait durer plus longtemps, verraient-ils un autre jour se lever ?
Restant en retrait soi-disant pour « couvrir les arrières », Jennän ne pouvait pas faire preuve de la même assurance et constitution physique que ses enfants lorsqu’il fallait grimper ou sauter d’une ramure à l’autre. Pourtant il puisait dans ses forces pour suivre leur rythme. Ce n’était pas à lui de les ralentir.
Pris dans son élan, l’aventurier chevronné bondit sur une branche millénaire huit pieds plus bas. Sur le choc de la réception, ses chevilles se tordirent et il manqua même de basculer dans le vide. Il accompagna son échec d’un puissant râle de douleur.
Jorïs et Lonka, en l’entendant, rebroussèrent chemin et se précipitèrent pour lui porter secours.
Ils étaient perdus dans cette immense forêt vierge, à la merci d’un char engloutisseur d’arbres, et voilà que leur meilleur soutien en ces temps difficiles ne pouvait plus continuer le chemin.
Jennän ne pouvait plus marcher.
– Laissez-moi ! Fuyez ! Votre vie est plus importante que la mienne !
– Fais-nous confiance papa, Jorïs va te porter ! rétorqua Lonka.
Jennän sortit un objet de sa poche : une grosse clé, avec un embout rond. Des liserés dorés parcouraient l’artefact, qui brillait de plus en plus à la lumière du jour.
– Lonka, cache ça pour moi s’il te plait. C’est la clé du No Gata. Il me l’a remise pour ouvrir le sanctuaire, et elle peut en ouvrir d’autres.
– Comment ça ? demanda Lonka en prenant machinalement l’objet.
– Garde-là et tu comprendras sûrement un jour… Je suis désolé de t’avoir grondée lorsque je vous ai vus débarquer hier… La vérité, c’est que tu aurais dû dès le départ faire partie de cette expédition Lonka, mais je ne voulais pas que ma fille soit mêlée à un quelconque danger. Je sentais que ce voyage n'allait pas finir comme les autres...
Vu les voix qu’elle avait entendues dans le sanctuaire, Lonka savait que sa présence n’avait pas été anodine, mais l’entendre de la bouche de son père la rendit toute chose.
– Mais je ne comprends pas alors ! Pourquoi ça n’a pas marché ? Qu’est-ce que j’ai mal fait ?
Jorïs regardait la scène d’un regard dur. En plus de ne pas supporter de voir son père dans un tel état, il sentit la colère monter en voyant que son attention était tournée vers Lonka. En un moment si compliqué, pourquoi on ne lui disait rien, à lui ?
– Tu as tout bien fait ma chérie… Tu as été et tu resteras la meilleure, expliqua Jennän en suffoquant, rampant pour s’éloigner des deux enfants.
Lonka se figea et son cœur se réchauffa. Elle n’avait pas souvenir que son père l’ait déjà surnommé un jour « ma chérie ». Jorïs s’approcha et attira enfin le regard de son géniteur :
– Jorïs, ta soeur et toi n’êtes pas comme nous. Vous êtes une bénédiction du ciel et le monde attend votre ascension. La mienne marque une pause, ici.
– Je sais que Lonka n’est pas comme les autres, mais moi…
– Si tu n’es qu’un homme, tu es le plus fort d’entre tous mon fils, coupa Jennän. Maintenant fuyez ! Votre mère ne me pardonnera jamais de ne pas avoir pu vous sauver.
– Mais c’est toi que l’on doit sauver ! s’écria Jorïs, bien décidé à transporter le blessé.
Jennän dégaina de son flanc sa machette et la pointa vers son fils. L’outil qui servait à se frayer un chemin dans la végétation allait cette fois prendre une autre utilité si Jorïs faisait un pas de plus. Du moins, c'est ce qu'il voulait lui faire croire.
– Je… ne vais pas mourir, dit-il avec une respiration de plus en plus courte. Fuyez tant que vous le pouvez, moi je vais me cacher. Mettez-vous à l’abri à Yönla, les barbares n’ont pas encore investi les lieux.
– Les barbares ?
Lonka ne connaissait pas ce mot. Jennän allait répondre lorsque le bruit d’un arbre qui s’effondre retentit à quelques feuillages de leur emplacement. « Non ! Tu as réussi à nous rejoindre, tu ne peux pas t’arrêter là. », les larmes se mirent à couler. Lonka ne voulait pas voir celui qui avait couvé son existence disparaître. Elle n’avait plus la force de rien. Jorïs attrapa de nouveau sa sœur et, résigné, le regard fermé, la souleva et la posa comme un sac à patates sur ses épaules avant de déguerpir. « Surtout ne t’arrête pas !! », ordonna son père, rassemblant toutes ses forces pour crier.
Lonka hurla et pesta, mais ne pouvait se défaire de l’emprise de son frère.
Entre deux sanglots, elle ressentait pourtant la peine inestimable de ce dernier.
***
Qui étaient ces hommes ? Qui étaient ces barbares ? Qui étaient ces monstres vêtus d’une peau humaine ? D’où venaient-ils et vers où se dirigeaient-ils ?
Après une nuit à bivouaquer, les sens en alerte au milieu des arbres, il fallait encore courir. Courir jusqu’au crépuscule, courir sous la lumière des trois colosses blancs, courir jusqu’à l’aube. Et, parfois, l’écho d’une nouvelle détonation rappelait qu’ils n’avaient pas encore le droit de se reposer.
En prenant la direction de l’est, les deux fuyards espéraient tomber tôt ou tard sur un village de Yönla, comme leur père l’avait conseillé.
Au beau milieu de la matinée, ils arrivèrent aux abords de rangées d’arbres broyés et aplatis. Jorïs et Lonka s’arrêtèrent un instant pour contempler, abasourdis, cette désolation. « Mais... ce n’est pas possible ça... », jura Lonka. Tout, faune et flore confondues, avait été écrasé, formant une route de soufre, de crasse et de sang. Lonka n’osait regarder les cadavres de singes, lopos et autres raùrs gésir dans des bouillies informes.
En s’approchant, ils comprirent que ces fosses putrides étaient l’œuvre du passage de roues. Des traces de roues gigantesques qui leur donnèrent le vertige. Il y avait donc un véhicule encore plus imposant que celui qu’ils avaient vu, car ces traces faisaient la largeur d’un char entier.
Ils reprirent leur course vers l’est, au ras des bordures, l’esprit embué de pensées et d’angoisses.
Ces colosses roulants, comme ils avaient décidé de les nommer, ne venaient donc pas du nord. Lonka déduisit qu’ils longeaient le fleuve Naga. Ils prenaient la direction de Java.
– Est-ce que tu crois…
– Tais-toi et ne t’arrête pas… grommela Jorïs en regardant droit devant.
Jorïs aperçut au loin un troupeau de glazons. Les bêtes, plantées au milieu des décombres, reniflaient la nature laminée. Ces bovins si fiers et si forts avaient l’air bien hagards.
Frère et sœur décidèrent de quitter ces champs de visions chaotiques. Ils traversèrent l’amas répugnant entre chaque trace de colosse roulant pour atteindre l’autre versant des bois épais.
***
Là, au milieu des arbres, des édifices humains apparaissaient au travers des nuages de poussière. Vu leur nombre et le soin apporté à leurs constructions, ils étaient bâtis depuis bien longtemps. Nul doute que ce domaine était occupé par des habitants de Nygönta.
La lumière dans laquelle il baignait, parasitée par les débris et des feux au loin, présentait une robe rouille écarlate, annihilant l’idylle que s’en étaient faits Jorïs et Lonka.
Leur refuge n’en était peut-être plus un.
Leurs oreilles ne perçurent pas directement les cris de femmes et d’enfants, mais lorsque ce fut le cas, leur sang se glaça de plus belle.
Alors qu’une demi-grada de marche les séparait du village camouflé par les arbres, ils ralentirent le pas. « Alors, ils sont partout… », balbutia Lonka tandis que les larmes lui montaient de nouveau.
Il la regarda sans mot dire, puis Jorïs prit la main de sa sœur, préparé à affronter une nouvelle vision cauchemardesque.
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