Chapitre 20 : Nuit brumeuse, nuit mousseuse
Alors que le ciel doré laissait place au crépuscule améthyste, la brume amorçait sa descente sur les contrées de Suän Or. Après avoir vogué au-dessus de la grande jungle de Talèn, fait escale pour acheter de l’huile d’ozkola et traversé les plateaux de l’ouest, Deön s’apprêtait à accoster à No’Agaba, une petite ville marchande longeant les littoraux.
La chaloupe aérienne enfonça sa quille dans la terre moite à la lisière d’une forêt, en contrebas de la ville. Les hululements des hutoux[1] et le reflet de leurs pupilles luisantes accompagnaient l’arrivée du chariot volant.
Deön dégonfla les voiles et sauta par-dessus bord, éclaboussant de boue ses grosses bottines. Son regard se tourna vers les lumières de la cité. Ici, les hommes avaient appris à maîtriser les roches d’énergie pour plusieurs utilisations : ils avaient par exemple enfoncé des pieux dans la terre et laissaient crépiter ces amoncellements de tinarg dans un vase moulé au sommet. Ces installations, dispatchées le long des avenues, éclairaient de douces lumières tamisées lorsque la nuit et le brouillard tentaient d’engloutir la ville.
Du bas de sa butte, Deön apercevait trois accès pouvant le mener au cœur de la cité. En deux décennies, il s’y était invité une quinzaine de fois seulement, mais il appréciait toujours ces visites dans le nord-ouest lointain de Suän Or, notamment pour le bon goût des boissons fermentées dans les cuves de la région. Avant de partir en quête de son auberge favorite, il vérifia une dernière fois les informations de son sonar portatif : le point rouge était quasiment au centre. Deön s’immobilisa pour analyser les mouvements de la créature, mais le point était aussi fixe que lui. Cette chose devait déjà brouter le sable sur les plages de No’Agaba. Ça attendra bien une mousseuse, songea le chasseur vagabond.
***
« Oh, mais c’est notre cher chasseur de sligre que voilà ! », tonna l’aubergiste tout sourire en voyant débarquer Deön au “Belle Rive”. Surpris d’être reconnu après deux terravolutions d’absence, Deön lui rendit un sourire discret.
Les regards se tournèrent un instant vers lui avant que les clients ne reprennent leurs activités.
Les tables accueillaient des fêtards par dizaine sur leur pourtour. Beuverie, discussions et rencontres étaient au rendez-vous. Ça riait, ça chantait, ça se frappait joyeusement en vidant les fûts qui comblaient chaque recoin de l’auberge. Les serveuses envoûtaient tous les spécimen éméchés, prêts à recommander pour les voir une fois de plus à leur côté.
Les lumières, émises par les feux de bois (pour les tables de privilégiés auxquelles on accédait par quelques marches) ou de roches d’énergie, répandaient une ambiance chaleureuse. Deön se sentait déjà à son aise. Il se fit une place entre deux gaillards qui patientaient au comptoir. L’aubergiste s’approcha de lui, tapotant son ventre rembourré de ses gros doigts poilus. Sa stature et son visage sévères dissuadaient la gente de mal se comporter en sa demeure, mais le chef du “Belle Rive” était une des personnes les plus gentilles que Deön connaissait. Du moins, une des moins dérangeantes.
– Qu’est-ce que je te sers, Deön ? demanda-t-il d’une voix aussi grave qu’avenante.
– Deux chopes de ta mousse maison ! s’exclama Deön d’un ton enjoué.
– Oh, tu attends quelqu’un ?
– Non non, j’ai juste soif !
Sa réponse attira l’attention des deux ogres qui l’entouraient. Ils attendirent que l’aubergiste revienne avec les deux chopes remplies à ras bord pour proposer à Deön de trinquer avec eux. Ce dernier était dans son élément. Peu importe ce qu’ils faisaient de leur journée, tous ces soiffards se sentaient égaux entre eux au moment de lever les verres. « Santé ! », crièrent les trois larrons en cœur au moment d’entrechoquer les mousseuses. « On se met à une table, si ça te dit de nous rejoindre monsieur le chasseur », proposa l’un d’entre eux. Deön les salua en levant de nouveau son verre, mais préféra rester en compagnie de son hôte.
Ce dernier partit servir les nouveaux arrivants, avant de revenir papoter :
– Alors, quel bon vent t’amène ici cette fois ?
– Pioooouf, ça fait du bien si tu savais, tonna Deön après avoir avalé la moitié du verre en trois gorgées. Je suis ici en quête !
– Oh, il y a des espèces qui rapportent auprès des marchands du coin ?
– Pas plus que d’habitude. Non, cette fois je ne sais pas à quoi ressemble le gibier, mais je peux te dire qu’il est très gros !
– Oh oh ! Si jamais tu l’attrapes, rapporte-moi un petit trophée, tu seras servi toute la nuit !
Deön acheva sa chope en trois gorgées supplémentaires et empoigna la deuxième. « Bien entendu », répondit-il avant de se taper sur la cage thoracique pour faire sortir le surplus de gaz qu’il avait ingéré. « Tu peux m’en refaire une d’avance ? », demanda-t-il alors. Ses tempes commencèrent à chauffer et ses yeux se plissèrent un peu plus sous les premiers effets apaisants de l’alcool. L’aubergiste s’affaira derrière le comptoir.
Deön profita de cet instant de solitude pour réfléchir à la suite des évènements, tout en regardant la mousse crépiter dans sa chope.
« Oh, monsieur de la Milice de Golèn, heureux de vous accueillir », en entendant ces mots sortir de la bouche de l’aubergiste, Deön se crispa. « Merci monsieur ! Je vais me faire une place à votre comptoir, la journée fut longue », le chasseur reconnut cette voix. Il fronça les sourcils et, dans une moue désabusée, planta son visage dans la chope, comme si cette attitude ridicule pouvait le dissimuler aux yeux de son poursuivant. « Hé, Deön ! », ce dernier sentit une main lui tapoter l’épaule. « Ouhouh, Deön », ce dernier grommela, ajoutant des bulles à la mousse qui lui couvrait la face.
– Bon Deön, c’est bon je sais que c’est toi, pouffa le milicien Gojïn, arborant fièrement son uniforme devant le fugitif. Ne reste pas comme ça, tu vas finir par te noyer.
Le chasseur releva la tête, le visage couvert de mousse. Il projeta une partie de la boisson qu’il avait gardée en bouche sur le blason argenté du sous-capitaine. L’aubergiste et quelques serveuses assistant à la scène ne purent cacher une certaine anxiété. Comment allait réagir un milicien dépêché de Tabantz à cet affront ? Toutefois, le chef du “Belle Rive” prit son air le plus jovial pour s’avancer vers eux :
– Dites-moi Monsieur le milicien, vous ne comptez tout de même pas intervenir dans mon auberge ?
– Oh mais non, je rends visite à un ami ce soir, rassura tout sourire Gojïn, essuyant le liquide sur son buste plastronné. Je vous prends deux chopes aussi s’il-vous-plait.
Deön laissa faire, fixant le milicien d’un regard inquisiteur.
Gojïn ne montrait aucun signe de véhémence. Il était spécial pour un représentant de l’ordre. Bon soldat et bon gendre, il troquait volontiers sa discipline la nuit tombée. Avenant, un brin soiffard, taquin, la sentinelle indomptable du capitaine Morgän s’encanaillait volontiers avec malfrats et personnes en marge. Ayant grandi dans la rue, il ne s’était jamais défait de sa nature profonde. À ce titre, il s’était particulièrement attaché à Deön, qui le trainait comme un boulet lorsque ce dernier décidait de prendre quelques libertés avec la fonction. Cette proximité attirait le regard des autres miliciens et la rumeur enflait : Gojïn et son compère Bojän connaissaient Deön depuis leur enfance. Ce soir, ils ne formaient pas la paire pour retrouver leur mentor.
– Bon, entre hier et ce soir, je dois dire que tu t’améliores… Comment tu m’as retrouvé ?
– Je ne t’ai pas perdu de vue depuis hier, répliqua Gojïn, buvant une première lampée de mousseuse. Je pense que je suis le premier soldat de Golèn à avoir trouvé ta cachette !
« Que quoi ? », tonna Deön. Il parcourut les alentours d’un œil vif, à l'affût d’une oreille indiscrète. Gojïn avait parlé bien fort et ses mots avaient du sens aux oreilles du chasseur.
– L’alchimiste a créé un dôme de feuillage n’est-ce pas ? demanda Gojïn avant d’avaler la moitié de sa choppe, pressé de rattraper son ami en quantité de liqueur ingérée.
– Oh je vois, en plus d’être milicien, tu es un espion maintenant, renchérit Deön en prenant un air investigateur.
– Un quoi ?
– Oh rien, laisse tomber.
Gojïn ne connaissait pas tous les mots qui sortaient de la bouche de Deön. C’était aussi pour ça qu’il aimait traîner à ses côtés. Malgré son apparence, il savait que ce prétendu chasseur était un être exceptionnel, incapable de vieillir et ayant déjà vécu d’innombrables aventures. Il avait pu lui soutirer quelques-unes de ses anecdotes tout au long de sa jeunesse. Pas assez à son goût :
– Deön… Tu me parles toujours de périples d’il y a des décennies et des décennies, « d’une époque où le chancelier n’était pas encore chancelier ». Pourquoi tu ne me racontes jamais ton histoire juste avant d’arriver à Suän Or ?
Deön croisa les bras et dévisagea son partenaire de soif. Il pencha la tête sur le côté, comme s’il n’avait pas compris la question. Exhorté, Gojïn poursuivit :
– Pourquoi tu as décidé de rester sur Suän Or ? T’as fait le tour du monde et maintenant tu croupis ici, sur ce tout petit archipel. Je ne comprends pas.
– Alors arrête de chercher à comprendre.
Deön termina sa choppe. D’un signe de la main, il commanda une autre tournée à l’aubergiste. Gojïn empoigna alors sa choppe et la finit cul sec, prêt à suivre le rythme de son interlocuteur. « Tu ne veux pas me dire c’est ça ? », insista-t-il. Deön plongea son regard sur les fûts entreposés à l’arrière du comptoir. Gojïn voyait qu’il réfléchissait, mais les mots ne sortaient pas.
– Bon, vu qu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même, je vais te dire ce que j’ai vu. Après la poursuite d’hier, j’ai pu retrouver ta trace et t’intercepter avant que tu ne rentres dans ce “dôme”, sans même que tu t’en rendes compte, énonça le milicien, tout fier. J’ai passé la nuit dans mon dili’ intercepteur à élaborer un plan de bataille, et tu sais à quel point c’est agréable une nuit dans un rafiot ?
– Dis-moi.
– Ce n’est… Pas ! Agréable ! Bref, au petit matin je suis allé inspecter ton installation. Il m’était impossible de passer au travers de la verdure, on aurait cru toucher de la pierre. C’est un coup de l’alchimiste ça ?
– Il s’appelle Vaä et il peut transformer la matière. Ça n’a rien à voir avec de l’alchimie.
– Mais vous êtes quoi alors les gars ?
Deön dévisagea à nouveau Gojïn, avec un air beaucoup plus sombre cette fois. « Et deux nouvelles chopes ! Vous allez faire ma soirée les gars ! », entonna l’aubergiste en posant lourdement les deux verres de terre cuite sur le comptoir.
– Bon Gojïn, je préférerais passer ma soirée à boire plutôt qu’à discuter, alors je vais te laisser une dernière question. Réfléchis bien car après, niet’, rien, walou, je deviendrai muet comme une tombe.
Gojïn considéra ses propos. Il avait dix mille interrogations dans la tête, alors il prit le temps de choisir ce qui l’intriguer le plus, à ce moment précis. Deön le fixa, sérieusement. « Bon », conclut-il au bout d’un moment en se tournant vers sa mousseuse :
– Je l’ai, coupa Gojïn. Qu’est-ce que tu fous à No’Agaba ?!
Le chasseur ne s’attendait pas à une question aussi futile. La surprise lui arracha un sourire :
– Je suis en chasse d’un gros gibier, et pour la sécurité de tout le monde, je ferais mieux d’aller le pêcher en solitaire.
– Oh, donc on se rend à la plage ?
« Tavernier, un fût entier s’il-vous-plait ! ». L’injonction de Deön stupéfia tous ceux qui avaient prêté l’oreille. L’aubergiste se gaussa, alors que les deux hommes qui avaient trinqué avec le chasseur se levèrent et s’approchèrent. « Vous avez besoin d’aide ? » proposa l’un des deux, encore plus amusé par le fait de s’adresser à un milicien dans le lot.
– Heuu Deön, tu m’expliques ?
– J’avais dit « une question ».
Il y eu un instant de blanc, vite douché par le rire compulsif de Gojïn. « Non, mais tu ne vas quand même pas me faire ingurgiter tout ça ?! », s’étonna-t-il dans un hoquet agitant ses mèches blondes. « Si si », dit Deön, magnanime. « C’est un crime contre un milicien ! », pesta alors le garçon.
– Ce soir tu viens en ami tu as dit. Mais tu as de la chance, je vais un peu t’aider. Et vous êtes les bienvenus les gars ! s’exclama finalement le chasseur en faisant signe aux deux autres compères d’approcher.
Après quelques verres pour se détendre et faire connaissance, la bande de joyeux lurons étanchèrent leur soif la nuit entière, invitant les clients enthousiastes à se joindre à cette enivrante folie.
***
Un frisson parcourut l’échine de Gojïn, à peine conscient de sa condition. Il avait l’impression de s’être téléporté au petit matin, arraché de son vide par les frictions de la rosée matinale.
Il mit du temps à reprendre ses esprits, inspectant les environs à la recherche d’un repère visuel. Ah oui, Deön… se souvint-il en se tournant vers la devanture du “Belle Rive”. Mais qu’est-ce qu’on fout à No’Agaba déjà ?
– Oh, t’es encore debout ?
Gojïn sursauta et se tourna vers son interlocuteur. Pas forcément de meilleure mine, Deön toisait son camarade avec de tout petits yeux. La nuit avait été difficile pour lui aussi.
– De’... Deön, qu’est-ce qu’fais là déjà ? demanda le milicien confus.
– Tu ne te rappelles pas ? J’ai un gibier qui m'attend.
Il pointa l’arc dans son dos. Il venait de le récupérer après avoir cherché son dilidjetta un long et désagréable moment. En chemin, il avait dû faire une ou deux pauses, car Gojïn ne l’avait pas vu depuis des lustres. Maintenant, ce dernier se rappelait qu’il avait fini la soirée dans un concours de baffes durant lequel le chasseur s’était échappé. Il toucha sa joue encore endolorie par le passage d’un des grands bonhommes qui les accompagnaient dans leurs pérégrinations.
– Allez’, vi..viens, on v’voir à quoi l’ressemble, continua le chasseur en imitant l’ébriété orale de son compagnon de soif.
Gojïn le suivit comme un animal de compagnie. Les deux hommes pénétrèrent la forêt et chancelèrent le long de ses sentiers bucoliques. « Mais on a fait quoi hier soir ? », demanda le milicien en s’affalant sur l’épaule de Deön, qui se crispa au contact. En plus d’avoir perdu les habitudes tactiles, il détestait servir d’accoudoir pour les plus grands. Cependant, même s’il se montrait plus digne que Gojïn, il était saoul, lui aussi.
« Oula… Tu ne voudrais pas savoir, remarque je pense que ton capitaine est déjà au courant », répondit-il finalement. « Ah mince, elle est belle la Cap’taine ». Deön se stoppa et se tourna vers son acolyte :
– T’en pince pour la capitaine ?
– Ah heuuu, bah tout le monde en pince un peu pour elle, elle est si…
– Grande ?
– Jolie.
– Hmm, pas mon style perso…
« C’est ça oui… », conclut Gojïn en s’appuyant un peu plus sur son acolyte.
Ils reprirent la marche jusqu’à la plage.
Devant la grande étendue de sable balayée par les rayons du soleil, Deön sortit son cryptosonar portatif. Ce dernier était alors complétement rouge, comme si la pierre était chauffée à blanc. « Il doit être là… ». Sous le regard absent de Gojïn, il inspecta le littoral avec plus d’entrain.
La mer se mouvait timidement, les petites vagues se brisant en écume dans un murmure marin. « Tiens, ce n’est pas ça que tu cherches ? », interrogea le milicien en pointant quelque chose au loin.
Deön prit le temps de distinguer ce que ça pouvait être : à sa distance, il percevait une grosse masse difforme, globuleuse, échouée sur le sable après avoir laissé sa traînée visqueuse à la sortie de l’océan. « Hmm, on va aller vérifier ».
Alors que Deön avait repris une démarche maîtrisée, Gojïn le suivait en titubant. Quelle ne fut pas leur surprise en constatant ce qu’il avait sous les yeux. « Mais, mais c’est une… », balbutia Gojïn.
– Mais qu’est-ce que c’est que ça ?! s’étonna le chasseur.
[1] Hutoux : cf. Glossaire/Bestiaire. Un rapace nocturne et carnivore de la famille des strigidés. Ses yeux sont proéminents et d’un noir de jais. Sa tête est généralement ronde et sans aigrette. Sédentaires, les hutoux vivent en couple jusqu’au décès de leur conjoint(e) – Le survivant se laisse alors mourir – et disposent d’un hululement reconnaissable entre eux.
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