Chapitre 15 : Totoux et sligre brun

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Les forêts de Suän Or étaient jaunies d’éclats scintillants. En plus des rayons safranés du soleil, les terres régies par les Duchés d’Uvulèn, Golèn et Talèn baignaient sous des nuages dorés.

L’archipel se trouvait en pleine Orr Ozfazi[1], une mince bande faisant le tour du globe, chargée en particules de soufre et d’or. Marquant la frontière entre l’océan du sud et le pôle méridional, l’Orr Ozfazi n’était qu’une légende pour la majeure partie du monde. Il fallait s’y aventurer pour le croire. 

Là, sous la canopée à l’ouest de Golèn, où la végétation resplendissait d’un vert mêlé au mauve, à l’orange et parfois à l’indigo, une drôle de chasse se tenait. 

Les sligres bruns[2] se faisaient de plus en plus rares sur Suän Or. Longtemps les grands prédateurs de ces contrées, ils avaient appris à craindre les hommes. Sûrement que celui-là, filant au milieu des résineux, fouettant les fougères de ses trois queues aussi aiguisées qu’un martinet, n’avait pas reçu l’éducation des siens. 

Plus tôt dans la journée, alors qu’il ramenait son gibier (des bébés sangiterre, arrachés au prix d’une lutte mortelle avec leur mère), il avait croisé la route de Deön. 

Certainement le dernier homme qu’il aurait dû croiser sur cette planète.

Deön était vif et agile. Pas le plus grand des bipèdes, mais d’une vaillante constitution. Il filait à travers les feuilles, qui sifflaient sèchement sur son passage. 

Le sligre brun l’avait compris, il était pourchassé. Ses canines proéminentes transpiraient de salive. La bête était fatiguée. 

Son pelage blanc à pois marron le distinguait des couleurs chaudes l’environnant. Tant qu’il n’aurait pas retrouvé son terrier, il resterait une proie vulnérable aux yeux du chasseur. 

Les totoux[3] se faisaient spectateurs assidus de la course-poursuite. Perchés à trente pieds de haut, ces volatiles vivant en dessous de la canopée avaient un air spectral : à la pénombre des grands chênes, leurs yeux blancs et rayonnants perçaient la lueur tamisée de la forêt. 

Lorsque Deön avait un doute sur la position de sa proie, il se référait aux mouvements des totoux, qui s’amusaient à suivre le sligre et le chasseur en planant de branche en branche.

Le chasseur était à présent bien enfoncé dans la forêt. La lumière dorée du ciel ne filtrait quasiment plus dans ce labyrinthe de racines où le sligre avait décidé de se cacher. Deön le savait, la bête se tapissait dans l’ombre pour mieux rappliquer. Après tout, les félins ne pouvaient pas se détourner de cet instinct de tueur. Encore plus lorsqu’ils se sentaient acculés. 

Deön piétina les adiantes qui lui bloquaient la route et, entre deux fougères mauves dont la teinte s’imbibait du halo blanc des totoux, il sortit son arc et glissa une tige d’ivory dans le repose-flèche.

Les métaux réfléchissants brodés dans ses vêtements de cuir renvoyaient les derniers éclats qui leur parvenaient. Les animaux n’osaient s’approcher de cette sorcellerie. Deön avait tous les atouts en main pour mettre en joue le sligre. Restait à le débusquer.

Il était là, tout proche.

Deön fit passer ses mèches rebelles derrière ses oreilles. Sa chevelure sombre et mi-longue pouvait le gêner dans ce genre de moments, mais il ne voulait pas changer de coupe pour autant. 

Il prit une profonde inspiration, colla son visage à la corde tendue et se concentra. Il n’en était pas encore sûr, mais le mouvement de trois queues ballotant se distinguait à une cinquantaine de pieds de là, derrière une autre de ces fougères mauves. Des halos blancs parcouraient cette zone. Les totoux le cherchaient aussi ; le sligre devait les maudire à présent.

La flèche fusa à travers les arbres et un râle étouffé marqua son arrêt. Les totoux prirent leur envol dans un concert de croassements désagréables. Deön pesta silencieusement contre les volatiles. Le sligre était touché, mais il ne l’avait ni vu, ni senti s’écrouler. 

Des bruits de feuillages aiguisèrent son attention. Deön encocha une nouvelle flèche et inspecta les lieux d’un regard alerte. 

Soudain, le sligre bondit d’un bosquet. Crocs pointés vers son bourreau, il rugit sa colère. À l’instinct, Deön fit un saut de côté pour éviter la charge, mais le félin rebondit sur le sol terreux pour mieux l’attraper de ses griffes acérées. Résigné, le chasseur consentit à utiliser sa botte secrète. 

L’air se fissura dans une détonation sourde ; le flash de lumière effraya les totoux. Ils s’élevèrent et battirent des ailes sur place pour échanger leurs caquètements infernaux, puis, guidés par leur curiosité, se posèrent à nouveau sur leur branche, bien alignés pour profiter de la fin du spectacle. 

La forêt était animée d’une énergie magnétique, parcourant les feuillages d’éclairs succincts. 

La bête était couchée, pattes ballantes de chaque côté d’un tronc. 

Deön décocha deux flèches supplémentaires pour l’achever.

Pendant que les totoux dodelinaient du bec pour accueillir le vainqueur, il s’approcha et s’accroupit à côté du gibier. 

Un butin normal, par une journée normale.

Deön retira sa bandoulière, affublée d’une sacoche à l’avant et de son carquois à l’arrière, où ne restaient plus que trois fines tiges d’ivory. Il trifouilla dans sa sacoche et en sortit un collier retenu à une corde. Il prit alors la tête du sligre – Elle faisait presque la moitié du corps du chasseur – et l’entoura du collier, qui se resserra aussitôt sur sa nuque. 

Il sortit ensuite une balise de la sacoche : une petite pierre plate éclairée de points rouges. Maintenant engoncée dans le creux de sa main, la petite machinerie semblait s’activer. Il surveilla le mouvement des points rouges sur la pierre en attendant que magie se fasse. 

Une vibration résonna d’abord au loin. 

Puis elle se rapprocha, encore et encore.

Dans un vacarme inattendu, le dilidjetta[4] apparut d’entre les arbres. 

Le navire volant s’arrêta juste à côté de son conducteur, qui avait pris soin de ranger la balise avant que la proue ne le fauche. « Eh merde... », les seuls mots qui échappèrent de la bouche du chasseur furent en l’honneur de la grande voile, victime d’une large déchirure.

Le voyage jusqu’à No’Olia allait être un peu plus long que prévu.

[1] Orr Ozfazi : cf. Glossaire/Civilisations. Un méridien proche du pôle Sud (dans la zone encore chaude), chargé de particules de soufre et d’or, donnant aux nuages qui y passent une teinte safranée ou dorée

[2] Sligre(s) brun(s) : cf. Glossaire/Bestiaire. Un félin de la famille des sligres, présent uniquement dans les océans du sud. Contrairement à ses cousins, son pelage est brun uni et il possède une queue qui se divise en trois. Cependant, à l’instar des autres races, le sligre brun est doté de deux canines proéminentes. Il suit un mode de vie solitaire et entre sa chasse et le manque de partenaire, il est depuis une dizaine de terravolutions en voie de disparition.

[3] Totou(x) : cf. Glossaire/Bestiaire. Un oiseau grimpeur de taille moyenne, muni d’un bec surdimensionné et d’une vision nyctalope. Ses yeux brillent dans le noir d’un éclat blanc semblable à celui des nocturnùs. Le totou est un animal très curieux et facilement apprivoisable, n’ayant pas particulièrement peur des humains.

[4] Dilidjetta(s) : cf. Glossaire/Artefacts-Mécaniques. Un véhicule volant de taille moyenne : la plupart du temps, on désigne par dilidjetta une embarcation avec une grande voile et munie de deux tonnomoteurs (ce que les habitants de Bozo et de Nygönta surnomment des chariots volants), lui permettant de décoller et se maintenir dans les airs.

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