Chapitre 11 : Shrïn le perçant

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Leurs genoux brûlaient autant que leurs entrailles. Soumis, en attente de leur exécution, ils retraçaient les souvenirs de leur vie passée avant un dernier soupir. Leur âme-sœur, leurs enfants, la chair de leur chair, ils étaient là, gisant devant eux, à présent témoins silencieux de l’horreur.

Les envahisseurs les entouraient. 

L’un d’eux beugla dans leur langue. « Qui d’entre vous est le plus fort ? », demanda-t-il pour la deuxième fois. Il était grand, ventripotent, la gueule cassée, la peau crasseuse. Les otages s’échangèrent des regards discrets, emplis de désespoir. Mais ce monstre humain, par la terreur qu’il inspirait, les exhorta à parler. 

Un homme se leva et s’écria « C’est moi ! ». Robuste, la barbe hirsute, son regard avait repris de l’aplomb. Les mains liées dans le dos, il fixait sa maison, au loin, où il avait caché son unique enfant. Il avait fait tout ce qu’il pouvait pour lui permettre une chance de survie.

Le barbare au visage balafré s’approcha de lui et le salua. Ses cheveux imbibés de sang étaient plaqués contre son crâne cabossé, déformant un peu plus son faciès. « Honoré d’avoir pu partager un instant avec toi », répondit-il d’une voix rauque et vibrante, juste avant de brandir son glaive. L’homme comprit et ferma les yeux.

La lame s’enfonça dans son cou et ressortit aussitôt. Dans une gerbe de sang, il s’effondra.

– Vous qui êtes encore en vie, vous apprendrez à être plus fort que lui si vous voulez voir d’autres jours se lever, tonna le golgoth. Lupèn’lez ztez tapoz, nioz gostotz[1].

Il finit par s’adresser à ses hommes, dans une autre langue, non comprise des otages. Sa horde commençait à les relever et les emporter à l’écart de la place centrale. « Malaz !! Shrïn goaltèn ![2] », prévint l’un des barbares. Malaz le sanguinaire se tourna dans la direction qu’indiquait son soldat.

D’une démarche nonchalante, le Deikh Shrïn Nemara vint à sa rencontre. 

Comparé aux autres Avazen, Shrïn prenait soin de son corps longiligne et affuté, en atteste sa peau lisse et sans ride. Son crâne rasé luisait sous le soleil et sa tresse descendant jusqu’au bas des omoplates se balançait de gauche à droite au rythme de ses pas. Le col de sa longue cape, empourprée par de précédents combats, remontait jusqu’à son nez, dissimulant une partie de son visage.

– Ô mon Deikh, vous arrivez encore après les festivités, l’interpella d’un ton enjoué Malaz.

Shrïn arriva à ses côtés et marqua une pause pour contempler la scène. Son expression restait figée, impassible.

– Quelles sont les nouvelles, Malaz ? demanda-t-il finalement d’une voix atone.

– La pêche est bonne aujourd’hui. Comme vous le voyez, on s’est débarrassé des plus faibles. Tous nos prisonniers ont l’esprit brisé, ils feront rapidement de bons esclaves, voire des guerriers pour certains.

– Et tu avais besoin de gaspiller tant de vies pour en arriver là ? demanda Shrïn, agacé par le vouvoiement ironique de son bras droit. 

– Oh, ne fais pas la mijorée. Tu savais qu’en m’envoyant il y aurait un peu de dommages collatéraux, ricana Malaz.

– Soit, conclut Shrïn. Combien sont-ils ?

– Quatorze hommes et trois femmes, rien que pour ce village ! Et toi ? Pourquoi as-tu quitté les arches ? Kalah te manquait ?

Shrïn se teinta d'une mine blasée, plissant ses yeux déjà bridés. Le Dön[3] Malaz était l'un des guerriers les plus expérimentés, roublards et redoutés de son armée. S’il fallait débusquer une proie, récolter des informations par la torture ou mener le siège d’une cité, il faisait partie des meilleurs, son nom raisonnant jusqu’aux oreilles des seigneurs et magistrats. Mais Malaz aimait beaucoup trop le goût du sang, s’étant bâti une réputation d’incontrôlable. Il ne serait jamais Deikh, encore moins Larj ou Jrol, des titres demandant une certaine confiance de ses semblables. Aussi il avait l’habitude de provoquer ses commandants, donnant l’impression qu’il ne craignait et ne respectait personne. Sa dernière boutade consistait à faire passer les Deikhz Shrïn Nemara et Kalah Oberzheim pour des amants, les deux allant souvent de pair dans chaque campagne militaire. Des hommes avec des hommes, ça ne choquait pas les Avazen, mais la rumeur avait du mal à passer lorsqu’il s’agissait du haut commandement.

– Malaz, nous ne sommes pas ici uniquement pour agrandir les rangs avazen. Ce territoire abrite de nouveaux artefacts, ainsi que nos principaux adversaires.

– Tu veux dire, des « anges » ?

Shrïn sortit de sous sa cape une tablette de roche noire, polie et striée de figures géométriques. Au centre de celle-ci, une lumière rougeâtre clignotait. Il serra la tablette dans sa main et la porta à la vue de Malaz.

– Je n’ai jamais vu de point aussi gros, qu’est-ce que ça signifie ô mon grand Deikh ?

– Qu’il y en a un tout proche, et qu’il est puissant.

– Ah en voilà une bonne nouvelle ! Tu veux que je ramène les otages pour vérification ?

– S’il faisait partie des otages, il aurait déjà agi et peut-être que je n’aurais plus eu à entendre tes sarcasmes depuis.

Shrïn sonda l’air et balaya la place de ses rétines acérées. Les guerriers avazen se congratulaient et se permettaient quelques blagues au passage. Le Deikh voulait le silence, aussi il demanda à Malaz de faire taire la horde. « Terat’[4]», cria-t-il alors. Les barbares regardèrent le monstrueux bras droit avec des gros yeux étonnés, puis continuèrent leur tâche sans faire de bruit.

– Et sinon, quand est-ce que tu comptes maîtriser notre langue ? Ce n'est pas très honorable pour un Deikh.

– Cette langue n’est pas la principale de l’Empire, seule l’armée de Zemekïn est censée correspondre en Dikkèn, rétorqua Shrïn. Et en plus figure-toi que je commence à la maîtriser. 

Le Deikh s’avança de quelques pas supplémentaires pour vérifier le signal sur sa tablette. Il clignotait de plus en plus intensément. 

Soudain, le meneur d’hommes entendit un bruit au loin, comme une voix criarde. Tel celui d’un aigle, son regard se figea dans la direction où il pensait avoir repéré sa proie. 

C’était une grande bâtisse, au bout de l’allée qui lui faisait face. 

Shrïn fut pris d’une étrange sensation, comme s’il allait mettre la main sur ce qu’il était venu chercher. Malaz, observa quelques instants l’attitude de son chef, avant de s’approcher pour lui délivrer ses conclusions :

– Il se trouve là-bas donc ?

– Peut-être, dit Shrïn qui commençait à s’avancer vers son but.

– Le dernier homme que j’ai tué fixait cette maison. Il semblait fort et digne, peut-être qu’il a lui-même caché l’ange.

– Peut-être, répéta le Deikh. Approchons-nous.

Il accéléra le pas. Malaz le suivit de près. Ils s’approchaient d’une des plus grandes maisons de la ville. Le Dön se demandait s’il ne venait pas d’occire le chef du village, une lueur d’admiration dans ses yeux en voyant l’œuvre du défunt. À mesure qu’ils s’approchaient, le radar de Shrïn s’emballait. Il était à présent sûr de lui.

Une fois arrivé devant la hutte, il se concentra sur chaque angle de la façade.

Il regarda furtivement au travers des grandes fenêtres qui donnaient sur un large pan de la salle de vie, puis ses yeux s’attardèrent sur les petites ouvertures à l’étage. Trouvé ! s’exclama-t-il dans son for intérieur. Là-haut, dans une des meurtrières sombres et étroites, il avait discerné un œil en train de les surveiller. « Malaz », il interpella son vassal d’une tape sur son bras enflé et poilu pour lui montrer sa découverte. En distinguant à son tour ce regard étranger (qui sortit aussitôt du cadre, sûrement conscient d’avoir été repéré), il leva la main en signe de salutation, grand sourire aux lèvres.

– De mieux en mieux cette journée ! Il avait l’air d’avoir peur en plus.

– Ils sont au moins deux, rebondit Shrïn. J’ai entendu une autre voix.

– Bon, on y va alors ? Je ne suis pas rassasié aujourd’hui en plus !

– Non, tu restes. Prépare un char et six de nos hommes et reprend du siège. Pour cette fois, c’est moi qui vais m’en charger.

– Oh, mais c’est que mon grand Deikh va passer à l'action et que je ne vais même pas pouvoir en être témoin, quelle cruauté de ta part ! s’esclaffa Malaz.

Sous le regard noir de Shrïn, il accepta de se retirer malgré sa nouvelle provocation. Malaz rebroussa chemin, non sans quelques moqueries. 

Le Deikh inspecta les bordures de la bâtisse, puis se prépara à y entrer. Il força sur ses cordes graves pour menacer les fugitifs d’un « Sfazzèn o tottèn ! ».

– Ça, ça veut dire « fuir ou mourir » ! Tu t’es encore trompé de formule !! s’esclaffa de plus bel Malaz, tonnant de la voix pour couvrir la distance qui les séparait à présent.

Shrïn ne fit guère attention aux mots du sanguinaire. Avant même que les renforts n’arrivent à ses côtés, il s’élança dans sa chasse.

***

– Cours, cours, surtout ne t’arrête pas ! Ils sont derrière, cria Jorïs, exhortant sa sœur à puiser dans toutes ses réserves d’énergie.

Ils avaient détalé aussi sec en voyant l’homme à la cape pourpre et son bras droit. Ils les avaient entendu proférer des menaces. Lorsque Lonka voulut récupérer l’enfant, Jorïs la souleva à nouveau comme un sac d’os pour s’éloigner le plus rapidement possible.

Depuis leur départ précipité de Yön-Goän, ils ne prirent qu’une seule pause, le temps d’une dispute sur le sort de l’enfant. Un élément du paysage entre bois et plaine finit alors par retenir leur attention : le cours du fleuve Naga devait se trouver à une lieue, à demi-camouflé par un banc d’arbres bas.

Lonka ressentit la présence des chasseurs. 

– On y va ? demanda Lonka.

– Bien entendu, répondit son frère en reprenant sa course.

Des bruits et des voix humaines se rapprochèrent. « On y est presque, on va y arriver », s’époumona-elle en accélérant le pas jusqu’à dépasser Jorïs. « Dès qu’on est au fleuve, on ne réfléchit pas, on saute ! », s’exclama-t-il de son côté. 

Soudain, un bruit. 

Un vent sifflant effleura leurs oreilles.

« Aarrh !! ».

Lonka se raidit à l’écoute de ce cri de douleur. Avant qu’elle ne puisse se retourner, une force brute la plaqua dans l’herbe.

[1] Traduction Dikkèn - Lupèn’lez ztez tapoz, nioz gostotz : Emportez ces bâtards, bande de fous.

[2] Traduction Dikkèn - Malaz !! Shrïn goaltèn! : Malaz !! Shrïn arrive!

[3] Dön : cf. Glossaire/Civilisations. Gradé de l’armée avazen, correspondant à un adjudant-chef.

[4] Traduction Dikkèn - Terat’ : Tais-toi (taisez-vous)

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