Chapitre 25 : Le chasseur et l’alchimiste
– Quand tu auras fini de parler dans tes rêves, n’hésite surtout pas à te réveiller ! s’exclama Deön.
Sa voix ôta Lonka de ses songes.
Elle se sentit moite et fiévreuse en reprenant conscience. Ses joues étaient rougies et humides, mais cette fois, elle n’arrivait pas à se souvenir pourquoi. Elle palpa le lit rigide où elle avait passé une moitié de l’après-midi à sommeiller, se découvrant des draps chauds. Elle avait gardé cette robe qui faisait deux fois sa taille, le bas du tissu s’emmêlant autour de ses pieds. Elle avait du mal à se dégager, se frottant le visage, la nuque et les bras, parcourus de frissons.
Les spasmes redoublèrent d’intensité lorsqu’elle se mit à bailler.
Deön patientait en face de cette inconnue qui occupait son lit. Il avait éclairé la chambre de ses néons bleus, ce qui ne semblait pas gêner le sommeil de la jeune fille. Elle préférait les rayons du soleil pour reprendre ses esprits. « Où suis-je ? » demanda-t-elle finalement. Deön se racla la gorge et roula des yeux. À la vue de son attitude, Lonka retrouva la mémoire. « Tu es dans mon lit et d’ailleurs, c’est la dernière fois, car je t’ai préparé une autre couchette. », répondit-il finalement, sur un ton sec.
– Deön ? questionna Lonka d’une voix encore fluette.
– Bravo ! Allez maintenant lève-toi !
Deön tira la couette en même temps qu’un bout de la robe de Lonka. « Arrête ! j’ai le pied coincé ! », s’exclama-t-elle, tirée de force hors du lit. Se retrouvant fesses à terre, elle jeta un regard noir à son interlocuteur, qui lui tourna le dos et s’éloigna. Il activa l’ouverture de l’holoporte, qui se désintégra dans une vague de lumière bleue, puis invita Lonka à sortir d’un signe de la main, affichant un large sourire mesquin à la lumière du jour.
– Tu n’étais pas censé être parti après qu’on t’ait “renversé du bois sur la tête” ?
– Je suis parti faire ma chasse, comme chaque jour, répondit-il, faisant mine de ne pas comprendre.
– Pourquoi as-tu voulu me frapper avec cette planche ?
Deön se frotta les yeux, bien ennuyé de devoir utiliser sa précieuse salive à nouveau. « Bon, Lonka, je veux bien essayer de t’expliquer deux trois principes, mais une fois que tu sortiras de ma chambre ». Cette dernière considéra ses propos, puis décida de se lever. Elle sonda la pièce d’un regard précautionneux et avisé. Une démarche qui prenait du temps, attisant l’impatience de son interlocuteur :
– Heu… Tu fais quoi ?
– Parmi tous ces objets, il n’y aurait pas quelque chose pour découper ?
Deön tiqua un instant puis, résigné, se mit à chercher à son tour.
Il s’avança au centre de son bazar et poussa les objets par de petits coups de pied. Lonka observait ses mimiques. Elle peinait à se méfier d’un énergumène aussi désorganisé et peu soigneux. Deön faisait le moins d’effort possible pour bouger sa silhouette trapue. Il parvint à extirper un objet dans la pénombre. « Tiens, voilà des ciseaux », exposa-t-il en les lui tendant.
L’ustensile, composé d’une paire de ferrements plats articulés l’un sur l’autre par deux poignets, ne fit pas réagir de suite Lonka. Deön mima alors le mouvement de découpe. Enfin, la jeune fille se souvint d’un objet similaire, quoique bien plus large et menaçant. Elle ne put cacher son sourire de satisfaction en le prenant entre ses mains, baladant son regard entre la mine fermée de Deön et les décorations sur les manches de l’objet.
Elle s’affaira à découper sa robe à hauteur de genou, rythmée par les maugréassions de Deön. Sans dire mot, elle le suivit ensuite dans le couloir. Elle se montrait bien plus dégourdie les jambes libérées de ce surplus de tissu.
Deön prit le chemin opposé de la dernière fois, emportant Lonka dans une autre section du temple. Elle jeta un coup d’œil vers le paysage ébauché derrière ces “vitres”. Je me rappelle ce mot, il me l’a dit hier ! ou ce matin ? Lonka tiqua. Elle se rendit compte qu’elle n’avait aucun repère temporel après son réveil sur cette île aux nuages dorés :
– Deön ! On est quel jour ?
Alors qu’il s’apprêtait à bifurquer vers une passerelle, Deön s’arrêta. Les portes coulissantes du portique restèrent ouvertes, attendant le passage des deux habitants alors que la chaleur de l’extérieur abondait au seuil de la sortie :
– Dis-moi Lonka, tu te bases sur quel calendrier pour me poser cette question ?
– Un calendrier ?
– Bon… La dernière fois que tu étais sur Nygönta, c’était quel jour pour toi ?
– Heuuu… Je crois que… hésita longuement Lonka en sondant les dalles du plafond, sans trouver de réponse.
– Tu me demandes quel jour on est alors que tu n’as aucune notion de date ?
Deön et Lonka se dévisagèrent. Cette dernière se sentit de nouveau fiévreuse, brouillée par sa perte de mémoire.
– Bon, reprit Deön après avoir soufflé un bon coup. Si nous nous basons sur le calendrier d’Avaloz qui régit les océans du sud en majeure partie, nous sommes le deux cent quarantième jour de la cent dix-neuvième terravolution. Tu as compris ?
– Oui.
– Très bien.
– On s’est vu ce matin, après que tu aies dormi deux jours ici, comme si ta balade dans l’océan ne t’avait pas suffi. Et là tu viens encore de dormir six gradas entières. Tu as compris ?
– “Océan” ? Comment ça ?
– Très bien.
Deön sortit du corridor, suivi de Lonka. Sa démarche penaude illustrait son incompréhension totale des dires de son interlocuteur.
La température, agréable autant sous le colosse enflammé qu’à l’ombre, vint panser son début de mal crânien. Elle sentit son corps revivre au contact de l’air libre.
Elle jeta un coup d’œil vers le ciel qui, comparé à ce matin, était totalement obstrué par un gigantesque dôme de feuillage. Cette structure formait une bulle protectrice autour de la baie et un bout de la falaise, disparaissant derrière le sommet de la falaise. « Comment est-ce possible ? », demanda Lonka, les yeux grands ouverts.
– Pour la faire courte, Vaä peut modifier la matière, c’est ce que certains neuneus de la région surnomment un alchimiste.
– Wouah, et il y a beaucoup d’alchimistes comme lui ?
– Alchimiste ne veut rien dire, du moins sur les mers du sud. Certains prétendent avoir ce savoir, mais ça n’a rien d’un savoir. Vaä est un être créé pour pouvoir faire ça.
– Un être ?
Deön ignora la question de Lonka, qui commença à se sentir ridicule d’en connaître si peu.
Il s’avança au centre de la plate-forme et longea le trou creusé en carré qui l’occupait pour rejoindre un bloc de commandes jouxtant l’embouchure. Lonka le regarda bidouiller deux manettes et activer un levier. Un bruit rauque et mécanique résonna dans la bâtisse. Elle eut quelques instants l’illusion que la paroi rocheuse dans laquelle le temple était incrusté se déformait.
– Et toi Deön ? Tu peux faire des “alchimistes” comme Vaä ?
– Non, mais je peux faire d’autres choses, exposa-t-il en observant le monte-charge s’acheminer vers la plateforme. Sur Suän Or, on me considère comme un chasseur, car je m’occupe de ramener du gibier pour les commerces locaux, en échange de vivre et de tranquillité.
Le monte-charge arriva au niveau de Deön et Lonka, rebouchant le trou au centre de la plate-forme. Lonka admira la machine à l’œuvre, mais n’osa pas demander des explications sur son fonctionnement.
– Depuis quelque temps, la Milice a décidé qu’on ne serait plus tranquille, reprit Deön. Alors je ne t’emmènerai pas faire un tour aujourd’hui.
Perturbée par ces mots, Lonka resta silencieuse. Le monte-charge trembla au moment d’amorcer sa descente, faisant tressaillir la jeune fille qui se raccrocha au bras de Deön.
– Pardon, désolée, insista-t-elle en le relâchant.
– Tu t’excuseras moins lorsque tu comprendras pourquoi je te fais descendre.
Lonka fixa son hôte d’un regard suspicieux, puis tourna la tête vers le décor qui s’offrait à elle. L’eau de la baie reflétait la verdure du dôme. Les chariots volants étaient alignés près d’un amas rocheux et l’un d’eux avait l’air particulièrement garni à son bord. Deön semblait avoir ramené du gibier pour dix jours au moins. En plissant un peu plus les yeux, elle parvint à discerner les contours d’une bête qu’elle n’avait jamais vu. Un fauve mort, la gueule grande ouverte, dont les canines proéminentes pointaient vers les hauteurs du domaine.
Le monte-charge s’arrêta au pied de la falaise, plongé dans l’ombre agréable et rafraîchissante. « On y est presque, suis-moi », exposa Deön. Il reprit la marche à un rythme soutenu sur le pourtour de la baie. Lonka ne se fit pas prier, excitée à l’idée de voir la diversité du gibier sur le bateau :
– Deön, tu pars chasser tous les jours ? questionna-t-elle en cours de route.
– Oui, pourquoi ?
– Tu as l’air de ramener beaucoup de nourriture, si tu me dis que la Milice ne te laisse pas tranquille, tu pourrais rester à l’abri quelque temps avec toutes ces réserves.
Le chasseur fit mine d’y réfléchir, puis haussa les épaules en signe d’affirmation.
Ils rejoignirent le bout de la rive en sautant de petit rocher en petit rocher. Arrivé à la coque du chariot volant, Deön sautilla pour atteindre l’échelle à déplier. « Tu dois faire ça chaque jour aussi ? », demanda Lonka, un sourcil levé.
– Tu–commences–à–m’embêter avec tes questions, fustigea-t-il, d’un rebond à l’autre.
L’échelle se déplia enfin et Deön s’empressa d’y grimper, comme s’il voulait fuir une nouvelle question. Lonka hésita quelques instants à monter, puis se rappela qu’elle voulait voir les prises du chasseur de plus près. « Oh ! Tu montes ?! », empressa la voix de Deön depuis le pont du navire.
Lorsque sa tête dépassa du bord, Lonka put admirer l’étendue des récoltes : il y avait ce félin aux canines géantes, pourvu de trois queues et d’un pelage brun. « Ça, c’est un sligre », expliqua Deön après avoir observé où le regard ébahi de la jeune fille se tournait. Il y avait ces oiseaux plus courts sur pattes que les glaùs, leur tête ressortant des plumes avec une jolie crête rouge pour certains. « Ça, ce sont des volïs[1] ». Il y avait des rongeurs à forte corpulence malgré leur petite taille. « Des rogondes[2] ». Il y avait de petits bovins, à mi-chemin entre un bobön et un glazon juvénile. « Des glazons ».
– Ah non ! les glazons ça ne ressemble pas à ça, Deön ! fustigea Lonka.
– Les glazons ont leur particularité selon les régions. J’imagine que toi tu parles des gros glazons racés que l’on trouve plus au nord, alors appelle-ça un glazon-nain si tu veux.
Glazon-nain, ça me va mieux, pensa Lonka. Deön s’affaira à rassembler les vivres. Une fois fait, il posa ses fesses sur le corps sans vie du sligre. Il semblait pensif :
– Pourquoi tu en as tué autant ? questionna Lonka.
– Fallait que je me défoule. Retrousse-toi les manches car j’ai besoin de toi pour remonter tout ça.
– Mais il y en a beaucoup trop !
– Ce n’est pas grave, on le fera en plusieurs fois.
Il y eut un instant de silence, à peine parasité par les mouvements de flottaison des bateaux qui se cognaient de temps à autre contre les amas rocheux.
Lonka rejoignit finalement Deön sur la carcasse du sligre. Sa tête encore embuée de questions et de réminiscences mélancoliques, elle perdit son regard sur cet amas de gibier. Les cadavres étaient pour la plupart percés d’une flèche que le chasseur avait soigneusement retirée sur le chemin du retour, mais certains, à l’instar du sligre à demi éventré, présentaient des plaies plus béantes. Soudain, elle se rappela du fleuve Naga, des membres tranchés flottant à la surface, de ce grand barbare aux yeux bridés et au joyau noir qui avait capturé son frère, de sa horde qui l’aurait sûrement égorgée, ou pire, si elle ne s’était pas jetée au milieu de son peuple démembré.
Les sensations revenaient, et Lonka enfouit ses yeux dans les paumes de ses mains pour tenter de bloquer les larmes. Deön la regarda en fronçant les sourcils.
Lorsqu’elle se calma, le chasseur se racla la gorge avant de parler :
– Ce qui s’est passé sur Nygönta, c’est la première fois que tu étais confrontée à ça ?
Lonka fut surprise par cette soudaine attention et fit les yeux ronds. Ses joues rougies et ses prunelles livides, elle n’osa pas regarder son interlocuteur dans les yeux :
– Je crois bien. Mon père a fait la guerre, mais avec ma mère et mon frère, nous sommes restés sur Jovoko... Enfin, je crois que ça s’appelait Gata No Java à l’époque.
– La première fois est toujours douloureuse, mais tu t’y habitueras, concéda Deön.
Lonka se tourna vers lui, surprise de plus belle. Le chasseur avait le regard plongé sur ses mains, comme s’il y voyait encore du sang dessus.
– Ça faisait au moins dix terravolutions que je n’avais pas eu vent d’une croisade Avazen, reprit Deön. Mais ça me surprend que ton peuple ne se soit pas prémuni de cette éventualité…
– Comment ça ? questionna Lonka d’une voix faiblarde.
– Tu as vécu sur la terre ferme, je pense que tu ne mesures pas ta chance, et ton peuple non plus ne l’a pas mesurée. L’océan recouvre la quasi-totalité de cette planète…
– Planète ?
– Cette Terre ! Ça te va si je dis cette “Terre”, tu comprends ?
– Heu oui oui, pardon… Mais comment tu sais autant de choses ?
– Dis-moi Lonka, depuis combien de temps tu as conscience d’exister ?
Lonka considéra la question et réfléchit. Pour elle, sa vie avait commencé lorsqu’elle avait rencontré son père. Mais elle avait compris depuis qu’un humain naissait du ventre d’une mère. Elle savait que ni Jennän ni Jewesha étaient ses véritables parents, mais ils faisaient tout de même partie du centre de son monde. Puis il y a eu Jorïs, son petit frère... Elle se rendit compte qu’avant de porter Jorïs dans ses bras, le reste de sa vie était flou. Ce petit être devenu un fort et beau garçon lui avait apporté de la couleur et des émotions :
– Je crois que je vis depuis un certain temps… J’étais là avant les Nations de Nygönta, j’étais là avant la guerre de territoire, j’étais là avant la “traversée de l’est”. Je crois que je ne grandis pas à la même vitesse que les autres, si tu voyais mon frère aujourd’hui tu pourrais croire que c’est lui le premier.
Lonka affichait un sourire doux et triste.
– J’ai longtemps pensé que vivre des centaines de terravolutions sans vieillir était le plus beau des miracles, mais en vrai, c’est un véritable cauchemar.
Lonka tiqua, fixant Deön d’un œil incrédule. « Tu vis depuis des centaines de terravolutions ? ». Deön se releva sans répondre, s’emparant d’un glazon-nain dont la langue inanimée pendait de tout son long. Il posa le cadavre sur son épaule et reprit un air sérieux :
– Normalement c’est Vaä qui m’aide à transporter le gibier, mais cet après-midi il n’est pas là, alors c’est toi qui t’y colles, la vieille.
« Eh, où est-ce que tu vois une vieille ici ! », Deön l’ignora une nouvelle fois et sauta par-dessus bord avec le glazon-nain sur l’épaule. « Envoie-moi le reste, j’irai chercher un transporteur après », somma la voix du chasseur.
Lonka pouffa et inspira un grand coup. Elle se releva et s’empara à son tour d’un glazon-nain. L’animal pesait de tout son poids mort, mais elle ne rechigna pas. Toutefois, elle se demanda comment elle pourrait s’y prendre avec ce massif “sligre brun”.
Pendant qu’elle faisait passer le cadavre de la bête par-dessus bord, une nouvelle question lui vint en tête :
– Mais je ne comprends pas Deön, vous devez rester cachés et Vaä aussi est parti ?
– Oui.
– Mais il est parti où ?
– Aux abords de... – Deön se ravisa d’énoncer un nouveau terme compliqué – d’un territoire à cent cinquante lieues de mer au sud, pourquoi ?
– Mais c’est vachement loin !! s’écria Lonka. Il ne va jamais revenir.
– Ah si si, il revient en fin de journée ne t’inquiète pas.
Lonka essayait de s’imaginer comment il pouvait faire, s’emparant de quelques “volïs” au passage pour les balancer à Deön. Elle avait beau tourner le problème dans tous les sens, elle ne pouvait concevoir comment une telle prouesse était réalisable.
Même les chariots volants ne pouvaient pas parcourir cent cinquante lieues aller-retour en si peu de temps.
– Mais, comment il fait ? demanda-t-elle en poussant le cadavre de glazon-nain du bord.
Deön réceptionna la bête et la déposa sur l’amas de gibier derrière lui. Puis ses yeux se tournèrent vers Lonka, lui dévoilant son regard le plus sérieux possible :
– Il vole, pardi.
[1] Volïs : cf. Glossaire/Bestiaire. Un oiseau répandu issu de la famille des gallinacés. La volïs a un plumage brun volumineux et une tête dégarnie munie d’une crête rougeâtre au cou. La volïs est plutôt lente et ne sait pas voler. Les mâles sont reconnaissables aux liserés noirs sur leurs pattes et à une crête plus courte.
[2] Rogonde(s) : cf. Glossaire/Bestiaire. Un mammifère rongeur répandu près des cours d’eau où il bâtit son domicile avec des amoncellements de branches humides. La rogonde mesure à terme la longueur d’un pied adulte.
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