Chapitre 19 : Signal et canopée
Deön se réveilla blasé, comme chaque jour depuis tant de terravolutions. Il faisait les mêmes rêves ou cauchemars, autant de souvenirs de ses mille et une vies passées.
Il balaya la pièce du regard et se rappela ce qu’il avait vu au marché : sa chambre manquait d’un souvenir du lointain Sultanat de Brän. Fait chier, je me serais bien pris un de ces tapis à No’olia.
« Deön ! », le jeune homme entendit la voix de son acolyte depuis le fond du couloir. Il était rare que Vaä élève le ton pour se faire entendre. Il devait sûrement se passer quelque chose.
Intrigué, Deön se leva aussitôt et enfila les premiers vêtements lui tombant sous la main. Il s’engagea dans le couloir où les rayons du soleil se diffusaient au travers des larges baies vitrées. Il prit son temps pour longer l'atelier de cuisine qui trônait au-dessus de la pièce de vie. Étalée sur le plan de travail, la viande crue dégageait une odeur qui lui chatouillait les narines, mais il oublia sa faim primale pour continuer sa recherche. Deön pensait y retrouver Vaä, mais ne put que constater son erreur. Hmmmm, je pensais qu’il se goinfrait, mais l’heure du déjeuner a dû passer. Il est où du coup ? Deön inspecta les chemins qui s’offraient à lui. Le sol de verre permettait de voir la pièce juste en dessous – On y accédait via un escalier métallique dans un coin de la salle à manger –, où des babioles en tout genre étaient entreposées, mais pas de trace de Vaä. Un autre corridor menait à une plateforme extérieure. Il tira des rideaux customisés de fresques dont le jaune tirait plus sur la saleté que la peinture, découvrant l'escalier qui menait en bas.
– Deön !! Viens à la cryptobase[1] !
« Oui bah ça va j’arrive ! », s’écria Deön en pressant le pas. Il avait pris la bonne direction, toutefois il se stoppa en cours de route, pris d’une envie fulgurante. « Heu en fait attends un poil Vaä, j’avais oublié que je venais de me lever ! ». Deön se dépêcha de remonter l’escalier, direction les toilettes.
***
Le chasseur rallia la cryptobase une fois sa “commission” faite. Il grommela quelques jurons le long du chemin, chose qu’il avait l’habitude de perpétuer lorsqu’il se promenait seul. À l’instar de sa chambre, cette pièce exigüe ne comportait pas d’ouverture vers l’extérieur, mais les divers néons incrustés un peu partout dans la structure ébène et organique diffusaient leurs ondes multicolores. « Tout s’est bien passé alors ? », demanda Vaä, installé confortablement dans un siège incliné et bâti de ce même alliage aux tracés chimériques. Deön lui répondit avec son plus beau regard de mépris.
En quête d’une réplique orale, Vaä actionna un bouton sur l’accoudoir, faisant tourner lentement le fauteuil vers son invité. Le grand être prenait tout l’espace de son assise. Son visage d’opale s’éclaira à travers les faibles rayons de l’habitacle. Sa barbe de trois jours donnait un brin de relief et de couleur à son faciès fin, légèrement ridé et qui semblait être tenu éloigné du soleil depuis bien trop longtemps. Il retira ses lunettes qui lui servaient plus d’accessoires que de correctifs et ses yeux légèrement plissés glissèrent dans la direction de Deön. En l’attendant, il avait bidouillé son cryptolog[2], une fondation incrustée d’écrans et de commandes qui exposaient maintenant un ensemble de cartes et d’hologrammes. Les orbes rouges de l’édifice s’affolaient de clignotements :
– Je ne te répondrai pas le vieux, rétorqua Deön, dont la mauvaise humeur commençait à se faire ressentir.
– C’est dommage, t’avais l’air de vouloir en parler en arrivant.
– Bon ! Tu m’as appelé pour quoi ?
– On doit parler de deux choses, tout d’abord, écoute-moi ça.
Vaä tendit son bras pour atteindre le poste de commande et déclencha un signal radio. Après quelques grésillements, une voix grave et sinistre se mit à parler : « Chers défenseurs du nouveau monde, ici le No Gata. Suite aux premiers appels alarmants de nos confrères de l’ouest, je vous retransmets à mon tour ce signal avec la peine et la douleur qui encombrent mon âme. Après six jours de lutte acharnée, nos gardiens n’ont pu endiguer l’invasion barbare que nous subissons. Je suis actuellement dans mon palais, aux prises de l’ennemi, et je n’aurais peut-être pas le temps de finir ce … », Deön coupa le signal radio. Vaä fit une moue désabusée, mais au fond il savait que ce grincheux invétéré réagirait de la sorte.
– Bon, et la seconde chose que tu as à me dire ?
– Deön…
– Oui, c’est moi.
– Est-ce que, pour une fois, tu ne voudrais pas attendre la fin du message pour conclure qu’il n’est pas intéressant ?
– Mais, mais mais… En quoi les affaires des humains vont nous intéresser ? Ils détruisent tout ce qu’ils touchent, c’est normal qu’un péquenaud se fasse trucider de temps en temps.
– Celui qui parle est un humarion... Enfin bref, je voulais te mettre dans le contexte, mais si tu t’en “paluches l’asticot”, soit.
Vaä tourna son siège dans le sens du poste de commande et se redressa pour s’affairer à quelques manipulations. L’un des écrans servait de sonar pour la zone maritime de Suän Or. D’une commande de levier, Vaä zooma sur la partie nord-ouest de l’île et activa les ondes de localisation. Un gros point rouge apparut, à présent à quelques lieues du rivage.
– Hmmm, il est gros ce signal, constata Deön en faisant mine de réfléchir.
– Si je devais comparer avec ta “signature”, c’est plus gros que toi.
– Impossible !
Vaä sourit. Seuls quelques sujets éveillaient l’intérêt de Deön. Se comparer à d’autres êtres exceptionnels était l’un d’eux. Le chasseur s’approcha un peu plus près du dispositif. Cette fois, il réfléchissait vraiment.
– La suite du message nous expose les événements qui ont eu lieu à Nygönta, reprit Vaä. Une croisade d’Avazen compte rafler les territoires du sud et si je calcule bien, elle doit à présent se trouver à Walla Faya. Si nous recevons ce même genre de message dans quelques jours, il sera peut-être temps de reprendre du service…
– Vaä…
– Oui, c’est moi.
– En général lorsque tu me parles de deux choses, c’est qu’elles ont un lien. Alors quel est le rapport entre cette croisade et ce gros point rouge que je vois sur ce sonar ?
– Je pense qu’il y en a un, mais le mieux serait d’aller vérifier.
« Oh, je vois… », Deön tourna les talons et se dirigea vers la porte de sortie. Vaä en profita pour remettre le message du No Gata. On pouvait entendre le ton de l’inquiétude et des bruits parasites, tels des coups de boutoir et des cris. Rien qui n’attira l'attention du chasseur.
« ...L’Empereur des Avazen perd le contrôle. L’Empire s’apprête à s’entredéchirer et le point de départ de cet avenir chaotique, c’est nous. ».
Alors qu’il s’apprêtait à quitter la pièce, Deön se stoppa et se tourna de nouveau vers son acolyte. Il reconnut des voix à travers le message audio, parlant agressivement ce langage guttural qu’on surnommait le Dikkèn[3]. « Si ce message arrive aux oreilles d’un Aènjugger, alors s’il-vous-plait, déployez vos ailes. ».
Deön tiqua.
– Tu comprends maintenant ? demanda Vaä.
– Hm, on en reparle une fois que j’ai ramené ce “gros point rouge” ici.
Deön coupa court à d’autres questions en quittant la pièce.
***
La baie du temple perché se reflétait d’un vert émeraude et d’un blanc cristallin sous les rayons du soleil.
Deön embarqua à bord d’une de ses chaloupes volantes.
Alors qu’il dépliait les voiles, il inspecta les hauteurs du dôme, vérifiant qu’aucune patrouille milicienne n’inspectait les environs.
Il chargea les quatre tonnomoteurs près de la barre de gouvernail et se laissa choir à ses côtés pendant que le rafiot entamait son décollage.
Vaä sortit sur une passerelle du temple pour regarder son ami partir. Les mains dans les poches, il observait la scène, un semblant perdu dans ses pensées. Lorsque Deön le remarqua, il le salua brièvement et rajouta de l’huile d’ozkola dans les tonnomoteurs. Je vais vite déguerpir avant qu’il ne me fasse de nouveau la morale. Le dilidjetta prit de la vitesse et arriva à hauteur de la passerelle. Vaä profita de cet instant pour jeter un objet à bord. Il avait visé avec précision, au point que l’objet heurta la tête du chasseur :
– Non mais ça va pas ?!!
– Prend-le avec toi, t’en auras peut-être besoin, répondit nonchalamment le grand être au teint blafard.
Deön pesta, puis prit l’objet dans ses mains : c’était une petite tablette noire striée de formes géométriques. Un losange était raclé au centre, d’où émanaient des ondes rouges. Vaä lui avait transmis un petit cryptosonar[4]. Mouai, peut-être que ça peut me servir…
Le voilier des airs atteignit la cime du dôme. Les feuillages solidifiés s’écartèrent pour laisser passer l’embarcation. Deön fut d’abord ébloui par l’effervescence de ce ciel jaune. Des éclats scintillants perlaient depuis les nuages. Puis, lorsque les yeux s’habituèrent, il put admirer le large panorama de Suän Or depuis la canopée.
La quille du navire éraflait le sommet des arbres, donnant la sensation de percer à travers les flots. Un flot végétal.
La forêt où Vaä et Deön avaient élu domicile marquait le croisement entre les trois Duchés de l’île : Golèn à l’est, Uvulèn à l’ouest et Talèn au nord. Les plateaux rocheux succédaient aux jungles denses ; les cours d’eau alimentaient les villages et cités qui s’épanchaient le long des rives. Un bras de mer, que certains nommaient (à tort) le détroit, quand d’autres le surnommaient plus logiquement le bras du Maahasuän, sinuait entre Talèn et ses comparses.
Deön restait vigilant.
Sa vue perçante observait les patrouilles aériennes zigzaguer au loin. Des colonies de navires marchands s’écoulaient autour des grandes villes.
Le chasseur empoigna son sonar de poche et enclencha son mécanisme. Il analysa ce gros point rouge qui s’approchait du centre du losange. Toi, t’as intérêt à rester sage en m’attendant, pensa-t-il avant de tendre la grand-voile avec vigueur.
Son navire prit ainsi la direction du nord-ouest. À vol d’oiseau, il estimait se trouver à une vingtaine de lieues de sa destination, de quoi avoir le temps de faire une sieste avant de passer aux choses sérieuses.
Pris dans ses observations, Deön ne remarqua pas la navette filant à la lisière de la canopée, brisant les branches de sa chaloupe renforcée. Elle était pourtant juste en dessous de lui.
[1] Cryptobase(s) : cf. Glossaire/Artefacts-Mécaniques. Une cellule en général fermée, composée de divers artefacts anciens comme des cryptologs ou des cryptoradios.
[2] Cryptolog(s) : cf. Glossaire/Artefacts-Mécaniques. Un ordinateur central, prenant souvent la forme d’une tour pendant comme une stalactite au centre d’une cryptobase, munie de plusieurs écrans, claviers et commandes. Le cryptolog a plusieurs fonctions (transmetteur, répétiteur, calculateur, etc.)
[3] Dikkèn : cf. Glossaire/Civilisations. Un langage commun à plusieurs peuples. Considéré comme un langage barbare à l’origine occulte, l’usage du Dikkèn s’est perdu au fil des terravolutions, avant d’être réhabilité comme langue principale pour l’Empire Avazen.
[4] Cryptosonar(s) : cf. Glossaire/Artefacts-Mécaniques. Sonar implanté dans une roche en tinarg, pouvant repérer une large palette de fréquence et de son. Un cryptosonar peut être paramétré à partir d’un cryptolog, afin de ne distinguer qu’un type de fréquence/son. Certains individus peuvent justement être repérés grâce à la fréquence qu’émet leur “fluide”.
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