Chapitre 18 : Dissimulé par les arbres
– Mais t’es qui bordel ?!
Deön regarda son “hôte”, sans dire mot. Mener la discussion avec ce grand bonhomme qui semblait aussi énervé que têtu ne ferait que gaspiller sa salive.
– Descends de mon char ! continua le marchand de sa grosse voix, levant une main ferme comme s’il menaçait l’intrus d’une bonne claque.
Le chasseur fugitif jeta un œil aux alentours, ne faisant pas attention à la menace du gros costaud taillé comme une montagne. Une secousse sur la coque du dilidjetta leur rappela que celui-ci filait à bonne allure à travers les fougères. Ils pouvaient heurter un rocher ou un tronc à tout moment.
Le marchand écarta Deön d’un revers de la main pour reprendre la barre du gouvernail. En inclinant cette dernière, il freina la course du voilier des airs, bien heureux que la voile ne soit pas déjà déchirée par une branche d’arbre.
Deön en profita pour chercher sur le pont une trace de nourriture. Le navire n’avait pas de cabine, mais était assez long pour accueillir une dizaine de personnes. Sa forme étroite et chaloupée permettait de maintenir la vitesse de croisière d’un patrouilleur milicien. Question puissance et autonomie de vol, Il n’y avait que deux tonnomoteurs, mais assez de réserves en roche d’énergie pour les alimenter jusqu’aux rivages de Suän Or. Il ne lui fallut pas longtemps pour trouver son dû : les étals et étendards pour exposer les marchandises (de grandes carcasses de sligre et de glaù, plusieurs morceaux de viande de glazon prédécoupés) étaient rangés sous des bancs longeant les bordures de la coque. Deön se précipita, perdant dans le mouvement ce qui lui restait de ses vêtements.
– Et qu’est-ce que tu fous à poil sur mon navire ?! vociféra de nouveau le marchand.
Deön s’inspecta de la tête au pied, confirmant d’un haussement d’épaules qu’il était bien dans son plus simple appareil.
Le grand bonhomme avait les nerfs à vif. Il regarda aux alentours, vérifiant l’absence de témoin. « S’il faut ça pour avoir la paix, tant pis ! » s’exclama-t-il avant de se précipiter sur Deön, paume ferme et levée. « Roooh mais c’est pas fini ?! », ce dernier passa du silence au hurlement, stoppant net le propriétaire de la chaloupe dans son mouvement. Le chasseur inspectait le ciel mauve et scintillant d’un regard noir et menaçant. Lorsque le marchand se décida à lever le nez, il comprit : la Milice les avait rattrapés, choisissant la voie des airs pour éviter d’être freinée par la végétation.
Deux croiseurs approchaient leur ombre pile au-dessus d’eux.
Cul nu, Deön se tourna vers son “hôte” :
– Désolé de vous embarquer dans mes galères, maintenant si vous voulez éviter de croupir dans les cachots de Tabantz, il va falloir me laisser la barre.
« Mais, mais mais… », abasourdi, son interlocuteur bafouilla, la couleur de son visage passant du pâle au rouge. Sans finir sa phrase, il regarda Déon s’avancer vers un des tonnomoteurs situé en queue de navire et en ouvrir le couvercle. « Mais mais mais... ».
La barre c’est de l’autre côté, je sais... ricana intérieurement le chasseur en plongeant ses deux mains dans le tonnomoteur. Les roches contenues fusionnaient dans une chaleur insoutenable, en pleine phase de carburation pour donner l’énergie nécessaire à l’avancée du dilidjetta. « Mais t’es un grand malade ! », s’exclama le marchand, accourant près de Deön pour l’extirper de sa folie.
Une secousse le fit trébucher à nouveau. Cette fois, il tomba fesses au plancher.
Le voilier commençait à prendre une allure démentielle. « Accrochez-vous au mât. », ordonna Deön. Le marchand vit des lumières bleues flasher du tonnomoteur où Deön avait plongé ses mains. Que pouvait-il bien faire ? À peine se posa-t-il la question que l’attraction du vaisseau le fit glisser jusqu’au mât. Le bois frappa son entrejambe avec brutalité.
Deön jeta un coup œil faussement peiné vers son “hôte”, ce dernier à présent recroquevillé autour de son mât, pris de tremblements entre frayeur et douleur. Des marmonnements plaintifs sortaient de sa bouche, et Deön pouvait entendre que certains d’entre eux étaient plutôt médisants à son égard.
Les collisions et les frottements à en arracher des branches se multipliaient dans un vacarme effroyable. Déséquilibré par l’apport d’énergie d’un tonnomoteur sur les deux, le dilidjetta pencha dangereusement à tribord, le haut du mât n’échappant pas à l’impact d’un tronc d’arbre. « Mon naviiiiiire !! Arrrrrrrrrrêête ! », beugla le marchand en contemplant son mât arraché et sa chaloupe en pleine bascule. À mesure que la vitesse grimpait, les tissus de sa robe blanche s’effilaient, fouettant sa peau. Les anses de son tablier encrassé s’arrachaient. Des bruits sourds venant de la coque indiquaient que celle-ci se faisait perforer.
« Wouuuuuuuuuuuuuuaaaaaaahhhhhh !!!!!! ».
***
Les trois lunes rayonnaient au beau milieu de la nuit.
Fait rarissime, les trois étaient pleines, mais les nuages dorés avaient laissé place à une brume clair-obscur épaisse, dissimulant régulièrement les astres. Les ondes mauves et violettes du feu crépuscule continuaient discrètement leur danse stellaire à travers le brouillard.
Dans les étendues boisées bordant les Duchés de Golèn à l’ouest et d’Uvulèn à l’est, une poursuite s’était achevée, les forces de l’ordre n’ayant pas réussi à poser le collier sur le fuyard. La Milice de Golèn avait cherché longtemps, mais Deön avait poussé le dilidjetta dans ses derniers retranchements, tournoyant de longues gradas durant. Au grand soulagement du chasseur, les miliciens avaient abandonné avant que leur manège n’attire le regard nébuleux des totoux.
Le marchand était exténué par tant d’émotions, posé là au coin d’un arbre, quasiment nu, en position fœtale, après une longue séquestration. Il n’osait pas regarder en direction de son navire, qui n’avait plus rien de volant. Sa coque éventrée à trois endroits gisait entre deux troncs d’arbre.
Deön s’extirpa à son tour du rafiot arraché au quart en tête de proue. Il se présenta fièrement dans sa nouvelle tenue d’apparat, éclairé par la ronde de volatiles aux yeux luminescents : il avait arraché des bouts de la voile de remplacement pour se confectionner une toge. Il transportait deux sacs remplis de victuailles, validant son objectif initial de la journée.
Il s’approcha du marchand et lança une bourse à ses pieds.
– C’est tout ce qu’il me reste, et ça ne réparera pas votre dilidjetta, j’en suis navré. Disons que c’est un dédommagement minime pour s’être présenté sur mon chemin, et j’ose espérer que vous ne chercherez pas à me revoir.
Deön surveilla la réaction du marchand, qui ne vint pas. Ce dernier avait décidé de s’enfermer dans sa torpeur. Il donna alors des petits coups de pied dans la bourse, l’approchant un peu plus du traumatisé.
– Bon, nos chemins vont se séparer ici. Si vous marchez vers l’est vous vous retrouverez sur les plateaux au bout de trois ou quatre lieues. Si vous êtes de bonne constitution ça vous tiendra jusqu’à la fin de la nuit. La Milice de Golèn viendra vous dorloter comme il se doit et s’ils posent trop de questions, dites-leur simplement que vous étiez bien avec celui qu’ils recherchent, qu’il a saccagé votre navire en vous laissant esseulé en pleine forêt et que « Le grand Deön a encore échappé à l’inutile Milice de Golèn ».
Le marchand fixa pour la première fois Deön depuis que le dilidjetta avait arrêté sa course infernale. Son regard n’exprimait plus rien, si ce n’est un désespoir profond chez celui qui avait tout perdu en l’espace d’une soirée.
– Moi, je vais partir vers le sud, continua Dëon en montrant la direction du doigt. Lorsque les nuages brillent au plus fort et laissent apparaître les étoiles du nord, baaaah, moi je suis de l’autre côté, trèèèèèèès loin de ça, vous voyez ? Très loin de tout, je n’aime pas trop la foule. Raison de plus pour me fuir, compris ?
Son interlocuteur hocha mollement la tête. Deön ouvrit la bouche à nouveau, comme pour continuer son discours, mais, finalement, se ravisa.
Après lui avoir détruit son bien et avoir décidé d’emporter des provisions à son insu, que ses quelques pièces ne pourraient racheter, il fit comprendre d’un geste de la main qu’il était temps de se dire adieu.
Le chasseur, qui n’avait plus d’arc, de sac, ou même de vêtements à lui, chargea sur ses épaules ses deux besaces remplies de viande avant de s’éloigner dans la forêt.
Une bonne journée de finie.
Après le départ de Deön, le marchand resta encore sur place un bon moment. Deön, il a dit Deön, on m’a parlé de Deön… Les yeux écarquillés du marchand perdu dans la grisaille et le froid des nuits de Suän Or en disaient long sur son anxiété nouvelle. C’était quoi déjà, un chasseur ? Un magicien ? Non, ils m’avaient parlé d’un alchimiste, un chasseur et un alchimiste. Mais c’était quoi ? Il a fait de la magie avec ses mains ce petit. Deön le chasseur, c’était lui ?!? Le chasseur ou l’alchimiste ?!!
***
Après s’être assez éloigné du lieu du crash en marchant vers l’ouest, Deön prit finalement le chemin du nord. Il marcha une partie de la nuit, agacé par le déroulement de la journée et le poids des sacs de victuailles. Il était rassuré de s’acheminer dans cette forêt où les prédateurs nocturnes craignaient l’humain, ce qui était loin d’être le cas dans toutes les régions de Suän Or.
Une lune était retournée dans sa niche et ses petites sœurs s’alignaient dans son sillage.
Il approchait de sa destination.
Là, au fin fond de cette forêt dense, où des petits ruisseaux sinuaient çà et là, de grands arbres feuillus dissimulaient quelque chose.
Les branches et les feuilles de ces houppiers ramifiés entre eux étaient fermes comme le roc, solidifiées par une force invisible. On ne pouvait percevoir ce dôme de verdure depuis la canopée.
C’était la cachette parfaite.
Deön s’approcha et posa sa main sur le mur végétal. Aussitôt, la magie opéra et un creux se forma. Le feuillage retrouva sa flexibilité pour s’écarter du chemin du chasseur, tels des rideaux coulissants.
Derrière, son domaine apparut ; une baie au pied d’une grande falaise formant un croissant autour de l’étendue d’eau et, sur le pourtour du mont, incrusté dans la roche, une large bâtisse.
Ses plaques d’acier étaient peintes d’un jaune si luisant qu’il brillait même dans la nuit. Rien sur Suän Or ne semblait plus avancé en termes de construction et de technologie que ce temple perché.
Deön s’avança dans la crique et constata que ses trois autres dilidjettas n’avaient pas bougé, baignant tranquillement dans la piscine naturelle. Il entendit les bourdonnements d’une navette de la milice faisant sa patrouille. Impossible qu’il soit débusqué dans cet enclos empreint de divination. Ça sentait bon l’air d’un repos mérité.
Deön rallia le monte-charge planqué dans un creux de la falaise et déposa ses cargaisons sur la plateforme de fer rouillé, émoussée par le temps.
Puis il jeta un regard vers le ciel : la brume s’infiltrait à travers les feuillages pétrifiés du dôme. Il jugea une nouvelle fois du bienfait de cette bonne protection. Les pouvoirs de son compagnon de fortune se magnifiaient avec le cours des terravolutions. Combien de temps déjà ?
Deön se ressaisit et abaissa le levier de commande qui patientait sur un bord de la surface.
Le chasseur regarda le parterre de la crique s’éloigner. Pour la énième fois, il voyait ce paysage et les couleurs de cette nuit de jade n’atteignaient plus son cœur. Harassé, un début de colère remonta comme une boule dans sa gorge. Un douloureux souvenir qui avait choisi ce moment pour tenter l’ascension de son âme. Deön se frotta les yeux et se gratta nerveusement les cheveux.
En effet, il était fatigué.
Le monte-charge s’arrêta au milieu d’un ponton d’acier, jouxtant le bord du temple. Les pylônes soutenant la structure s’incrustaient dans les reliefs de la roche. Ils encadraient les chutes d’eau qui perçaient à travers la paroi.
Deön traîna jusqu’aux portes coulissantes sa récolte du jour. Elles s’ouvrirent automatiquement à son approche, découvrant un couloir parsemé de portes menant à diverses pièces.
Beaucoup de pièces pour peu de résidents. Deön avait éparpillé ses babioles et trophées dans la majorité d’entre elles. Ateliers de forge, de tanneur, d’herboriste, mais surtout des salles d’armes et d'entraînement.
Il entendit un froissement bizarre. « Raaaah mais c’est pas possible ! », les portes s’étaient refermées sur ses sacs, écrasant petit à petit ses morceaux de gibier. Un court instant, il voulut crier après Vaä pour le faire accourir. Il serait devenu le réceptacle de ses plaintes. Mais le chasseur passa le bras dans l’ouverture pour réactiver le mécanisme et dégager ses affaires. « Décidément... », il en avait marre de cette journée, mais quelque chose en particulier lui remuait les tripes. Un mal aussi lointain que profond.
Il s’arrêta après avoir trainé ses victuailles au milieu du couloir. Son regard noir et sinistre se plongea à travers les baies vitrées. Elles lui renvoyèrent quelques lueurs boréales.
Il vivait là, perdu dans cette forêt. Son escale sur Suän Or s’éternisait et aussi confortable était l’endroit que lui et Vaä avaient découvert, reconstruit et peaufiné au gré des saisons, il n’arrivait pas à se sentir bien dans ce monde perdu au pôle de la planète. Il n’arrivait pas à oublier. Pfffff, t’as encore gagné, pensa-t-il, des yeux sans visage embuant son esprit d’un souvenir mélancolique.
Le chasseur jeta les sacs de victuailles à travers la porte ouverte vers une salle remplie de cadavres de bêtes crochetés au plafond. Des marques sanglantes remontaient jusqu’à l’embouchure, alors que l’odeur pestilentielle s’immisçant petit à petit dans les narines de Deön lui indiquait que certaines viandes viraient au moisi. Hmmmm, pas ce soir, flemme. Deön referma la porte.
Quelques instants plus tard, il rallia enfin sa chambre. S’il y avait bien une salle plus encombrée que les autres, c’était cette pièce sans fenêtre, inondée d’armoires et d’objets, dégageant une odeur de transpiration et de renfermé. Compulsif, l’esprit collectionneur de Deön n’allait pas de pair avec son relatif manque de rigueur lorsqu’il s’agissait du rangement.
D’un revers de la main, il frappa un interrupteur à côté de l’holoporte[1], actionnant la projection de lumière d’une bande murale parcourant la chambre en largeur (lorsqu’elle n’était pas obstruée par une longue lame ou une armoire). Des babioles de toutes destinations jonchaient chaque recoin de la mansarde. Son matelas, posé sur un revêtement de sol natté, était recouvert de draps en pagaille.
Deön se fraya un passage jusqu’à une huche jouxtant sa couchette. Il tapa du poing deux fois sur la commode pour en ouvrir l’accès. Il ne se donnait plus la peine de manipuler cette plaque encrassée et rouillée aux jonctions.
Il en sortit une petite boîte, peinturlurée de filets émeraude s’enlaçant autour de sa coupole.
Le chasseur enleva le tissu de voile qui lui servait de vêtement et entoura de ses couvertures son corps encore marqué par les traces de carbonisation. Il porta alors la boîte à sa vue, décapsulant son couvert d’une pression du doigt.
Une douce mélodie s’échappa de l’objet, se propageant dans l’air comme une brise apaisante. Quels instruments étaient-ce déjà ? Des ruhe-o[2], des gue-zen[3], des flûtes et des cordes d’Alixen[4], retranscrits sur une piste invisible.
Et cette douce mélodie guidait des formes qui ondulaient dans le creux de la coupole, dansant sous le reflet des néons bleus. Deön les observa, fermant les yeux petit à petit, encore assis sur le rebord de son lit.
Ces fantômes chaloupés l’accompagnèrent dans son sommeil.
[1] Holoporte(s) : cf. Glossaire/Artefacts-Mécaniques. Une porte aux cyber-composants avancés, permettant une ouverture et une fermeture holographique solide.
[2] Ruh(e)-o : cf. Glossaire/Artefacts-Mécaniques. Un instrument à double ou triple cordes frottées (équivalent de l’erhu). Le ruh-oh a été inventé en Phangi.
[3] Gu(e)-zen : cf. Glossaire/Artefacts-Mécaniques. Un instrument sur table, muni de plusieurs cordes pincées (équivalent du guzheng). Le gu-zen a été inventé en Phangi.
[4] Cordes d’Alixen : cf. Glossaire/Artefacts-Mécaniques. Un instrument à cordes provenant des contrées d’Alixen (équivalent de la guitare sèche).
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