Chapitre 26 : Vers L’Orr Ozfazi

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Voguant à l’énergie de ses tonnomoteurs, tractée par deux cordées de croiseurs, l’arche Berosswald sillonnait l’océan, étonnamment plat à l’approche de l’Orr Ozfazi. En cet après-midi ensoleillé, ses occupants pouvaient admirer la lisière de nuages safranés, parsemés de scintillements d’or et de feu.

Une douce mélodie, contrastant avec les basses brutales des cryptomicrons, résonnait depuis la terrasse d’un des plus hauts bâtiments jouxtant le mât de la voile centrale. Confortablement avachi dans le creux que son corps imposant avait formé sur un large coussin, Kalah faisait glisser ses doigts sur une guitare sèche. Au fil de la sérénade, le jeune homme se remémorait les bons souvenirs des temps de paix. Son lointain Navire-Monde lui manquait. Les valses des moines tourneurs... le concert des cordes d’Alixen... Combien de terravolutions avaient défilé depuis ?

Face à lui, les collations étaient disposées sur une table de verre et les chaises vides attendaient leurs convives. Le Deikh Oberzheim avait troqué sa cape noire de jais et sa combinaison de combat contre une tenue coutumière au peuple de son père (des hauts de tissu beige brodés avec minutie pour dessiner des blasons en relief, et des bas de cuir brun). Pourtant, il s’attendait à recevoir un Ariztaz.

Une ombre améthyste perla au coin de son œil. L’écho des cryptomicrons parvinrent jusqu’à ses oreilles. 

Intrigué, Kalah déposa son instrument sur le côté du coussin, où reposait son canon aux crocs d’acier. À la vue de son arme fétiche, il esquissa un sourire, puis se redressa en prenant appui sur ses mains charpentées. Il resta accroupi le temps de se servir un thé au bon goût d’amabaaz, puis s’avança vers une bordure afin d’apprécier la vue :  non loin de là, les plus grandes arches de la Croisade paradaient vers leurs glorieuses destinées. Parmi elles, la gigantesque Noneimwald éclairait l’horizon doré de ses puissants éclairages violacés. Le Larj avait ainsi rebaptisé ce navire chimérique, façonné hors du temps, avant d’y prendre ses aises. Construite telle une chrysalide de titan, sa coque présentait des formes et des courbes onduleuses qui s’étalaient et s’enliassaient sur une distance de cinq grandes voiles. 

Une construction défiant l’imagination des hommes et des anges. 

Certains, à l’instar du Deikh Oberzheim, le savaient : le Larj Xoneineim ne résidait pas dans l’immense castel claustré à l’intérieur de ce cocon flottant, mais au sommet vertigineux d’un mât si grand que sa cime disparaissait à la rencontre des nuages bas. Là-haut, depuis sa hune exposée aux quatre vents, il pouvait apprécier le tableau d’un vaste pan du monde.

Kalah entendit des bruits de pas au-delà du muret de la terrasse. 

Deux à trois hommes s’approchaient depuis le toit sous-jacent (une autre partie de sa demeure). « Faites attention, mon seigneur », entendit-il alors que quelqu’un semblait grimper à l’échelle. « Uch... c’est plus de mes terras ces affaires... », il reconnut les plaintes de son aïeul, qui se hissa à son niveau, éreinté.

– Grand-père, votre santé reste admirable, dit le jeune Oberzheim dans un large sourire.

L’œil pétillant, il s’approcha de lui pour l’accueillir à bras ouverts. L’élu se redressa et dépoussiéra sa toge d’apparat, puis se retourna pour rassurer ses gardes d’un signe de main. Les rayons du soleil intensifièrent les scintillements des plaques de cuir, peinturlurés de cyan et de bleu marine, qui recouvraient son dos et ses épaules.

– Épargne-moi ces faiblesses, fils, répondit Oberztaz et repoussant l’accolade de sa paume tendue.

Kalah baissa les bras, mais garda sa mine bienheureuse. 

– Tes esclaves ne comptent pas se joindre à nous ?

– Ce ne sont pas mes esclaves, ce sont mes confrères. Je leur ai ordonné de nous laisser seuls.  

Le doyen des Oberzheim releva les manches brodées de sa toge et s’installa sur une chaise. Sans attendre, il empoigna une jarre pour se verser de l’eau fraîche.

Kalah s’assit en face de lui, prêt à entendre les revendications du sage :

– J’ai pu voir que ton roggarhammer[1] n’était pas rouillé, énonça ce dernier en portant ses prunelles sombres vers le canon aux crocs d’acier.

– Quant à moi, je pensais que ses chers habitants de la Nygön Zön t’avaient rapatrié avant les festivités.

– Ils m’ont proposé, j’ai refusé. Qui sait ce qu’il te serait arrivé en mon absence.

– Pas grand-chose.

– Ta condescendance m’énerve au plus haut point !

– Ola ! – Kalah aussi le ton à son tour, faisant taire l’Ariztaz, puis reprit son sourire en se versant un peu plus de thé – À mon souvenir, tes propos étaient bien plus doux lorsque nous nous sommes retrouvés.

– Kalah, est-ce que tu comprends au moins ce qu’il se passe ?

Kalah se tourna lentement vers son arme fétiche. Oberztaz suivit du regard l’attention de son petit-fils. Ce grand gaillard ne partageait ni la couleur de sa peau, ni les valeurs de son peuple, pourtant, un sentiment indescriptible le rattachait à cet enfant autrefois pataud et affable, aujourd’hui fort et prétentieux. À travers sa carrure, ses traits et ses mimiques, Oberztaz voyait en Kalah l’aura de son père.

– Dis-moi grand-père… pourquoi Sullhizer m’a transmis cette arme ?

 – Kalah, sais-tu à quel moment ton père est devenu un homme ?

Le Deikh Oberzheim tiqua et fixa son aïeul d’un regard sérieux.

– Lorsque ton père n’était qu’un enfant, nous avions été chassés de notre palais. Ce jour-là, il a vu un roggar[2]manger un homme... Malgré la famine et la déchéance, mon fils Sully devenait grand et fort. Pourtant, la seule évocation de cet animal le terrifiait… – Oberztaz prit une pause, le temps de boire quelques gorgées de son verre. Discrètement, Kalah roula des yeux – À douze terras il avait déjà connu l’excitation de la guerre, mais ce n’est que bien plus tard qu’il releva le plus grand défi de sa jeunesse.

– C’était donc un roggar qu’il a affronté dans cette arène ? 

Surpris, Oberztaz fit des yeux ronds. Face à la confirmation silencieuse de l’Ariztaz, le Deikh continua :

– Je crois qu’il nous a déjà raconté cette histoire. Je sais que mes frères n’ont pas eu cette chance, mais il n’était pas du genre taiseux avec…

Kalah se crispa. Des images sanglantes lui revinrent en tête, l’empêchant de finir sa phrase. 

– Elle te manque, n’est-ce pas ?

–…Rien ne me manque, dit-il d’une voix grave. 

– Que s’est-il passé, ce jour-là ?

Une ambiance sinistre s’installa, telle une chape de plomb au-dessus de leur tête. La colère s’immisça dans le regard du Deikh.

– Tu devrais plutôt demander, que s’est-il passé dans sa vie pour qu’il me fasse subir ce qu’il a fait ?

Oberztaz baissa les yeux.

– Tu m’as demandé pourquoi il t’avait transmis cette arme ? C’est parce qu’il croit en toi et que, tout comme lui, tu as des démons à affronter avant d’être enfin l’homme que tu dois être.

– Je suis l’homme que je dois être ! Vu que tu n’as pas l’air d’être au courant, ce n’est pas moi qui suis parti ! Il m’a poussé entre les mains de Kommogus, alors qu’Aslän et Markös naviguent à ses côtés. Ton charabia de vieux croulant, garde-le pour toi !

– Tes frères sont différents. Ils sont plus sages et malléables, mais ce n’est pas forcément ce qui attise la fierté d’un Oberzheim. 

– Bla-bla-bla. 

Kalah se recula sur sa chaise et croisa les bras. « Mon seigneur, tout se passe à votre souhait ? », résonna la voix d’un garde en contrebas. Oberztaz tourna un œil désabusé vers le fond de la terrasse, puis souffla un bon coup.

– J’ai échoué en tant que père... Un jour, tu te rendras compte que les erreurs de ton père sont aussi les miennes – À l’écoute de ces mots, Kalah fronça un peu plus son grand front, affichant une mine patibulaire –. Ce jour-là, tu comprendras aussi à quel point nous comptons sur toi.

Kalah souffla à son tour un grand coup. Il baissa les yeux vers sa tasse. Dans un mouvement saccadé, il claqua la table de verre de sa tasse, s’empara d’un godet incrusté de pierres et se servit au broc de liqueur. 

– Continue de parler, Ô grand Ozwal Oberzheim, ça m’intéresse, invita-t-il sur un ton froid.

– Ce jour n’arrivera pas si tu continues sur cette route. Cette Croisade du larj Xoneineim, c’est un suicide collectif !

– Tu rigoles ! Nous avons rasé deux archipels et tout l’est de la Nygön Zön. Il n’y a aucune trace de Navire-Mondes ici. Aucune trace d’Aizen-Encore ou d’Avaloz.

– Mais ça va arriver ! Je peux te dire, de source sûre, que si vous continuez avec ces exactions non autorisées, vous allez déclencher une réaction en chaîne que l’Empire n’est pas encore prêt à assumer !

Kalah s’esclaffa, au nez et à la barbe blanche du doyen des Oberzheim. Il but son godet cul sec, puis se leva d’un bond pour marcher jusqu’au centre de la terrasse. D’une mine défiante, il pointa du doigt la bande dorée.

– Tu vois ça ? Tu vois ce ciel ? Tu le vois n’est-ce pas ?

– Kalah... Écoute moi, ton roggarhammer ne te sauvera pas de ce péril. 

– Grand-père ! Nous voguons vers l’Orr Ozfazi ! Tu pensais que ce n’était qu’un rêve, mais non, cet océan existe ! Qu’est-ce qu’il peut bien nous arriver ?! Rien ! Nous avons les armes, nous avons les basses, nous avons la folie ! Regarde autour de toi, écoute ce son !

Oberztaz se leva à son tour, toisant son petit-fils d’un regard noir.

– Oui... Tu peux t’énerver, grand-père. Mais personne, ni toi, ni Xhilna, ni mon père ! Personne ici ne déviera ma route de ce chemin pavé d'exploits. Personne...

– Si tel est ton choix...

Kalah abaissa son bras et huma l’air. L’éclat sombre de ses prunelles s’estompa. 

– Oui.

– Sache que, si tu ne reviens pas de cette Croisade, Kalah, ta vie n’aura eu aucun sens. Elle ne sera qu’une ligne de plus dans l’histoire du grand Sullhizer.

Le Deikh Oberzheim répondit par un sourire barbare, dévoilant toutes ses dents.

***

« Gotèn ![3] », hurla le garde derrière les trois prisonniers enchaînés aux poignets et aux jambes. Deux d’entre eux avaient le visage tuméfié. Ils claudiquaient dans des râles de douleur. Le troisième, dépassant le cortège d’une bonne tête, marchait fièrement vers sa destinée, le corps intact.

Sa mâchoire avancée déformait les traits de son visage poupon et juvénile. Malgré son air candide, son corps massif rendait nerveux les Avazen qui l’entouraient.

Débarqués en cet après-midi radieux sur l’arche Berosswald, les trois enchaînés de Wallah Fayah s'apprêtaient à garnir les cales du navire géant. Arrivés devant l’accès vers les geôles, les guerriers de l’avant s’arrêtèrent et croisèrent leurs lances pour bloquer l’avancée.

De la pénombre de l’étroit corridor, la silhouette du Deikh Nemara apparut. Suivi de la vaillante Hanän, il s’achemina jusqu’au Meid’Dön qui chapeautait le groupe.

– Que s’est-il passé avec ces prisonniers ?

– Il y a eu du grabuge sur l’arche Urobosswald à cause d’eux, répondit le Meid’Dön. Tous les détenus issus de Wallah Faya en avaient après le grand à la mâchoire carrée.

Le Deikhs Nemara se tourna vers le captif. Ce dernier inspectait les environs d’un regard illuminé de curiosité. La guerrière aux yeux bridés s’approcha en sortant une dague de sa ceinture, mais le Deikh l’arrêta d’un bras tendu. Il s’avança devant le bellâtre, qui posa à son tour les yeux sur lui.

– Quel est ton nom ? demanda-t-il.

Surpris, l’enchaîné chercha ses mots.

– Il s’appelle "le bouseux", il ne mérite pas d’autre nom, exposa un des détenus à la gueule cassée.

– Ces deux-là ont voulu lui faire la peau au beau milieu de la nuit, poursuivit le Meid’Dön en désignant les deux éclopés. Comme vous pouvez le voir, ils n’auraient pas dû. Comme convenu, afin de garantir le calme au sein de nos geôles, on vous les offre.

– Comme convenu, oui... 

– Shrïn, cet individu ne m’inspire pas confiance, dit la guerrière à la dague.

– Nous n’avons pas besoin de sa loyauté pour l’instant. Qu’il se repose dans une cage et on verra, après.

– Au moindre faux pas de sa part, je l’équarrie en pièce, répliqua-t-elle sèchement.

Les gueules cassées se gaussèrent discrètement. Ils fantasmaient l’exécution de ce sauvageon. 

– Je n’en doute pas, Hanän, dit calmement le Deikh avant de fixer l’individu d’un œil perçant. Je te le redemande, quel est ton nom ?

– Le bouseux ! Va mourir bouseux ! ricana un enchaîné avant de tousser et hurler pour avoir ravivé la douleur de ses côtes fêlées.

– Qu’on leur fasse couper la langue, rétorqua le Deikh et visant l’impertinent d’une prunelle assassine. 

– Le bouseux, ça me va bien moi, objecta finalement le jeune golgothe à la mâchoire carrée, dévoilant sa voix claire dans un sourire bienheureux.

[1] Roggarhammer(z) : cf. Glossaire/Artefacts-Mécaniques. Une arme portée au poing et munie d’un canon sculpté en forme de tête de roggar. Son tir consiste en un souffle dévastateur, tiré grâce à un engrenage de turbines à haute technologie. Il existe très peu d’exemplaire de cette arme dans le monde, la majorité échouant à la famille Oberzheim qui en a commandé la création.

[2] Roggar(z) : cf. Glossaire/Bestiaire. Un mammifère carnivore de la famille des félidés. Le roggar vit en meute avec un système de mâle dominant. Seules les femelles chassent. Les races de roggar sont diverses selon le milieu dans lequel elles évoluent. L’espèce commune se trouve dans les régions chaudes avec de grandes savanes, comme sur le Continent-Monde, mais les grands roggarz blancs, reconnaissables à leur forte corpulence et leur pelage blanc à crinière grise, sont tout aussi réputés.

[3] Traduction Dikkèn - Gotèn ! : Avancez !

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