Chapitre 16 : Au grand marché de No’olia

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Deön mit finalement une demi-journée à parcourir les cinq lieues qui le séparaient de No’Olia.

Le soleil retournait dans sa niche et il fallait faire vite, car si No’Olia était un point de passage pour les commerçants de Suän Or et d’ailleurs, elle n’en restait pas moins une cité diurne avec une règle stricte : la nuit appartient au repos ou à la fête, le commerce y est proscrit.

Nichée dans une large vallée sinuant entre deux monts, son emplacement était visible depuis des lieues à la ronde, seul relief dans les vastes plateaux de Golèn.

La “Grande Tige”, machine céleste incrustée à flanc de falaise sur la montagne du nord, apportait la chaleur et l’énergie dans toute la ville et auprès d’une vaste zone du Duché, captant la puissance des vents à travers ses hélices. Lorsque ces dernières, animées par une aura divine, se teintaient d’une couleur vert émeraude, No’Olia devenait une fourmilière possédée de la folie marchande. Mais lorsque les nuages dorés de Suän Or se mettaient à luire dans la noirceur vespérale, les hélices s’imbibaient dès lors d’une couleur jaune scintillante, signifiant qu’il fallait fermer boutique – Seules les auberges accueillaient encore les promeneurs assoiffés –.

Certains passants regardaient avec curiosité, amusement ou dégoût le cadavre du sligre brun à l’arrière du dilidjetta que Deön, offrant sa plus belle mine blasée, tirait pathétiquement par une corde pour ne pas risquer de déchirer plus la grande voile.

Le chasseur sortit de sa sacoche son cadran solaire de poignet : la Grande Tige changeait de lumière à la trente-et-unième grada[1], soit l’avant-dernière ; la flèche du soleil pointait pour l’instant la vingt-septième grada. Bon, je dois me dépêcher, vraiment, pensa-t-il. Retourner au temple à la nuit tombée ne faisait pas partie de son programme initial.

Nourriture, babioles, tissus, les étalages bouchaient l’horizon. Lorsque les caravelles volantes ne pullulaient pas au-dessus de No’Olia à la recherche d’une place, les boutiques éphémères s’établissaient autour et à bord de ces imposants caradjettas[2]. Le manège aérien était source de tensions et d’accidents à la nuit tombée, quand les vaisseaux s’entassaient jusqu’à former un dôme inquiétant de poupes et de proues au-dessus de la ville. Deön voulait à tout prix éviter de se retrouver piégé au milieu de ce capharnaüm.

« Poisson de Manfratt, venez goûter les mets des mers de Manfratt ! », « Haches, bâton-perches, massues. La forgerie de Tabantz est là ! Il me reste deux grandes échelles en stock ! », « Venez admirer mes tissus. Tissus du pays lointain de Brän ! Venez admirer ! ». Ça piaillait dans tous les sens. Deön restait la plupart du temps impassible devant cette profusion de biens, d'odeurs, de couleurs et de gens. Seul le « pays de Brän » l’interpella et il jeta un coup d’œil rapide à ces tissus ornés de dessins et calligraphies complexes, constellés de teintes chaudes.

En s’enfonçant dans le centre de la cité, il trouva enfin le rassemblement de magasins qui allait faire son bonheur. Des marchands venus du nord-ouest de Suän Or s’étaient spécialisés dans les préparations bouchères et différents plats à base de viandes. Ils avaient installé leurs caradjettas en ronde, certains prêts à décoller pour l’exportation de nouveaux gibiers. Ainsi, les chasseurs de la région étaient récompensés selon la valeur de leur trophée avec des lots de vivres, voire de belles sommes dans la monnaie souhaitée pour les spécimens les plus recherchés.

Le sligre brun était un spécimen très recherché.

« Viande bovine, volailles, venez déguster ! Oh, voilà un beau sligre brun à échanger ! », Deön s’approcha du marchand qui l’interpella aussitôt le gibier découvert. Son étal était fourni de divers morceaux de viandes, ainsi que de grands bacs à salade où il avait mélangé herbes et filets crus de glazon. « Ne serait-ce pas celui dont il ne faut pas croiser la route, Deön le grand fléau ? »

– Vous en avez déjà marre de moi ? demanda le chasseur avec un rictus de sourire moqueur.

– On ne se lasse jamais du meilleur, encore une belle pioche aujourd’hui, bravo, félicita le marchand de son accent chantant. Et pile à temps avant la trêve des hostilités.

– Justement, je n’ai pas le temps de raconter des histoires. Regardez ma voile – Deön pointa du doigt la voile éventrée de son navire –, j’ai besoin de sous pour la changer ou la rafistoler au plus vite. De sous et de nourriture bien sûr.

– Bien entendu, nous avons tout ça pour vous, Deön.

Le ciel passait tranquillement du paprika à l’indigo. La brume dorée perdait de son éclat, pourfendue par les stries naissantes du crépuscule. Alors que le solide bonhomme remplissait généreusement des sacs de victuailles, certains de ses compères le rejoignaient pour admirer la bête fraîchement abattue.

Pendant ce temps, les passants continuaient d’affluer, se précipitant dans certaines échoppes avant que les hélices de la Grande Tige ne virent au jaune.

L’un d’eux se rapprochait de Deön, petit à petit, étape par étape. Ce dernier l’avait bien remarqué, mais feignait l’indifférence.

Il avait beau être vêtu d’une tenue villageoise, le milicien Bojän Biaz était bien trop reconnaissable. L’homme à la peau noire, dont les nattes touchaient les omoplates, était de fait un élément visible dans cette foule aux teintes mates ou blanches et surtout aux coupes peu extravagantes.

– Salut Deön, c’est un beau sligre que tu as chopé là !

La confiance du milicien s’effrita devant l’accueil glacial du chasseur.

– Jamais content de nous revoir n’est-ce pas ? demanda Bojän dans l’espoir d’une réaction – Le marchand s’immobilisa en observant la scène –.

Deön maintint son regard froid.

– Bon sérieusement Deön, on ne va pas commencer tout de suite à se courir après, si ? Ça t’arrive de coopérer de temps en temps ?

– La réponse est “non”, rétorqua-t-il d’un ton sec.

– Allons, messieurs, est-ce que ça pourrait juste attendre que je remplisse les…

Le doigt dressé du milicien Bojän vers sa bouche coupa nette la parole du marchand. Ses compères retournèrent vaquer à leurs occupations, comme si de rien n’était.

– “Non” à quoi ? Tu ne veux même pas entendre ce que nous avons à dire ?

– À la requête émanant directement du No Jagolèn[3], la–réponse–est–non. Maintenant, “vous” pouvez repartir.

Pendant que la confrérie bouchère s’affairait à enlever le cadavre du sligre brun, Deön remercia le marchand et chargea les quatre gros sacs de vivres à bord de son dilidjetta. Il avait au passage gagné cinquante nyggoz[4], largement suffisant pour s’acheter une nouvelle voile. Plus qu’à trouver la boutique. Bojän resta pantois, observant impuissamment la réaction désintéressée de sa cible.

Deön reprit en main la corde du chariot volant et, avant de faire route vers ses dernières emplettes, se retourna vers le milicien :

– Et maintenant, il se passe quoi ?

Bojän prit un air découragé, puis pouffa un coup avant de répondre :

– Bah la même chose que les autres fois… On essaie de te coincer, tu t’échappes, on te poursuit, tu nous sèmes... Voilà voilà.

Deön prit alors un air ravi :

– Ça me va, du coup, bonne nuit « Boji ».

Le chasseur tourna le dos au milicien et reprit sa route, mais s’arrêta une nouvelle fois quelques veras[5] plus loin. Lorsqu’il se retourna, Bojän était toujours là. Deön discerna même un petit sourire sur son visage.

– C’est bizarre non ?! demanda-t-il en poussant de la voix pour se faire entendre.

– T’as un sixième sens, c’est ça ?!

– Juste un pressentiment, je commence à te connaître. Alors c’est quoi le piège cette fois ?!

Le milicien se mit à faire des signes. Deön redoubla aussitôt de vigilance. Il comprit que ses complices étaient tous proches ; ils l’avaient peut-être déjà encerclé. Cette fois ils s’étaient bien cachés, Deön n’en avait repéré aucun.

– Je me disais juste que cette fois on avait une chance. Le piège, il est juste à côté de toi depuis bien longtemps !

Le chasseur avait du mal à élucider sa devinette. La seule chose qu’il avait à ses côtés était son dilidjetta cabossé. Ça ne pouvait pas être ça. Il lui restait peu de temps pour réfléchir, il fallait penser à la voile, juste la voile.

Oh non pas ça ! Deön leva la tête vers la Grande Tige. Les hélices virèrent au jaune. Les marchands, surpris que le signal arrive si tôt, se regardèrent hébétés avant de ranger leur office. Non non non, il n’est pas si tard ! Le soleil est encore… Deön se tourna vers le milicien Bojän.

Ils se comprirent enfin. Deön reprit une attitude glaciale ; Bojän déploya un large sourire.

La foule se scinda en deux pour laisser passer un large navire, deux fois plus longs que les voiliers standards. Il était renforcé par des armatures métalliques ornées d’ivory, dont la teinte pâle donnait un aspect squelettique à l’ensemble. La coque était peinte aux couleurs bronze et argent de la milice de Golèn. Les gens se dispersèrent et les commerçants tendirent leur voile, s’apprêtant à redécoller.

Très vite, Deön aperçut d’autres vaisseaux de la milice s’approcher.

Les forces de l’ordre à Golèn avaient accès au contrôle de la Grande Tige et pouvaient donc réguler le trafic et le marché à leur bon vouloir. Elles se servaient très rarement de ce moyen, mais la requête émanant du No Jagolèn était une raison valable pour tout tenter afin d’interpeller Deön, à présent sans possibilité d’avoir une grande voile en état. Bojän et les autres miliciens semblaient plus que jamais en mesure de contrer sa fuite. Plus qu’un piège finement tendu, une opportunité qu’ils avaient réussi à saisir.

Alors que le milicien Biaz, affable et confiant, se rapprochait du chasseur, quatre vaisseaux de la milice investirent les lieux.

– Du coup, t’es à présent sûr de ne même pas vouloir écouter ce que nous avons à dire ? Si tu préfères, je peux laisser notre Capitaine te l’exposer.

Bojän, suivi du regard par Deön, se tourna vers l’un des croiseurs. Il vit alors le sous-chef de la Milice se présenter à la proue du navire, précédé de la capitaine Morgän.

[1] Note supplémentaire sur la grada : cf. Glossaire/Expressions. Pour rappel, beaucoup de peuples utilisent des cadrans solaires pour se repérer temporellement, mais selon leur disposition, les gradas (abréviation d’une ”graduation de temps“) ne désigne pas le même laps de temps (sur un cadran à 12 gradas, une grada dure environ 50 minutes les jours courts, 1h10 les jours longs ; sur un cadran à 32 gradas, une grada dure environ 18 minutes et demi les jours courts, 25 minutes les jours longs)

[2] Caradjetta(s) : cf. Glossaire/Artefacts-Mécaniques. Un véhicule volant de grosse taille, souvent désigné ainsi pour son utilité marchande. Un caradjetta, association du terme « caravelle » et « djetta », peut abriter un équipage, ainsi qu’un magasin à l’intérieur de sa coque. Il faut souvent jusqu’à huit tonnomoteurs pour le faire décoller.

[3] No Jagolèn : cf. Glossaire/Civilisations. Le titre donné au Duc de Golèn.

[4] Nyggo(z) : cf. Glossaire/Civilisations. Une monnaie courante dans les mers du sud-est. Le nyggo (la pièce) de bronze correspond à un nyggoz entier, le nyggo cuivré à un dixième de nyggo et une nyggo d’argent à dix nyggoz.

[5] Vera(s) : cf. Glossaire/Civilisation. Une unité de mesure correspondant à un mètre. Sur Suän Or et les îles connectées, on mesure ainsi les hauteurs en pouce puis en pied et les distances en vera puis en lieue (une lieue équivaut à quatre mille veras environ). Cependant, le terme reste peu utilisé.

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