Chapitre 27 : Dogerez Jorïs !
« Keuf keuf keuf », les toux grasses des autres détenus arrachèrent Jorïs à son sommeil. L’obscurité, la crasse et les odeurs nauséabondes irritèrent autant sa vue que ses narines.
Il entendait parfois certains uriner ou déféquer dans leur cellule, à la vue de leurs codétenus, et se sentait rassuré d’occuper sa geôle à lui seul. « J’en peux plus, je veux mourir », pouvait-il entendre à travers les couloirs. « Ne t’inquiète pas, ils viendront chercher le jeune humarion ». « C’est à cause de lui qu’ils ont attaqué Nygönta ». « Je vois qui c’est, sa sœur était bizarre, on raconte qu’elle porte des cornes de démons et utilise des pouvoirs maléfiques ». « Ce n’est pas sa sœur, tu les as entendus ? C’est un être qui nous a apporté la désolation, elle n’avait rien d’une humaine ». « On aurait dû la brûler vive, rien de tout cela ne se serait passé ». Depuis les passages des Deikhz Nemara et Oberzheim, les chuchotements avaient redoublé dans les cachots et leurs sujets favoris se trouvaient être sa soeur et lui.
Tout semblait être de leur faute.
« Eh, pssst », Jorïs entendit une voix l’appeler depuis la cellule voisine. Le garçon s’approcha du mur et y colla son oreille. La paroi froide le fit frissonner. « Jorïs, tu m’entends ? », ce dernier sentit une vive chaleur empourprer ses tempes. Il ne reconnaissait pas cette voix masculine :
– Qui êtes-vous ? questionna-t-il sur un ton agressif.
– Dans mon village on m’appelait le bouseux, car j’ai toujours vécu un peu à l’écart... on dirait que toi aussi…
– Comment connaissez-vous mon nom ?!
– Bah… les autres prisonniers ont parlé de toi tout à l’heure et il me semble qu’ils continuent.
Jorïs baissa les yeux, de honte, vers la pierre que lui avait laissée le Deikh Nemara la veille. Le petit point rouge symbolisant sa personne battait timidement au milieu du socle. Aucun autre signal ne l’avait rejoint jusqu’à maintenant.
– T’as l’air d’être de première importance pour les grosses brutes du coin, peut-être que si tu tentais de t’échapper ils te…
– Déjà fait, pesta Jorïs, regardant avec colère le sol, couvert à certains endroits de sa pisse séchée.
– Oh, je ne savais pas… Je suis enfermé ici depuis peu.
Jorïs se tut, réfléchissant aux propos de l’inconnu. Il se redressa et s’adossa au mur de sa cellule. Finalement, avoir un peu de conversation avec un compagnon de galère lui allait :
– Tu viens d’où ? demanda le jeune Augüs.
– Je viens de Kiklebe, sur Wallah Faya. Si je comprends bien, cette croisade Avazen descend vers l’Orr Ozfazi, donc ils ont dû attaquer l’île-continent avant. Tu viens de là-bas n’est-ce pas ?
– D’où ?
– L’Île-Continent, la Nygön Zön, la “Terre des longs fleuves”, ça ne te dit rien là ?
– Oh… Oui, je viens de Nygönta. Je ne savais pas que ma terre avait d’autres surnoms, chuchota Jorïs. Qu’est-ce que l’Orr Ozfazi ?
– Si t’arrives à sortir ici dans les prochains jours, tu comprendras par toi-même…
Un bruit de pas dans le couloir et l’éclairage subit d’une lampe torche mit fin à leur conversation. Jorïs cacha la pierre sonar et se recula au fond de sa cellule, faisant crisser ses chaînes sur le sol. Faites que ce ne soit pas l’autre fou… pria-t-il. Il vit toutefois une silhouette bien différente des deux Deikhz s’approcher.
C’était une femme, de taille moyenne, aux longues jambes et à la taille fine. Jorïs leva les yeux vers celle qui s’arrêta au seuil de son cachot. Le flambeau qu’elle brandissait éclairait sa peau blanche, comme maquillée de farine. En croisant son regard en amande, Jorïs se demanda si ce n’était pas la sœur du Deikh Nemara. « Bonsoir, j’imagine que c’est toi Jorïs ? », questionna-t-elle d’une voix ne suscitant aucune menace.
Avant que le jeune homme ait le temps de répondre, la gardienne ouvrit l’accès à sa cellule, faisant coulisser les barreaux. « Lève-toi, ce soir c’est ton tour… »
Quelques murmures s’élevèrent dans les geôles. Les autres prisonniers devaient se réjouir de le voir partir. Qu’allait-il se passer une fois en haut ?
La gardienne se posa à côté de lui et s’accroupit. Un parfum sucré émanait de son cou, contrastant avec la puanteur ambiante. En deux tours de clé, elle libéra une partie des chaînes qui clouaient le garçon sur place. Seules ses mains restèrent menottées.
Elle agrippa Jorïs par le bras et le releva. Malgré la finesse de sa constitution, le garçon se rendit compte de sa poigne.
Elle l’emporta hors de sa cellule. Jorïs ressentait la faiblesse de ses jambes, lui qui n’avait plus marché depuis des lustres. Alors qu’ils prirent le chemin de la sortie, le garçon jeta un coup d’œil à la cellule voisine. Le bouseux était là, seul dans sa geôle lui aussi, adossé au mur qui séparait les deux cellules. L’air hagard, il semblait triste d’avoir perdu son interlocuteur d’un instant. Il était jeune, mais d’une solide corpulence, avec une mâchoire proéminente et un début de barbe.
La gardienne ne lui laissa pas le temps d’en voir plus, le traînant à pas soutenus dans le couloir du cachot.
Les autres prisonniers le regardèrent partir avec un œil plus curieux qu’apeuré. Ils semblaient rassurés. Alors c’est tout ce que je suis pour eux… Ils ne valent pas mieux que des lichèns... Jorïs lança un regard noir à chaque visage qu’il croisa.
Lui le fils du plus illustre des explorateurs de Nygönta était à présent rejeté par ses semblables. Ils ne lui accordaient ni dignité, ni compassion.
***
La fête battait son plein sur le pont des arches. En tête de cortège, la Berosswald voguait vers les lueurs dorées et indigo malgré la descente du crépuscule.
Au pied du mât central, l’auberge accueillait une nouvelle fois les Avazen en manque de communion et de boisson. Les réserves se vidaient rapidement et l’idée de piller un nouveau territoire pour éviter la pénurie germait.
Du haut de sa mezzanine, à la lueur tamisée des flambeaux, Kalah réfléchissait. Il n’avait pas souvent le temps de se poser et se remettre en question, sauf lorsque Xhilna s’affairait à lui tresser les cheveux.
La grande guerrière, assise en tailleur sur le divan, était sur le point de finir son œuvre. Les nattes, plaquées sur le crâne du Deikh Oberzheim, coulaient jusqu’à ses omoplates grâce à des extensions dénichées sur la Nygön Zön. Elle les avait récupérés du scalp d’un chef de la tribu athanienne, notamment car ses cheveux rouges flamboyants se confondaient avec les teintes sanguinolentes des mèches de Kalah. Ce dernier était heureux et honoré de partager l’héritage d’un chef de guerre sauvage.
Toutefois, Xhilna n’y allait pas de main morte pour serrer les tiges entre elles, irritant Kalah lorsque la douleur se faisait trop vive : « Oh mais… ça t’arrive d’être douce de temps en temps ?! ». Ce genre de phrase avait le don d’énerver la guerrière chevronnée, qui en retour prenait un malin plaisir à tirer plus fort.
– Kalah, Hanän est revenue, dit Xhilna d’une voix sévère.
« Hmm ? », aussitôt, le Deikh porta son regard sur la foule en contrebas jusqu’à apercevoir la guerrière de Doa, suivie du jeune prisonnier humarion. Le Deikh afficha un large sourire, mais fut aussitôt pris d’un pressentiment. Une sensation bizarre animait son instinct. Il balaya alors la grande salle de sa prunelle acérée, demandant d’un geste de la main à Xhilna d’arrêter sa session de coiffure.
Lorsqu’il vit deux hommes dirigés par Nyzar s’avancer vers eux, il fronça les sourcils.
***
Jorïs n’avait jamais vu pareille liesse.
Les barbares s’entassaient par centaines dans ce mât creusé de l’intérieur. Il n’arrivait même pas à distinguer le plafond, ébloui par les innombrables torches dépassant des rondes d’étages. Et cette musique ? Quels étaient ces battements sinistres qui faisaient vibrer ses tympans ?
Ces visions de danses sauvages, animées par ce rythme lourd et envoûtant, rendaient sa vue floue et hérissaient son poil. Tous ces hommes et femmes avaient l’air plus grands, plus massifs, plus menaçants que ce qu’il avait vu sur Nygönta. Pourtant, ils riaient, ils dansaient, ils palabraient et certains l’accueillaient d’une tape sur l’épaule qui se voulait amicale.
Jorïs ne comprenait pas ce qu’il se passait, autant à l’intérieur de ce repaire que sur le pont du navire. Il y avait d’abord tous ces colosses flottants, qui suivaient sa prison à voile dans les remous de la Terre Bleue. Il avait toujours rêvé découvrir ce qui se tramait derrière le grand mur blanc. Maintenant, il regrettait d’avoir réalisé son souhait de cette manière et espérait pouvoir revenir dans le passé.
Cependant, quelque chose avait attiré son attention : le ciel se teintait de nuages dorés. La ruée des colosses flottants se dirigeait vers ce monde onirique. Était-ce ce dont lui avait parlé le bouseux dans sa geôle ? Est-ce que Lonka était déjà là-bas ?
– Tu nous ramènes notre gibier du soir, merci Hanän ! cria une voix rauque pour se faire entendre dans la cohue environnante.
Jorïs sentit son ventre se nouer. Il avait reconnu cet accent guttural.
– Pousse toi Nyzar, ce “gibier” n’est pas pour toi ! s’exclama la gardienne en retour, empoignant le bras du garçon.
Nyzar l’énucléé avait posé son œil restant sur Jorïs, le scrutant avec un sourire féroce. Il semblait dans un état second, prêt à se jeter sur lui pour l’étriper. Jorïs serra ses poings menottés en se rappelant de son échange sanglant avec le barbare. Il se souvint aussi des mots qu’il avait eu envers sa sœur, lui qui était prêt à abuser d’elle s’il parvenait à lui mettre la main dessus. La rage remplaça aussitôt la peur :
– Regarde-le Hanän ! Il est prêt à se battre ! Et crois-moi que cette fois je vais finir ce que j’ai commencé, feula Nyzar alors que les deux golgoths qui l’accompagnaient affichaient le même sourire immonde.
La gardienne se tourna un instant vers le prisonnier, constatant son attitude belliciste.
– Justement, le Deikh Nemara a discerné cette étincelle en lui. Et je peux t’assurer que tu seras puni de ton affront Nyzar, maintenant laisse-moi passer !
– Pourquoi ?! Qu’est-ce qu’il a de plus que nous autres ?! Il a tué Freed et Jiro !! Ils doivent être vengés.
– Ce garçon doit travailler ce soir, comme chaque esclave que nous remontons sur le pont. Maintenant, laisse-moi passer !!
Jorïs observa la scène d’un regard incrédule. Cette Hanän, qui l’avait extirpée de sa cellule, s’efforçait à présent de le protéger. Elle faisait une tête de moins que ces hommes, pourtant, elle n’avait pas peur.
Nyzar s’approcha d’elle et colla son front au sien. Son regard était noir de rage. « No’o, sfazzèn li’tapoa[1] », invectiva-t-il sèchement en dikkèn. « Banaa[2] », répondit Hanän, secouant légèrement la tête en signe de négation. Nyzar se tourna alors vers son escorte. Jorïs comprit qu’ils allaient agir, peu importe les contestations d’Hanän.
Soudain, sa vision se brouilla.
Une gerbe de sang gicla sur son visage. Un bout d’os s’incrusta dans son front, le renversant en arrière. Un bout du crâne de Nyzar.
Choqué, Jorïs mit du temps à retrouver l’ouïe, l’odorat et une vue nette. Hanän l’aida à se relever. Il sentit le vomi remonter dans ses tripes, s’avancer le long de son œsophage. « Chers confédérés !! », à l’écoute de ces mots, il reconnut la voix grave et enjouée du Deikh Oberzheim.
L’acouphène s’estompa. Le grand chef barbare, arborant des nattes rouges de sang, venait d’accaparer l’attention. Les soiffards arrêtèrent un à un de danser, alertés par le bruit de la déflagration ou l’incompréhension générale.
– En m’excusant pour les quelques dommages collatéraux, il me semblait important de rappeler certaines règles en vigueur ici. Lorsqu’un Deikh ou ses plus proches soldats demandent de l’obéissance et du respect, je vous prierais d’écouter. Aujourd’hui, un camarade a oublié les bonnes manières, je vous laisse admirer le résultat.
Le corps de Nyzar gisait sur le sol. Une bouillie de sang, de chair et de peau remplaçait sa tête. Le Deikh Oberzheim l’avait exécuté avec une arme étrange : au bout de son bras droit, un canon d’acier, moulé comme une tête de bête sauvage au courroux rugissant. « J’avais hâte de te montrer mon arme personnelle petit frère », exposa le grand gaillard en se tournant vers Jorïs.
Le garçon sentit son propre sang couler de chaque côté de son nez. Il ressentait à présent toute la douleur infligée par ce morceau d’os perforant.
– Je vous présente Jorïs !! rugit le Deikh Oberzheim. Il s’est battu fièrement pour protéger sa famille. Ce soir, il sera votre serviteur, mais je vous demande le plus respectueux des accueils à son égard. Dogerez Jorïs, dogerez[3] !!
Il y eut un instant en suspens.
« Dogerez Jorïs ! ». « Dogerez Jorïs ! ». « Dogerez Jorïs !! », la liesse s’empara à nouveau des lieux, les barbares frappant énergiquement leur poitrine pour accueillir le jeune homme dans leur cercle. Jorïs sentit ses jambes se délier sous la pression populaire et lutta pour ne pas flancher.
Le Deikh Shrïn Nemara accourut sur place, constatant le cadavre morbide de Nyzar et les yeux exorbités de ses acolytes. Il lança discrètement un regard sévère au Deikh Kalah Oberzheim avant de s’effacer dans la foule, rassuré de voir Jorïs, son protégé, en un seul morceau.
Kalah se rapprocha alors du prisonnier destiné à devenir esclave et entoura ses épaules de son bras libre. Jorïs se pétrifia de plus belle :
– Tu ne seras pas tout de suite un guerrier petit frère. Hanän va t’emmener dans une salle à l’écart pour nettoyer tout ce sang qui dissimule ton beau visage et t’habiller avec des vêtements agréables autant à voir qu’à sentir. Ensuite, je te demanderai de servir tes nouveaux semblables de la manière la plus appliquée qui soit, tu m’as compris ?
Jorïs baissa un peu plus le regard vers le corps décapité de son agresseur. Il ravala son haut-le-cœur et hocha la tête en signe d’approbation.
– Parfait. Bienvenue parmi nous, Jorïs.
L’instinct le poussa à relever la tête vers Kalah. Ce dernier présentait le sourire le plus carnassier qui soit.
[1] Traduction Dikkèn - No’o, sfazzèn li’tapoa : Maintenant, dégage(fuis) petite traînée
[2] Traduction Dikkèn - Banaa : Non
[3] Traduction Dikkèn - Dogerez : Bienvenu
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