Chapitre 12 : Joyau noir et coulée pâle

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Jorïs venait de s’effondrer sur elle. Non, pas toi ! Éructa Lonka, les yeux exorbités, sans qu’un mot ne puisse sortir.

Dans un gémissement de souffrance, Jorïs roula sur le côté, permettant à sa sœur de se dégager. Par réflexe, il s’était jeté sur elle pour la protéger.

« Qu’est-ce qui se passe ? Allez relève-toi on y est presque ! », Lonka agrippa le bras de son frère et tira pour l’aider à se mettre debout, mais ce qu’elle vit sur sa jambe lui donna un haut le cœur si puissant qu’elle faillit tourner de l’œil. Une force invisible avait percé son quadriceps, laissant un trou béant au travers duquel on pouvait facilement passer un doigt. Le sang coulait peu, mais la chair calcinée s’accrochait au tissu de son pantalon.

Des ombres s’approchaient d’eux. Il ne fallait pas perdre de temps, pourtant la blessure de Jorïs freinait leur avancée. Il ne se plaignait pas, même pas un râle de souffrance, mais ses yeux à demi fermés et ses tempes en sueur présageaient le pire.

– Jorïs reprends toi, tu peux continuer le chemin, même sur une jambe. S’il-te-plait ne m’abandonne pas, geint Lonka.

L’environnement s’agitait à mesure qu’elle perdait le contrôle. Les feuilles mortes crépitaient, des ondes parcouraient le sol. Lonka sentit alors une forte douleur dans son cou, l’impression que sa peau se déchirait et que ses muscles brûlaient. 

La jeune fille tenta de contenir ses cris, en vain. Un son aigu et strident s’échappa de sa bouche, quand soudain une main ferme se posa sur son épaule.

Son frère avait repris connaissance, les yeux nervurés par la rage et la douleur. Il les leva vers elle, remarquant les prunelles de sa sœur se teinter d’un rouge sanglant. « Lonka, ils en ont après toi, fuis ! », prévint-il, comme alerté par des voix intérieures. Puis il détourna son regard vers un pan de la forêt.

Ils étaient trois. Ils contemplaient les cercles concentriques qui s’étaient formés autour de Jorïs et Lonka, tels des témoignages qu’ils avaient deux êtres divins en face d’eux.

Ils étaient grands, la mine sombre, le regard froid. Leur enchevêtrement de tissus marron et noir, surplombés de larges cols tombant sur les épaules, luisaient d’une aura malfaisante. Lonka avait la vision brouillée par la panique. Elle n’arrivait pas à les analyser, comme elle n’arrivait plus à gérer cette douleur intense qui imprégnait son corps.

– Laisse-les venir, chuchota Jorïs à son oreille.

Lonka se figea. La voix grave et assurée de son frère la laissa dans le doute quant à ses intentions. Après tout, Jorïs était déjà un grand gaillard, d’une témérité affirmée…

Mais il restait son petit frère.

Les trois barbares se rapprochèrent. L’un d’eux sortit une lame brisée de sa manche. Malgré un morceau manquant, cette dernière pouvait toujours trancher dans la chair et éclater les os.

– Laisse les venir, chuchota-t-il encore 

Le sol fremit à l'écho de sa voix. Petit à petit, il reprit la maîtrise de sa respiration. 

Lonka ferma les yeux aussi fort qu’elle le put, puis accepta de l’écouter. Elle le lâcha délicatement, surveillant s’il n’allait pas de nouveau s’effondrer. L’un des assaillants remarqua la manipulation et s’élança vers Jorïs, muni d’un long et solide bâton orné de pierres contondantes pour le frapper derrière la tête. D’un geste vif, ce dernier repoussa Lonka et esquiva l’affront. 

Il ne l’avait pas vu, pourtant il l’avait senti. Handicapé par sa jambe transpercée, il devait se maintenir sur un seul point d’appui.

Prenant son élan depuis le sol, le jeune homme se retourna en pivotant sur sa jambe valide et décocha un puissant uppercut à son adversaire. Son poing vint se loger dans la glotte du barbare, l’enfonçant dans le cou. Ce dernier cracha du sang dans un râle brusque et atroce, puis recula de plusieurs pas en se tenant le cou. Il savait que c’était trop tard pour lui. Il sourit à ses camarades avant de s’effondrer.

Ses deux frères d’armes le regardèrent tomber, stupéfaits.

S’il avait pris la mauvaise direction, le poing de Jorïs n’aurait pas neutralisé son adversaire, aggravant son cas en laissant une ouverture, mais sans aucune hésitation il avait frappé avec la plus grande rapidité, sans jamais freiner son coup.

« Lonka, écoute-moi ! », s’exclama Jorïs avec une voix autoritaire, sans toutefois se retourner vers sa sœur. Il avait le regard fixé sur le barbare qui tenait la lame brisée. Le jeune homme savait qu’en poussant de la voix, il pouvait encore retarder l’agression des envahisseurs. Il se laissait analyser. Il gagne du temps, mais ne bouge pas, pourquoi ? se demanda sa sœur.

Ses adversaires se méfiaient de lui à présent, se séparant pour l’encercler. « Lonka, tu dois t’aventurer au-delà de la muraille, c’est la seule manière de t’échapper… » Sa sœur allait protester lorsque Jorïs ajouta : « C’est notre seule chance de se retrouver plus tard, en vie !! ».

Lonka ne voulait pas laisser son frère, pourtant son corps ne lui laissait pas le choix. Guidée par une terreur qu’elle ne comprenait pas, elle reculait, petit pas par petit pas.

L’instinct.

– Tu ‘ raison garçon, ‘ s’occupera der svat après ! s’exclama le barbare sans arme, tentant d’user du même langage à la surprise de Jorïs.

Son regard ténébreux ne laissait place à aucune fantaisie. Il était sérieux.

Alors Jorïs sentit son cœur se soulever. Non ! Vous n’aurez même pas le temps de toucher un seul de ses cheveux ! Il se répétait ses mots et sa colère bouillait en lui. Sa concentration s’aiguilla sur le barbare qui venait de parler, sachant que l’autre en profiterait pour porter le coup fatal. Jorïs savait aussi que face à ses deux adversaires rompus au combat et sevrés de l’effet de surprise, il fallait accepter de prendre des coups. Il n’avait pas appris à se battre, mais se sentait comme cet « invincible petit frère », dont la survie était inscrite dans les gênes.

Le terrain, escarpé, parsemé des défenses naturelles de la végétation, pouvait être un avantage, pour fuir comme pour lutter.

L’envahisseur se jeta sur Jorïs. D’une nouvelle pirouette, le jeune homme attrapa son bras et l’envoya valdinguer, avant de se faire à son tour projeter au sol par le second attaquant. « Tu fais tout’ une jambe c’est ça ? », lui chuchota son adversaire qui le dominait à présent. Son compère se releva et lança son arme en direction des lutteurs. La lame brisée arriva dans la main de son compagnon. Le temps manquait pour Jorïs. Il imaginait se faire saigner, se faire arracher les membres, sous les yeux de sa sœur. Quant à sa sœur…

Dans une fulgurante poussée d’adrénaline, il fit basculer le meurtrier d’un côté. Il roula de l’autre en évitant le deuxième barbare qui tentait de se jeter sur lui coudes en avant. Pendant ce temps, Lonka continuait de s’éloigner, étouffant ses cris lorsqu’elle voyait son frère en mauvaise posture. Elle cherchait aux alentours un objet capable de lui venir en aide, en vain. Les branches au sol étaient trop friables, la terre trop meuble pour pouvoir en extirper une racine ou un caillou. Et puis… Lonka n’avait pas le pouvoir de faire tomber les arbres. Là encore, les envahisseurs avaient un temps d’avance, à bord de leur machine de mort.

Jorïs avait essuyé un nouveau coup dans le dos avant de pouvoir riposter. Il prit son agresseur par le col et alors qu’il l’abaissait vers le sol, son genou s’écrasa contre son nez. L’assaillant recula de plusieurs enjambées en se tenant le visage. Cette bataille sanglante ne semblait pas avoir d’autre issue qu’une boucherie pour les trois lutteurs.

Les vêtements empourprés des assaillants devenant une gêne, ils décidèrent alors d’en retirer le maximum en tenant Jorïs à distance. Ils bombèrent leur buste saillant, à l’épreuve des affres du temps, perclus de cicatrices et de tâches rougeâtres.

De vrais « guerriers », comme racontés dans les histoires du Banaji lors de la guerre des nations.

Ils marmonnèrent de nouvelles consignes dans leur langue. Jorïs resta concentré, les yeux écarquillés et injectés de sang. Il avait beau tenté de se contrôler pour ne pas montrer ses faiblesses, il tremblait de tout son corps. Mais ses appuis étaient bien ancrés. Il sentait l’énergie de la terre, son seul compagnon d’armes. 

Le bruit des arbres croulant et des râles bestiaux résonnèrent à nouveau.

Loin de l’action, Lonka distinguait le chemin qui s’offrait à elle. La pente de verdure descendait vers le courant du fleuve Naga. Ne pouvant se résoudre à voir son frère disparaître derrière les feuillages, esseulé dans un combat sans merci, elle resta immobile entre deux troncs de grands chênes, sur un parterre de racines.

Elle savait que depuis sa position, son ombre était détectable, à condition de se concentrer. Les barbares ne pourraient pas la voir du premier coup d’œil, mais sûrement leur instinct meurtrier les ramènerait vers elle.

Les coups volèrent. 

Jorïs se battait avec ténacité alors que sa pommette saignait. Il avait dû recevoir un coup tranchant, en atteste la tâche rouge sombre sur la moitié de son visage. Mais il se démenait, inlassablement, et ses agresseurs, surpris par tant de résistance, commençaient à faiblir.

Il fit valser un assaillant venu dans son dos avec un coup de coude vif et précis. L’espoir renaquit. Jorïs profita de cet élan pour se jeter sur le barbare armé qui lui faisait face. 

Lonka se rapprocha à nouveau de l’arène. Un bruit sourd et bourdonnant s’élevait au-delà de la cime des arbres. Elle leva les yeux au ciel lorsqu’elle entendit quelqu’un crier. Son pouls s’accéléra aussitôt qu’elle eut le réflexe de regarder vers son frère.

Ce dernier avait pris l’avantage sur ses ennemis. L’un gisait d’un côté, sa lame plantée dans le thorax. Il venait d’hurler son dernier souffle et à présent la bave et le sang submergeaient sa bouche. Le deuxième se relevait péniblement en se tenant l’œil gauche, d’où coulaient des filets sanguinolents. Jorïs boita alors jusqu’à son adversaire, le prit par le cou et lui assena un nouveau coup de poing pour le mettre au sol. Lonka ressentit autant de dégoût pour cette scène d’une violence jusque-là inconnue que de soulagement pour la victoire de son frère.

Le vent siffla de nouveau. 

Une forte lumière l’aveugla aussi soudainement qu’elle disparut. Le tir avait dû passer tout près.

Jorïs s’effondra lourdement, encore une fois.

Lorsque Lonka s’en rendit compte, elle se figea. Les larmes imbibant le rebord de ses yeux brûlèrent sa rétine. Elle était incapable de comprendre ce qu’il venait encore de se passer, incapable de comprendre ce qu’elle ressentait à ce moment précis.

Un homme, plus grand et imposant encore, sortit des bois et s’approcha de Jorïs. Lonka le reconnut, c’était le chef des envahisseurs, sa tresse balançant au vent. Il avait retiré sa cape, laissant voir ses bras nus et une combinaison de peau de glazon et de cuir brun. Son épaisse ceinture de cuir était munie d’une imposante boucle orné d’un joyau noir.

Ses yeux se posèrent sur le métal obscur. Lonka fut prise d’un écœurant vertige.

Le barbare projetait une aura sombre à glacer le sang. Il jeta un regard aux victimes de son camp – Seul l’un des trois assaillants se relevait encore, péniblement, une partie du visage gonflée comme un œuf –, puis s’agenouilla près de Jorïs.

– Gamo, goscazzèn’khel wel el tapo[1], dit le barbare énucléé en s’approchant de son supérieur.

Ils parlaient donc la même langue que sur les stèles… Lonka ne connaissait pas les termes Gamo et Tapo, mais elle avait compris que l’assaillant louait les qualités de combattant de Jorïs.

– Sfazzèn !

L’homme au joyau noir venait de sommer son congénère de fuir. Pourquoi fuir alors que Jorïs était à terre ? Sûrement s’était-il trompé de formulation. 

L’assaillant éclopé s’exécuta aussitôt, claudiquant pour s’éloigner à travers les bois.

Obnubilée par la scène, la belle sauvageonne ne savait plus quel sort était réservé à son frère. Le grand barbare apposa deux doigts sur sa gorge. Voulait-il l’achever ? Était-il déjà mort ? Pourquoi Lonka ne pouvait-elle plus bouger ? Quel était ce vertige qui la maintenait loin d’eux ?

Au bout de quelques secondes, le barbare se releva. Il semblait satisfait. Lonka fit un pas en arrière et aussitôt, le regard du chef barbare se tourna dans sa direction.        

Il y eu un temps en suspens.

Elle s’agenouilla lentement pour se dissimuler dans les bosquets. L’homme au joyau noir se concentra un instant en sa direction, puis se tourna de nouveau vers Jorïs.

« Je ne sais pas qui tu es, mais je suis sûr que tu es la raison de notre venue ici », ses mots, bien audibles, résonnèrent jusqu’aux oreilles de Lonka malgré un bourdonnement de plus en plus fort. Sa voix était grave, mais un petit côté chaleureux la voulait plus rassurante, comme plus humaine, bizarrement. À qui s’était-il adressé ?

L’homme sombre à la longue tresse prit Jorïs comme un sac à patates sur ses épaules lorsqu’un char apparut dans son fracas caractéristique. Le mangeur d’arbre découpa les troncs qui obstruaient un recoin de l’arène et bientôt l’énorme véhicule s’arrêta devant son maître.

Les lames à hélices s’arrêtèrent de tourner, le bourdonnement cessa presque aussitôt.

Alors qu’il tenait encore Jorïs, le chef sortit d’une poche ce qui ressemblait à une petite tablette noire et l’observa d’un air penseur.

Lonka était toujours à l’abri, mais ne s’était jamais autant sentie vulnérable. Qu’allaient-ils faire de Jorïs ? Et qu’allaient-ils faire d’elle, si son tour venait ?

Des guerriers descendirent du monstre inanimé en glissant sur des longs draps, enroulés comme des cordes, de chaque côté de la proue. Ils étaient trois à se joindre à la scène, alors que le blessé était parvenu à remonter à bord. Chacun avait un physique différent, du petit trapu à la grande tige.

Le corps fut remis à deux d’entre eux. Il disparut aux yeux de sa sœur lorsqu’ils l’escortèrent à l’arrière du char. Résistant tant bien que mal à cette sensation de constriction dans sa poitrine, elle ne put s’empêcher de hoqueter. À sa plus grande stupeur, le chef pointa du doigt son emplacement.

 – Goèn gomèn’kher nio ![2]

Il venait de dire « Ramenez-la-moi ».

Elle le savait, elle était repérée.

Ceux à qui l’homme au joyau noir venait de donner cet ordre partirent à sa poursuite. Le fleuve Naga était sa seule solution.

Alors Lonka se remit à courir. 

Elle dévala la pente en trébuchant sur les excroissances de racines et les reliefs de la terre, en sautant par-dessus les troncs arrachés ou naissants. Elle se sentait à bout de forces, mais elle ne pouvait pas faire autrement.

Elle se tournait fréquemment pour voir l’avancement des barbares. Certains n’étaient plus que des ombres au loin, mais elle ne pouvait se laisser berner par cette distance. Elle se le répétait pour ne pas perdre la force de fuir : leur instinct les ramènerait forcément vers elle, leur but.

La forêt s’était calmée et des animaux pointaient le bout de leur museau, spectateurs timides de cette chasse à l’homme. Le colosse enflammé embuait les feuillages de ses rayons. L’espace et le temps semblaient de nouveau idylliques, mais pourtant la folie sanguinaire des envahisseurs infestait plus que jamais ces lieux.

Quand elle se sentit suffisamment éloignée, Lonka ralentit le pas et décida de continuer la descente de cette pente en biais. Elle apercevait enfin le courant du fleuve Naga à travers les branchages : il se trouvait à un quart de lieue environ. De sa distance, l’eau lui paraissait pâle, une teinte qu’elle n’avait jamais observée auparavant. Elle devait s’approcher, longer son chenal au plus près pour garder son cap.

Derrière, au loin, des bruits de feuillages qu’on écrase se firent entendre. Lonka pressa le pas. Elle s’approcha, encore et encore, tout en longeant la rive. Aussi elle continuait de trébucher sur certains obstacles, ses genoux et ses coudes se teintant de sang. Ses articulations brûlaient. La sueur qui s’accumulait la faisait sentir poisseuse jusque dans son intimité. Quant à la plante de ses pieds, le poids du temps, de la fatigue et de l’effort en avait lacéré la chair. Chaque fois que la douleur se faisait trop vive, la fille se demandait si elle allait pouvoir faire ne serait-ce qu’un pas supplémentaire.

Pendant ce temps, ses jambes continuaient d’avancer, machinalement, faisant abstraction du reste.

En plus de la douleur et de la fatigue, Lonka avait faim et soif. La vue du cours d’eau lui redonna de l'aplomb.

Mais en s’approchant un peu plus, elle se rendit compte que quelque chose clochait vraiment.

Cette teinte, ces nuances qui se développaient, l’eau était sale. 

Des bouts de choses voguaient dans une mélasse informe, boueuse et rougeâtre. Lonka se demanda alors si elle devait s’approcher plus, mais les bruits de pas qui la poursuivaient l’y incitèrent.

Derrière, ils étaient trois. Encore trois. 

Ils flairaient son odeur et sa peur. Lonka avait beau changer régulièrement de trajectoire, ses traces de pas ou de lutte chaque fois qu’elle chutait la trahissaient. Eux ne trébuchaient pas, ils se mouvaient comme de vrais animaux sauvages. Les chasseurs étaient vifs, concentrés, minutieux. Ce n’était plus une partie de plaisir, mais une mission qu’ils se devaient d’accomplir : Goèn gomèn er svat. Ramener la fille.

Le bruit des rapides parvenait enfin à ses oreilles. Elle leva douloureusement le bras pour écarter les branches qui lui barraient la route vers le Naga.

À du colosse enflammé, elle sauta sur un amas rocheux formant une corniche que le courant d’eau contournait. Elle pouvait voir au loin la grande muraille dans toute sa grandeur, dominant la limite de son monde. Elle était déjà arrivée si loin de Nyön, de sa cabane dans les bois, de Jorïs… Elle ne pouvait plus se détourner de son objectif. À combien de lieues ça pouvait être ? Quarante ? Cinquante ?

Je dois plonger. J’irai plus vite en me laissant porter par le courant ! Les bordures du fleuve à cet endroit étaient obstruées d’arbres, elle allait dans tous les cas devoir se mouiller. Pourtant, cette eau d’habitude cristalline la perturbait par sa pâleur. Lonka mit beaucoup plus de temps qu’il n’en fallait avant de comprendre quelles étaient ces résidus qui flottaient sporadiquement à la surface. Lorsqu’elle le comprit sa poitrine se comprima de nouveau. 

Elle ne put contenir un cri d’horreur.

Des… Des…, Lonka n’osait s'avouer ces mots. Ces textures, ces visages. Il y avait des morceaux humains. Des hommes, des femmes, des enfants. Des bustes, des têtes ou des membres épars. Lorsqu’elle aperçut un troisième visage, aussi pâle qu’inerte, Lonka ne put contenir ses larmes plus longtemps. Elle tomba à genoux, à bout de force, et ses sanglots n’en furent que plus douloureux… Le Naga était devenu un fleuve sinistre et lugubre, et la lumière du colosse dans le ciel n’y changeait rien.

Lonka pleura, encore et encore. Elle les sentait tout proche. Les barbares. Le temps était au ralenti, fractionné. Des images se bousculaient dans sa tête.

Quelqu’un empoigna son épaule, elle se retourna pour dévisager son adversaire. 

Il la dominait fièrement, un sourire malsain écartant sa bouche. Lonka ne vit que lui, avec ses vêtements pourpres et sa sueur nauséabonde. 

Sans réflexion, sans contrôle, la sauvageonne visa juste, son poing frappant l’entrejambe du guerrier avec une énergie décuplée.

Il cria de douleur, elle cria de rage.

Par réflexe, le chasseur décocha un coup de poing vengeur dans la tempe de sa proie. Lonka se sentit perdre connaissance sur le coup.

Dans ses dernières bribes de conscience, elle s’évadait dans un flux apaisant.

Elle venait de tomber, inerte, dans le fleuve.

[1] Traduction Dikkèn - Gamo, goscazzèn’khel wel el tapo : Putain, il se bat bien le salaud

[2] Traduction Dikkèn - Goèn gomèn’kher nio ! : Allez me la ramener (Ramenez-la moi) !

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