Chapitre 10 : Yön-Goän et les envahisseurs
Ils se faisaient le plus discret possible. Marchant à pas retenus, ils prenaient soin de ne pas écraser de branches ni de feuilles mortes. La résonance des craquellements pouvait guider les sentinelles vers eux.
Aux abords du village, Lonka et Jorïs avaient remarqué la présence de deux hommes armés d’épées plus larges que grandes. Ils étaient vêtus des mêmes habits que les barbares vus sur le char.
Il n’y avait plus de doute possible, les envahisseurs avaient investi cette cité.
Jorïs avait décidé pour deux de contourner le village, trouver une maison à l’écart et s’y dissimuler.
Depuis le centre du lieu, caché par les habitations, des hurlements se faisaient encore entendre. Chacun d’entre eux soulevait le cœur, Jorïs et Lonka ne supportaient pas de sentir et d’entendre sans voir. Leur imagination diffusait les pires visions.
Une odeur de bois et de chair brûlés rendait l'atmosphère suffocante. Quelques volutes de fumée s’échappaient de la moitié des bâtisses, carbonisées.
– Jorïs, on ne peut pas rester sans rien faire. On devrait vérifier ce qu’il se passe.
– Je n’en pense pas moins, mais c’est beaucoup trop dangereux. Trouvons d’abord une cachette à l’abri des fumées. Si elle est bien placée, on pourra observer les événements de loin.
– Je ne me sens pas bien, j’ai l’impression qu’on ne sortira jamais d’ici vivants …
– Ce sera le cas si on est assez bêtes pour s’approcher. On a vu deux hommes surveiller l’entrée de la ville et j’en ai encore remarqué d’autres tout autour. J’ai peur que nous ne soyons à présent encerclés.
Jorïs parlait avec une retenue dans le ton. L’esprit évasif, il gérait ses émotions malgré l’effroi. Le terrain en relief leur permettait d’avancer à l’abri des buissons et des racines, ce qui le rendait moins nerveux.
Furtifs, ils arrivèrent aux abords d’un terrain cloisonné par des rondins de bois. Les empreintes au sol indiquaient qu’un troupeau de glazons devait y vivre auparavant. Le propriétaire avait dû lâcher ses bêtes dans la nature à l’arrivée des barbares, à moins qu’elles-mêmes aient eu l’instinct de s’échapper.
Une grande hutte de deux étages, bâtie dans le bois et la pierre, attendait à l’autre bout.
Établi en bordure, c’était l’endroit propice.
Les deux fugitifs enjambèrent les cloisons et coururent en direction de la maison. Lonka continuait d’observer l’attitude de son frère. Elle réfréna ses craintes et attendit qu’ils arrivent en-dessous d’une fenêtre pour se lancer :
– À quoi tu penses ?
Jorïs baissa la tête. Le simple fait d’entendre la question de sa sœur avait embué ses yeux. Il n’est pas aussi serein que je le pensais, se dit-elle aussitôt. Il se frotta le front et se décida à parler :
– Je pense à maman… J’ai envie de la revoir…
Lonka baissa à son tour la tête. Dans toute cette agitation, elle en avait presque oublié le reste de sa famille : Où se trouvaient Tamara, Karo, Jewesha ? Est-ce qu’ils allaient bien ? Les questions se mirent à fuser, intensifiant son haut-le-cœur :
– Ma’ doit nous attendre à Jovoko…
– Tu te décides à la rappeler Ma’ maintenant ? rebondit son frère d’un ton méprisant.
Lonka fronça les sourcils. Elle n'avait pas pour habitude d'avouer ses erreurs, mais intérieurement, elle regrettait son comportement des derniers jours.
– Tu sais Jorïs ça ne la touche pas plus que ça. Elle ne me porte pas toujours dans son cœur non plus… Elle s’inquiète beaucoup plus pour toi par exemple.
– Il faut croire que nos parents ont chacun leur favori…
Lonka tiqua face à la réaction de son frère. Il avait essuyé l’expression de sa peine sur ses yeux et présentait maintenant une moue blasée. « Mais… », Jorïs l’arrêta d’un doigt sur la bouche avant qu’elle ne puisse continuer sa phrase. « On parle trop fort, il faut qu’on entre. »
Le garçon leva la tête à la fenêtre pour inspecter ce qui se trouvait à l’intérieur. Une salle de vie vétuste, avec des tapis en peau de raùr ; une cheminée, une grande table ronde et des chaises. L’obscurité et le silence présageaient l’absence d’êtres humains. Jorïs fit signe à Lonka que la voie était dégagée et s’empressa de grimper la fenêtre.
Lorsque Lonka pénétra à son tour dans la demeure, elle sursauta en découvrant un lichèn empaillé cloué au-dessus de la fenêtre, tel un trophée. Son allure humanoïde et sa tête de lopòs n’inspiraient guère la confiance. La belle sauvageonne fixa les yeux noirs de la bête. Elle se rendit compte que son expression figée était plus triste que menaçante.
Lonka n’avait jamais vu un lichèn de près. Les habitants du Duché de Java racontaient les pires histoires sur eux, mais ceux qui les avaient approchés de plus près tendaient à briser les idées reçues : les lichèns étaient craintifs de nature et pouvaient être apprivoisés, mais leur forme monstrueuse et leur goût pour la viande de glazon étaient suffisantes pour que l’on décide d’éradiquer cette espèce.
Face à la dépouille rêche, elle se demanda si, à leur tour, les habitants de Nygönta n’étaient pas devenus des lichèns aux yeux des envahisseurs. Ils ne savaient pas pourquoi ils étaient chassés et allaient sûrement finir eux aussi en trophée. Elle voulut s’approcher et toucher le poil de la bête, mais Jorïs la rattrapa par le col. « On n’a pas le temps ».
Ils montèrent l’escalier et une fois à l’étage, Jorïs prit l’initiative d’inspecter les environs.
Le parquet grinçant menait à trois pièces. Des chambres. Jorïs dû attendre que ses yeux s’accoutument à la pénombre pour remarquer les sommiers et les piles de vêtements. Dans l’une d’elles, il distingua une meurtrière dirigée vers le cœur du bourg. De l’autre côté, je suis sûr qu’on pourra observer ce qu’il se passe en ville ! Jorïs essuya la sueur sur son front et s’approcha de l’ouverture, quand le bruit d’une respiration hérissa son poil.
Ils n’étaient pas seuls.
Désarmé, il chercha un ustensile dans la pièce qui pouvait servir à se défendre. Mais rien. « Qui est là ? », demanda-t-il la voix tremblante. Lonka se précipita sur ses talons. Elle comprit aussitôt et son regard changea, perçant à travers l’obscurité pour débusquer une quelconque menace envers son frère. Les respirations s’intensifièrent. À travers les hoquets, Lonka sembla reconnaître un début de sanglot et se calma.
– Jorïs, je crois qu’il y a quelqu’un sous le lit.
Jorïs se tourna vers sa sœur. Ses doutes se dissipèrent à mesure qu’il percevait ces souffles de terreur. Quelqu’un se cachait sous le lit pour éviter lui aussi de tomber sur un agresseur.
– Qui que tu sois, tu peux sortir, clama Jorïs d’une voix claire. Nous sommes du Duché de Java. On a trouvé ton village en fuyant ce que tu fuis aussi…
Ils attendirent, pariant sur une présence plus timide qu’hostile. Dehors, les bruits s’apaisaient.
Au bout d’un moment, une main sortit de sous le lit. C’était une main d’enfant. Le petit découvrit ensuite sa tête. Potelé et large d’épaule, il ressemblait à Karo dans sa jeunesse. Ses joues rougies par les larmes et son nez coulant témoignaient de son traumatisme. Lorsque Lonka le vit, elle s’empressa de l’aider à sortir de sa cachette et le prit d’une longue étreinte.
Le garçon ne contint alors plus son abattement et serra à son tour Lonka aussi fort qu’il le put.
– Est-ce que tu peux nous dire où nous nous trouvons ? interrogea Jorïs en tentant de prendre son ton le plus rassurant (en vain).
Le garçon essuya ses yeux et reprit son souffle. « Yön-Goän », répondit-il, anxieux. Yön-Goän… c’est quoi la suite maintenant ? Jorïs réfléchit à la tournure des évènements. L’espace d’un instant, il se demanda ce que lui et sa sœur faisaient à cet endroit, après avoir parcouru des lieues à l’opposé du chemin retour vers Java. Leur père voulait qu’ils se cachent à un endroit qu’il pensait sécurisé, mais il n’en était rien.
– On se trouve donc dans le Duché de Yönla ? enquêta Lonka d’une voix douce.
Jorïs s’approcha de la meurtrière, laissant le soin à sa sœur d’en savoir plus. L’enfant mettait du temps à répondre, l’esprit embrumé par la peur :
– Je… je… oui je crois. Papa m’a dit qu’on est à l’ouest de Yönla…
– Et où est ton père maintenant ?
Le garçon frémit de nouveau, fermant les yeux le plus fort qu’il pouvait pour contenir un nouveau flot. Sans mot dire, il pointa du doigt la meurtrière près de laquelle se trouvait Jorïs. Ce dernier prit un air dubitatif et, alors que Lonka tentait encore de consoler le petit, plongea son regard à travers l’ouverture.
Doté d’une bonne vue, il pouvait discerner au bout d’une longue allée ratissée dans la terre la place centrale. Il mit du temps à comprendre ce qu’il s’y passait, mais une fois sa vision éclaircie, il mit une main sur sa bouche, horrifié et dégouté : des cadavres jonchaient le sol. En majorité, des corps de femmes, d’enfants et de vieillards. Ils baignaient dans une mare rouge et, devant ce spectacle, des hommes étaient à genoux, soumis, attendant leur sort.
Jorïs comprit pourquoi les cris s’étaient calmés. Celles et ceux qui avaient osé hurler avaient trépassé.
Les envahisseurs étaient bien là. Quelques-uns, dont la corpulence impressionnait même d’aussi loin, tenaient des épées et se promenaient derrière les hommes agenouillés. Mais que font-ils ?! Jorïs sentit la sueur couler sur ses yeux. Une haine tenace s’imprégnait en lui.
– Jorïs, que se passe-t-il ? demanda Lonka, inquiète.
– Quelque chose que je ne peux encore décrire, mais c’est au-delà de ce que je craignais.
« Papa ! », cria l’enfant, faisant sursauter Jorïs. Il devait s’imaginer mille et unes horreurs après les mots de cet inconnu. Toutefois, ce dernier ne laissa aucune place à l’empathie : un tel cri pouvait les faire repérer. À ses yeux, ce gosse devenait un risque supplémentaire.
– Lonka, va cacher l’enfant !
Le ton sec de son frère la choqua, mais elle s’exécuta. Portant l’enfant dans ses bras comme s’il faisait le poids d’une plume, elle sortit de la pièce. Jorïs mit quelques instants à se calmer, puis, après une grande inspiration, reprit ses observations.
Entre-temps, un des hommes qu’il avait vu à genoux avait été exécuté. Pour les autres, la scène devait être insoutenable. Au milieu des envahisseurs, l’un d’eux se distinguait. Jorïs se concentra au maximum pour discerner son profil. L’homme semblait grand, à l’allure racée, étirée. Il portait une cape de reflets pourpres (sûrement dû au sang séché dessus) au large col pour cacher la moitié basse de son visage. Son crâne était rasé, mais lorsqu’il tournait la tête, Jorïs apercevait une longue et épaisse tresse.
Des craquements résonnèrent dans la maison. Jorïs se tourna aussitôt, la mine furieuse. Il était prêt à se battre, de ses poings s’il le fallait. Mais heureusement, c’était Lonka qui faisait son retour :
– Tu as fait vite ! Où l’as-tu emmené ?
Cette dernière lui lança un regard de mépris :
– Dans une cachette, comme vous me l’avez ordonné ô grand petit frère.
– On n’est plus dans un jeu, si l’enfant crie et qu’on nous repère, c’est le premier à être en danger. Nous on sait se défendre !
– Que t’arrive-t-il d’un coup Jorïs ?
Lonka ressentait le climat de violence ambiant. Jorïs posa un nouveau regard par la meurtrière le temps de trouver ses mots. Sur la place centrale de Yön-Goän, les envahisseurs remplissaient des chariots avec les cadavres alentour. L’homme à la tresse avait l’air d’inspecter quelque chose dans sa main, secondé par un de ses conseillers, un molosse à la tête patibulaire. D’autres guerriers barbares relevaient les survivants à genoux et les emportaient hors de vue. « Où vont-ils ? », se demanda le grand garçon à voix haute.
– Jorïs ?!!!
– Ne crie pas !
– Et si j’ai envie de crier ?! C’est toi qui a dit qu’on pouvait se défendre ! Si tu ne me dis pas ce qui se passe, je ferais plus que crier !
– Il y a ces hommes, ces envahisseurs, là ! Ils ont ramené les habitants du village sur la place centrale et les ont… Ils…
Jorïs n’arriva pas à finir sa phrase, mais Lonka se tut.
– Je pense avoir reconnu leur chef, reprit-il après avoir dégluti. Il se pavane au milieu avec sa cape de bouseux et sa tresse de petite fille. Il a laissé ses hommes massacrer femmes et enfants, et de ce que je viens de voir, ils sont en train d’embarquer les survivants.
– Mais, mais pourquoi font-ils ça ? On leur a fait quoi ?
– Je viens de te dire tout ce que je sais, maintenant je pense que l’on devrait s’éloigner d’ici fissa.
– Mais pour aller où ?
– On devrait rebrousser chemin et prendre la direction de Nyön ou Jovoko, je veux savoir comment va maman, je veux retrouver papa, tonton Karo et tous les autres. Il n’y a nulle part où se cacher donc quitte à subir, autant que ce soit chez nous…
– Peut-être que certains duchés n’ont pas encore été envahis ! On devrait aller trouver de l’aide à Roa.
– Roa doit être à cinq jours de marche…
– Et il faudrait maintenant le double ne serait-ce que pour rejoindre Nyön !
– Bon, alors c’est quoi ta solution grande sœur ?
Lonka s’approcha de Jorïs et se posa en tailleur près de la meurtrière. « Laisse-moi voir », ordonna-t-elle en posant à son tour un œil à travers l’interstice. Lorsqu’elle aperçut ce qui se tramait dehors, elle se figea.
Jorïs esquissa un sourire narquois en observant la stupéfaction de Lonka :
– Ce que tu vois te suffit, c’est bon ?
– Jorïs…
– Oui ?
– Tu m’as dit que leur chef portait une cape et une tresse ?
– Oui.
– Et il a le crâne rasé aussi ?
– En effet. Pourquoi ?
– Très bien, peu importe où, fuyons ! s’exclama Lonka en se relevant aussitôt.
En un rien de temps, ses tempes chauffèrent jusqu'à ébullition et Jorïs se jeta sur la meurtrière pour confirmer son appréhension : le chef des barbares était à présent sur le pas de la maison, accompagné de son imposant bras droit. Ses yeux bridés observaient la meurtrière par laquelle les deux fugitifs les surveillaient.
Ils étaient repérés.
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