Chapitre 22 : À l’aube des grands Deikhz

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En cette matinée étincelante, le siège de l’île de Walla Fayah s’était achevé.

Les croiseurs avazen[1] à la chaloupe racée et aux grandes voiles pourfendeuses d’éther ramenaient les soldats des côtes. Au large, un cortège de navires titanesques s’apprêtait à reprendre son chemin vers l’Orr Ozfazi, promesse de somptueux trésors et de faits d'armes retentissants. 

Pour accompagner les milliers d’hommes et de femmes qui constituaient les rangs de cette armée, le rythme des basses profondes pulsait sur les ponts des bateaux. La flotte avazen, sous la tutelle du Larj Xoneineim, n’avait jamais autant apprécié l’air de la mer depuis l’acquisition des cryptomicrons[2]. Leurs grands caissons alimentés par le carburant des tonnomoteurs diffusaient des sons et des percussions qu’aucun instrument humain ne pouvait reproduire. La transe musicale et ses mouvements collectifs déchaînés faisaient partie intégrante de l’aventure.

Les équipages, qui avaient peu souffert des guérillas de la nuit, emportaient avec eux leur lot de prisonniers. 

Les mastodontes des mers, nommés les arches[3], ouvraient leur hangar tels des monstres marins affamés. Certaines avaient une allure fuselée, d’autres ressemblaient à des forteresses sur l’eau. L’une d’elle disposait de quinze voiles frisant les quatre cents pieds de haut ; une autre n’en avait aucune, traînée par quatre rangées de croiseurs, enchaînés par des cordages aussi larges que des troncs de grands chênes. 

Les Avazen y avaient bâti des lotissements, des dojos, des auberges, voire des palais.

***

Sur l’arche Berosswald, les rues et les toits animés de festins voyaient le retour triomphant des conquérants de Wallah Faya. La plupart d’entre eux ralliait la grande auberge construite à la base d’une voile : derrière les volets battants de l’antre obscure, les flammes des lampes torches, alignées sur tous les murs des trois étages, se faisaient témoins d’une euphorie avinée aux rythmes des caissons de cryptomicrons hauts comme trois hommes, larges comme deux. 

Les liqueurs d’amabaz[4] et les fûts de mousseux se vidaient à bon rythme, aussitôt remplacés par les travailleurs esclaves qui assumaient leurs tâches contre une nuit hors des geôles. Ramenés des contrées conquises, les hommes étaient souvent battus pour amuser les meutes ; les femmes ne pouvaient rétorquer aux harcèlements tactiles des soiffards, galvanisés d’intentions perverses, et se heurtaient à la violence des guerrières si la jalousie ou l’envie leur prenait. 

Quant aux Avazen pris par la transe, ils se plongeaient dans une danse, synchrones, secouant leur tête de gauche à droite, jouant des épaules. Au milieu de la ronde, certains qui ne pouvaient plus tenir en place se donnaient en spectacle. L’intensité grimpa jusqu’à ce que le réputé Malaz fasse son entrée sur la piste. « À la gloire des tribus de l’Athän », cria-t-il, hilare, bousculant de sa bedaine massive le premier baladin sur sa route. La scène de convivialité se transforma aussitôt en pogo[5].

Kalah et Shrïn regardaient le rite déchaîné depuis la balustrade boisée de leur mezzanine. Ils observaient la foule avec des regards sensiblement opposés, à la douceur d’une lumière tamisée contrastant avec les battements agressifs. Xhilna et Hanän profitaient de la soirée à leurs côtés ; Ryzmo et leurs plus proches compagnons d’armes se chambraient au jeu des dés à une table installée plus loin. Parmi eux, l’implacable Nyzar soignait toujours son œil fendu. Lorsque la douleur se faisait trop vive, il jetait un regard suspicieux à Shrïn, lui qui avait décidé de faire prisonnier son jeune bourreau, plutôt que de l’achever pour venger ses compagnons morts ou blessés. 

Le Meid’Dön se jura de s’occuper lui-même de ce jeune homme, lorsque le Deikh aurait le dos tourné.

Kalah, habillé d’un pantalon noir en cuir et d’un haut de tissu brun dont l’absence de manche laissait admirer le détail de ses bras musculeux, caressait de ses doigts le joyau noir qui pendait à son collier. Accoudé à la balustrade, il riait du grabuge causé par Malaz. 

Shrïn, assis dans une posture droite au bord du large divan qui dominait la mezzanine, fixait la scène à l’affût du moindre débordement. L’homme aux yeux perçants dissimulait un bouillonnement intérieur que sa discipline ne laisserait pas échapper. Il y avait une règle tacite entre Avazen : ils ne pouvaient pas s’occire entre eux sans avoir décidé d’un Gozcazz[6], à la vue d’importants témoins. Si l’un de ces subordonnés profitait de cet attroupement pour régler querelle avec un compère, Shrïn ou Kalah auraient le droit de l’exécuter, pour l’exemple. 

À ses pieds, le Deikh Nemara gardait, rangé dans une épaisse besace, un artefact capable de rétablir l’ordre en une fraction de temps.

– Le son ne les a pas encore transformés en animaux, dit Hanän, qui ressentait la tension ambiante.

Issus de la même terre natale, l’ancienne Doa, Shrïn et Hanän partageaient une même culture et la promesse d’une union. Devenue une sentinelle talentueuse et agile sous sa coupe, Hanän tentait d’attirer plus que de l’approbation, mais Shrïn était bien trop concentré sur son rôle pour s’octroyer une compagnie plus intime. Le visage fin de la belle et le maquillage envoûtant prolongeant ses yeux bridés n’y faisaient rien. 

« Je ne pardonnerai aucun manque de maîtrise en cette aube de triomphe », rétorqua finalement le Deikh, sans quitter sa surveillance. Tous ces hommes et femmes avaient à ses yeux oublié leurs origines sur la voie des Avazen, passant de victimes à bourreaux sous la coupe de leurs envahisseurs. Absorbés par cette identité fondée sur la souffrance et le deuil, ils jouaient aux camarades, à la ville ou sur le champ de bataille. Ou peut-être le devenaient-ils vraiment ?

Shrïn était convaincu de trouver un sens à sa vie dans les conquêtes avazen. Si des souvenirs de la lointaine Doa continuaient parfois de le hanter, il avait succombé à la vie offerte par l’élite des rangs avazen.

Le grabuge dans la ronde dansante se calmait. Shrïn se remémorait les préceptes qu’il avait appris de l’Empire pour pallier sa frustration de n’avoir pas eu à agir.

– Souris Shrïn, on va croire que tu veux débattre avec le Koncil[7], chambra Kalah de sa voix chaleureuse.

D’humeur avenante, le Deikh Oberzheim redonna le sourire à Hanän et attira le regard sévère de Xhilna, assise en tailleur à la bordure du long divan. Le grand brun aux mèches rouges s’affala au centre du banc de coussins, entre Hanän et son inflexible camarade. « Bon ! Tu ne comptes pas te détendre avant de faire le bilan c’est ça ? ».

Ce dernier se tourna vers lui, le regard songeur :

– Ce n’est pas exactement ça. Le bilan sur Wallah Faya est inintéressant.

– Oh, tu es donc resté dans les vertes contrées de Nygönta, sourit le Deikh Oberzheim en entourant de son bras les larges épaules du Deikh Nemara. Aaaah, j’ai beaucoup aimé mon périple pour rejoindre leur capitale, mais ce qui m’a le plus impressionné, c’est le carnage pour réduire au silence cette tribu du fleuve… Athän c’est ça ? – Kalah leva les yeux, d’un air ébahi – Il y avait des hommes valeureux là-bas.

– Mais nous n’avons pas pu récupérer beaucoup de prisonniers sur les tribus athaniennes, en plus d’avoir perdu beaucoup des nôtres dans la bataille. Nous n’aurons pas le temps de former de nouveaux soldats avant la fin de cette expédition. 

–Tu penses que nous tenons un rythme trop intense ? Regarde ces hommes en bas et écoute cette musique. Depuis qu’on a fait le plein de cryptomicrons dans l’océan central, cette armée est déchaînée. Nos hommes peuvent en terrasser dix avant d’avoir ne serait-ce que l’émergence d’un doute.

– Sans compter les quelques îles que nous rencontrerons sur le chemin, il nous reste la Terre-Portuaire à la sortie de l’Orr Ozfazi et le Navire-Monde Avaloz Tri lorsque nous remonterons vers l’est, soit les deux plus gros morceaux de notre traversée. Qui plus est, tu as révélé aux conseillers du Larj que le souverain de Nygönta avait utilisé une cryptoradio à longue portée pour communiquer nos intentions à ses semblables des mers du sud. Si nous partons du principe qu’ils sont en train de se préparer, nos déchaînés ne feront sûrement pas le nombre. On devrait commencer à la jouer fine, Kalah.

– Va dire ça au Larj, maintenant qu’il a reconquis son ancienne terre, il sera peut-être moins irritable.

– Lorsque je regarde le résultat sur Wallah Faya, j’en doute, rétorqua Shrïn.

Lassée de ces palabres, Xhilna toisa de ses yeux bleus la vaine tentative de Kalah pour susciter l’enthousiasme chez Shrïn, puis se leva. La guerrière venue d’Alixen, dépêchée par le seigneur Sullhizer en personne pour épauler son fils, secoua ses longs cheveux blonds nattés qui descendaient au niveau de son ceinturon, effleurant la garde de son sabre. La pénombre envahissante camouflait ses quelques rides. 

– Tu vas où comme ça ? Notre conseil du matin te désintéresse aussi ? questionna Kalah.

– Rien ne ressemble à un conseil dans ce vacarme, répliqua-t-elle en tournant les talons. Je me retire de cette foire pour boire dans une atmosphère plus apaisante. Mais je garde un œil sur toi, jeune Oberzheim.

Kalah esquissa un sourire en l’observant disparaître dans l’angle de l’escalier.

– Cette femme te rappelle chaque jour que tu ne devrais pas être ici, Kalah, dit Shrïn, plus expressif. 

– Elle me rappelle chaque jour mon but, Shrïn. Ma Zfrazim[8] me fait assez confiance pour mener certaines missions en solitaire, bientôt, elle oubliera ce pour quoi elle me surveille pour se ranger à mes côtés.

Kalah se servit un bon verre de liqueur d’amabaz et le porta à ses lèvres. Son regard était droit et fier, débordant d’ambition. Shrïn y décelait trop de malice :

– Ton clan a si peu de dignité à tes yeux ?

Kalah dévisagea son homologue et repensa ses mots : il était vrai que si une guerrière respectée d’un puissant de ce monde manquait à son devoir, elle apporterait le déshonneur à son Royaume. « Je trouverai un moyen », conclut-il en reprenant une lichée de son breuvage.

Une ombre grossière apparut de l’escalier. « Mais qui voilà ?! Ne serait-ce pas Ô mes Deikhz en pleine réunion ?! », s’exclama Malaz, traînant son ivresse à la table de ses supérieurs. Lorsque Hanän posa ses yeux sur lui, elle fut prise d’un hoquet de dégoût. La peau du molosse était sale, poilue, déformée par les cicatrices et les boutons. Le groupe des guerriers cornaqués par le Meid’Deikh Ryzmo et Nyzar l’énucléé jaugèrent les intentions du Dön avant de retourner à leurs activités. Malaz était fou et sanguinaire, mais respectait les codes.

– Tu n’es pas le bienvenu Malaz, je te somme de redescendre, ordonna Shrïn d’une réprimande froide et sans faille. 

– Que nous vaut ton salut mon gros ? s’esclaffa Kalah, rompant avec la tension soudaine.

– Ah, heureusement que vous êtes là Kalah, je voulais juste savoir ce que le Deikh Nemara comptait faire de l’ange ?

« De quoi ? », s’étonna Kalah, levant son sourcil droit. Shrïn, flegmatique, se leva, prenant sa besace dans le mouvement, et demanda d’un geste à Kalah d’en faire autant. Hanän en profita pour s’effacer de son côté, sautant au-dessus de la balustrade pour atterrir sur le parquet dans une roulade pour amortir la chute. Ainsi, elle évita de passer à côté de cet ignoble géant :

– Lorsque je disais que je ne pensais pas exactement au bilan, je pensais plutôt à ça... Mais l’ange, Dön Er Guzt – Shrïn se tourna subrepticement vers Malaz, puis fixa les escaliers –, ce n’est pas lui... et si ça reste une belle prise, je te somme de ne pas toucher un seul de ses cheveux.

Les oreilles de Nyzar sifflèrent de plus belle en écoutant. Lui et ses camarades se regardèrent, incrédules. Malaz décela cette gêne et jeta un sourire carnassier aux cinq guerriers de la table du fond. 

 – Tu es en train de me dire que tu dissimules une piste sérieuse ? C’est que tout ceci devient intéressant, s’enjoua Kalah.

– Viens avec moi, tu te feras ta propre idée, énonça Shrïn.

[1] Croiseur(s) avazen : cf. Glossaire/Artefacts-Mécaniques. Une embarcation de bonne taille à la coque racée et disposant de plusieurs tonnomoteurs pour une navigation à haute vitesse. Les croiseurs avazen servent aux raids maritimes, au transport d’armée ou de foule, ou encore au tractage de certaines arches par un système de cordée.

[2] Cryptomicron(s) : cf. Glossaire/Artefacts-Mécaniques. Un ou plusieurs imposants caissons de musique reliés à une machinerie complexe, issue des civilisations les plus avancées. Le cryptomicron permet de diffuser sur hautes fréquences des rythmiques et mélodies qu’aucun instrument ne peut reproduire.

[3] Arche(s) avazen : cf. Glossaire/Artefacts-Mécaniques. Un navire gigantesque. Sa taille, son apparence et ses utilisations varient d’une construction à l’autre. Les Avazen vivent en majorité à bord de ces mastodontes des mers.

[4] Liqueur(s) d’amabaz : cf. Glossaire/Confections. Un alcool confectionné à partir de grappes d’amabaz, des fruits de vignes réputés pour leur aspect en goutte et leur finesse. Les préparations liquoreuses présentent une couleur jaune pâle et un goût acidulé, mais gare à l’ivresse (les liqueurs d’amacolj font entre 20 et 25° d’alcool).

[5] Pogo(z) : cf. Glossaire/Civilisations. Une activité grégaire dont le but est de se bousculer en nombre, parfois dans de grandes rondes formant des maelströms, au rythme d’une musique. Cette activité est favorisée dans certaines tribus ou corps d’armée pour se préparer à une bataille ou se défouler après une victoire.

[6] Traduction Dikkèn - Gozcazz : Combat

[7] Koncil(z) : cf. Glossaire/Civilisations. Dans l’Empire Avazen, le Koncil est un conseil des Ariztaz, qui peuvent convoquer des influences extérieures pour débattre sur des sujets actuels, souvent liés à la géopolitique et aux affaires liées au pouvoir.

[8] Note sur les Zfrazimz : cf. Glossaire/Civilisations. En Alixen, les Zfrazimz sont les familles régnantes des duchés ou du Royaume. Elles se disputent le trône, parfois dans le sang.

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