Chapitre 17 : Capitaine Morgän

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Plus grande que certains hommes sous ses ordres, elle arborait une attitude fière et maintenait un regard froid et assuré. 

Ses longs cheveux bruns ajoutaient du charme à un visage fin et bronzé, mais sa tenue aux coupes droites rappelait la rigidité de sa fonction. Si rigide que la capitaine[1] Morgän semblât avoir du mal à diriger ses yeux vers le sol pour regarder Deön.

– Ici la Milice de Golèn ! Ça faisait quelque temps Deön, je te conseille cette fois de te tenir tranquille, nous sommes venus équipés.

Sa voix forte et féminine vibrait de volonté. Les miliciens descendirent un à un de leur vaisseau afin d’encercler complètement la zone. 

Deön se recula, pas à pas, vers la proue de son chariot volant, espérant pouvoir embarquer et fuir d’ici. 

Affaire complexe.

Les marchands de la région étaient les derniers à plier bagages. Certains commerçants, qui s’étaient aménagés une boutique à même la coque de leur caradjetta, laissèrent pendre leurs enseignes et babioles, pressé par le temps. 

La place tenue par la Milice se dégageait, mais le ciel s’assombrissait, bouché par le trafic dense des navires volants. Il fallait pour chacun sortir de la fourmilière sans commettre d’accidents.

Affaire complexe.

Deön jeta un coup d’œil à ses vivres. Je n’ai pas fait tout ce chemin pour finir comme ça bon sang ! Ils vont finir par bousiller mon fluide à force de me pousser à…

– Bon, j’écoute votre offre, dit Deön en portant sa voix vers la capitaine Morgän.

– Ce n’est pas une offre, c’est une obligation. En tant que résident du Duché de Golèn, vous et votre compagnon êtes priés de vous asseoir à la table du No Jagolèn ! La raison ne m’a pas été donnée, mais l’ordre est de première importance !

– Et ?

La capitaine se figea devant tant de flegme. Elle, qui avait toujours su contrôler les plus forts des hommes, n’avait aucune influence sur ce garnement qui faisait bien une tête de moins qu’elle. « La chasse au Deön » restait quelque chose de risqué, inachevé jusqu’à maintenant. Certes il n’avait porté atteinte à la vie d’aucun milicien, mais sur plus d’une dizaine de poursuites, beaucoup s’étaient blessés en tentant de lui mettre les chaînes aux poignets. S’il devait mettre hors d’état de nuire un obstacle humain, Deön le ferait, sans hésiter.

Cette fois il était là, immobile et à portée, et la capitaine savait que tout se jouerait dans les prochaines secondes, aussi nombreux soient-ils pour le coffrer.

– Nous allons cesser les amusements Deön, si tu ne tiens pas à coopérer, nous te ramènerons de force et personne ici ne se retiendra.

– Parfait alors !

Deön se mit en garde et les miliciens dégainèrent aussitôt leur lance. La capitaine redoubla d’attention, sommant ses troupes de ne pas avancer. Elle distingua le sourire sur le visage de Deön, et la boule qu’il tenait dans sa paume. 

Ce dernier jeta avec force l’objet au sol, déclenchant un grand fracas.

Une épaisse fumée blanche se répandit aussitôt dans la place et camoufla le fugitif. « Chargez ! », la capitaine ordonna aussitôt l’assaut. 

Lances en avant, ils se jetèrent dans le brouillard, cueillis par des puissants flashs lumineux. Ceux qui ressortaient de l’enfumage semblaient aveuglés ou désorientés. « Ce coup-là il ne nous l’avait jamais fait ! on ne s’ennuie jamais avec lui. », feula la capitaine devant sa garde rapprochée. L’un de ses hommes suggéra d’élargir le cercle de sécurité, afin de contenir sa fuite.

Deön était déjà passé au travers de l’embuscade, ses vêtements à moitié carbonisés.

Il bifurqua dans une allée foisonnante de vie, étalée entre deux rangées de gros caradjettas colorés qui chauffaient à peine leurs tonnomoteurs. Certains n’étaient pas préparés à devoir partir si tôt ; tout juste remballaient-ils leurs fournitures. Leurs tentatives sont toujours aussi ridicules. Quelle bande de zouaves ! se disait-il, hilare, en slalomant entre les passants. Deön courrait aussi vite que possible pour attraper en plein décollage un des navires de marchands.

Son dilidjetta était dans tous les cas fichus, en prendre un autre était sa seule solution. Avec un peu de chance, il retrouverait sûrement des vivres dans un des chariots qu’il “emprunterait”.

Un croiseur de la Milice fit irruption dans l'allée, faisant fuir la foule sur son passage menaçant.

 Deön avait été retrouvé par ses poursuivants, du moins l’un d’eux. 

Le fugitif tourna sa tête en pleine course pour voir qui se tenait au sommet de la proue, mais ils étaient encore trop loin, et lui trop agité. Il s’agrippa à la coque d’un caradjetta débutant son envol. Il était assez massif pour transporter un magasin entier. Mais ce dernier était encore trop lent. Il me faut du plus petit, il me faut du rapide.

Le croiseur de la Milice se rapprochait à vive allure et Deön distingua cette fois quelques-uns de ses occupants. Mais c’est qu’il s’améliore en plus ! il esquissa un nouveau sourire en apercevant le milicien Gojïn Hiegel. Avec Bojän, ce petit blondinet était le plus proche de Deön lorsqu’il s’agissait de lever une chope de mousseux entre deux filatures ; le plus proche aussi lorsqu’il s’agissait de le coincer. Gojïn commençait à anticiper ses mouvements, assez pour l’enquiquiner. 

Pourtant, à ses yeux, personne dans les contrées de Suän Or n’avait la force de lui porter atteinte.

Le navire marchand prit de l’altitude, lentement mais sûrement. 

Les occupants ne s’étaient pas encore rendu compte de la présence d’un individu sous leur coque. Ils avaient laissé pendre quelques étendards au nom de l’échoppe. Shu Lunpa ? Ça me dit quelque chose, ils doivent venir du Xia. Le nom sonne quelconque en tout cas. Deön était pensif à l’évocation de cette contrée lointaine, de même qu’à la présence de marchands du peuple aux yeux bridés dans les océans du sud. « Deön, je t’en conjure, descends ! », Deön tourna la tête, observant le croiseur de la Milice à une trentaine de pieds en contre-plongée.

– Ne va pas plus loin ! s’exclama le milicien blondinet, posté à l’avant du pont. La capitaine Morgän est bien décidée à te ramener à Tabantz cette fois.

– Elle est toujours décidée ! répondit Deön.

– Il y aura des dommages collatéraux Deön ! Des innocents !

– Des inno-quoi ?!

Gojïn se tourna vers les autres membres de son groupe et haussa les épaules. « Il ne coopérera jamais les gars, on lève le croiseur ». Ses coéquipiers s’affairèrent. Les miliciens sur le pont s’accrochèrent au mât et aux bordures du vaisseau pour éviter de glisser. Très vite, sa proue pointa vers le ciel et le “Shu Lunpa”.

La cohue alerta les passagers. Comme Deön l’imaginait bien, un couple aux yeux bridés sortit leur tête d’une large fenêtre installée dans la coque et aperçurent aussitôt le fugitif. Deön les entendit vociférer, puis, sûrement pour tenter de le déloger, l’un d’eux passa à travers la fenêtre un long bâton – Très flexible, il fouettait l’air, aidé par l’excitation du vent –. « Attendez, je comptais partir, ne vous embêtez pas », tenta de négocier Deön en repoussant du bras les quelques coups qui arrivaient à sa portée. « Mettez-vous à l’abri et laissez-nous régler la situation ! », tonna Gojïn, dont la voix résonnait trop près des oreilles de Deön selon lui.

En effet, alors que les marchands s’acharnaient sur lui – De toute façon, ils n’avaient pas compris les commandements du milicien –, le croiseur de la Milice s’était dangereusement approché de la coque du magasin volant.

Le “Shu Lunpa” prit de la vitesse et de l’altitude, mais ne pouvait fuir l’imposant bolide aux coupes squelettiques. Tout en corrigeant sa trajectoire, il effaçait la distance séparant les deux vaisseaux avec une facilité déconcertante.

Trois gardes se ruèrent à l’avant du pont pour partir à l’abordage. Les marchands prirent peur et s’affairèrent aussitôt à fermer les fenêtres, des rideaux rigides et coulissants, pour se protéger. 

Deön devait passer à l’action. 

Dans sa position, il était bien trop délicat d’escalader la coque jusqu’au pont. Les miliciens arrivèrent à sa hauteur, Gojïn ne pouvait cacher ses rictus de satisfaction. « Sonner l’assaut, s’il faut le blesser, n’hésitez pas ! ». Les gardes brandirent leurs lances et les pointèrent sur Deön. 

Gojïn le dévisagea, incrédule. Ce dernier le regardait dans les yeux. Il semblait implorer son aide, à cours de solution et sur le point d’être perforé. « Ça aurait pu bien se passer si tu avais coopéré. Rends-toi si tu veux échapper aux piques. »

Deön changea d’expression. Il souriait. Un très large sourire, des plus vicieux. 

Gojïn recula à la vue de cette face qu’il trouvait sordide. Son regard se dirigea vers les mains du fugitif. L’une d’elles tenait une autre de ses larmes de brume[2], ces bombes de fumées aveuglantes et désagréables autant pour les yeux que les bronches. 

Le pont du croiseur milicien se trouvait à présent pile en dessous de la coque du “Shu Lunpa” et l’un des gardes allait se jeter sur le fugitif. Gojïn comprit que c’était la dernière chose à faire, mais les événements devenaient hors de contrôle. « Arrête !! Deön ne fais pas…

***

La capitaine Morgän vit l’explosion de fumée d’une demi-lieue au nord-ouest. Cette hécatombe marquait l’emplacement de Deön : il avait dépassé les frontières de la cité et se trouvait à présent au milieu des innombrables navires volants embouteillés à l’extrémité de la vallée. Sur les dix croiseurs de la milice de Golèn recueillis pour cette chasse à l’homme, six avaient décollé et suivaient de plus ou moins loin la cavale du forcené, les quatre restants patrouillant au sol dans des directions opposées. 

Tout autour, les caradjettas virevoltaient. Certains rebroussaient chemin pour stagner autour de la zone et les différents équipages observaient le théâtre des opérations depuis le pont ou à travers le moindre interstice dans leur coque qui le permettait. L’agitation avait gagné tout le monde. 

– Il… commence vraiment… à m’exaspérer…

– Qui, Capitaine ?

La capitaine se tourna vers son sous-officier, abasourdie par une question aussi bête :

– Je parlais de Deön à la base, mais en fait vous commencez absolument tous à m’exaspérer !

***

Les marchands partis en premier étaient à présent loin. Depuis les grands plateaux bordant l’ouest de la vallée de No’olia, ils pouvaient observer de fins nuages de poussière s’élever au-dessus des monts, accompagnant quelques vaisseaux de commerçants. 

Certains avaient pris la direction du sud pour rejoindre l’océan, quand d’autres se dirigeaient vers Talèn, où se trouvaient les cités les plus peuplées après Tabantz, la majestueuse capitale de Golèn. 

Quelle ne fut pas la surprise de l’un d’entre eux lorsqu’il vit débarquer, tonnomoteurs à fond, trois croiseurs de la Milice ? Ils étaient encore à une lieue de lui, mais l’homme moustachu et robuste se morfondait. Il déduisit rapidement que la Milice était lancée à sa poursuite.

À bord de son petit dilidjetta, le marchand se demanda ce que les forces de l’ordre de Golèn pouvaient bien lui vouloir. Était-ce à cause d’un certain trafic illégal qu’il organisait entre les Duchés de Talèn et d’Uvulèn ? Mais comment ont-ils fait pour savoir ?!

Il n’allait pas se laisser faire aussi facilement. Lui qui avait enregistré des ventes records aujourd’hui, écoulant quasiment tout son stock de viande, comptait bien ramener ses récompenses. Voguant à découvert dans les vastes étendus dégarnies des plateaux, il lui fallait trouver un endroit où il pourrait semer des poursuivants qui naviguaient quatre fois plus vite. Au pire, s’il était rattrapé, il feindrait l’incompréhension.

Il fit chauffer ses deux tonnomoteurs en queue de poupe et retourna à la hâte à l’avant du voilier pour faire rouler la barre. Son embarcation bifurqua vers l’ouest et s’enfonça dans la forêt de totoux. Les croiseurs étaient quasiment arrivés à son niveau, mais il put s’échapper entre les fourrés, dans un recoin où seuls les petits chariots à voile pouvaient passer. Victoire !

Un flash bleu l’aveugla. Une puissante détonation le fit trébucher. « Aaaah !!! », hurlant, il s’étala lourdement sur le pont.

Paniqué et désorienté, il se releva tant bien que mal et s’agita comme une puce à la recherche des commandes de son dilidjetta qui filait dangereusement à travers la végétation. Une nouvelle arme de la Milice de Golèn ?! Sa main s’arrêta sur un buste. Un buste large et musclé, mais la personne devait bien lui rendre deux têtes. Un gamin ? Qui est à bord ?

Lorsque le marchand retrouva la vue, il remarqua le jeune homme aux cheveux noirs mi-longs et au regard dur, posté juste devant la barre. Ses vêtements étaient carbonisés, ce qui laissait apparente toute son anatomie. Toutefois, son corps ne souffrait d’aucune blessure ou marque de brûlure. Depuis combien de temps est-il là ?! C’est lui qu’ils viennent chercher en fait ?!

– Il vous reste de la viande ? demanda Deön, flegmatique.

[1] Notes sur les grades miliciens : cf.Glossaire/Civilisations. Depuis le retour des humains et sur beaucoup de territoires, hommes comme femmes ont toujours pu occuper les mêmes fonctions. De fait, sur Suän Or par exemple, il est normal pour les habitants de conjuguer les grades de la Milice au féminin.

[2] Larme(s) de brume : cf. Glossaire/Confections. Formée à base de poivre, d’une solution d’éthanol issu d’amacolj, d’huile d’ozkola et de poudres diverses, la larme de brume est une boule qui sous un choc brutal ou une forte pression explose et dégage un gaz aveuglant et irritant.

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