Chapitre 30 : Un Larj dans les nuages
L’arche Noneimwald menait la Croisade de sa silhouette élégante. Le firmament flavescent se réfléchissait sur les lignes ondulantes du palais. Sa robe, d’un dégradé mauve à bleu marine, scintillait d’un éclat métallique. Le mât de la troisième voile, dont la démesure offusquait le ciel, frôlait les nuages dorés à sa pointe. Le repaire du Larj s’y trouvait et deux Deikhz s’apprêtaient à lui rendre visite.
Kalah et Shrïn regardaient l’horizon s’étendre à mesure que la plate-forme s’élevait dans les hauteurs du mât. Le monte-charge prenait un temps d’arrêt aux abords des trois hunes qui s’échelonnaient sur le grand tronc. Les grandes voiles étaient hissées à partir de ces points de passage. Le domaine du Larj trônait à la cime.
Shrïn observait les formes se dessiner au loin : une terre était proche.
Une fois la deuxième hune passée, le paysage, aussi vaste était-il devenu, se faisait plus précis. Kalah partageait son regard entre cette destination et l’atmosphère divine qui animait la bande océanique. Il pouvait percevoir l’ombre d’autres îles au loin, perdues dans cette immense brume de souffre jaune. Lui qui venait d’un lointain pays au ciel blanc, l’Orr Ozfazi le troublait autant qu’elle l’émerveillait.
– Combien de découvertes ? Combien de trésors ? se demanda Shrïn à voix haute. J’ai l’impression que naviguer sous ce ciel est un triomphe en soi.
– L’or te rend romantique, mon cher Shrïn.
– Je veux juste profiter de chaque instant. Notre route est pavée de victoires, mais nous nous rapprochons inexorablement d’une collision avec Avaloz.
– Avant de tomber sur un Navire-Monde d’Avaloz, je pense que nous continuerons à croiser la route de peuples sous-développés, rétorqua Kalah d’un grain de voix affable.
Le Deikh Nemara se tourna vers son compère :
– C’est pour cette raison que nous croisons bien plus d’êtres particuliers dans les environs.
– Comme celui qui vient de passer à côté de nos navires ? demanda le Deikh Oberzheim, enjoué.
– Ça ne me dit rien qui vaille, Kalah…
– Je sais, moi non plus. La chose qui vient de passer sur notre radar, c’est la signature d’un ange véritable, un Aènjugger. Je n’ai pas eu vent d’une technologie permettant d’aller aussi vite, hormis celle utilisée en Aizen-Encor. Et je ne vois pas ce que viendrait faire une navette d’Aizen-Encor dans l’Orr Ozfazi donc… – Kalah se pencha vers Shrïn et se mit à chuchoter – je pense que nous allons devoir nous surpasser.
– Nous surpasser tu dis ? Les hommes ne sont pas encore capables de tuer un “ange véritable”…
– Certes, mais nous ne sommes pas des hommes, dit Kalah en replongeant son regard à l’horizon.
Shrïn le fixa, un sourcil légèrement levé :
– Nous sommes des Avazen, sourit le Deikh Oberzheim.
Après un instant de flottement où seuls les bruits du vent et du monte-charge chuintaient, Shrïn lui rendit son sourire narquois.
La plate-forme arriva à la troisième hune.
La tanière du Larj commençait à se faire distincte au sommet du mât. Telle une extension du palais, sa robe métallique, d’un violet sombre, contrastait avec le bois de son perchoir. Aussi les grandes voiles des deux mâts arrière ne bouchaient plus la vue, permettant de voir l’ensemble de la colonie d’arches et de croiseurs. Derrière le navire du Larj, la croisière fourmillait de vie.
Le monte-charge redémarra sa course vers le sommet. Kalah en profita pour vérifier de nouveau sa pierre détectrice. La puissante onde rouge n’était pas revenue :
– Tu paries sur quoi ? questionna Shrïn.
– S’il y a des anges ou des humarions puissants dans les parages, ils ont été mis au courant par le souverain de la Nygön Zön. Je parie que l’un d’eux est parti rendre visite à ce qu’il reste de Walla Faya ou de la Nygön Zön.
– Ce qu’il reste ? Tu oublies que Mol Tepos arpente la Nygön Zön pour la pacifier.
– Je ne me fais guère de souci pour le Meid’Jrol Mol Tepos, il marche à la droite de notre seigneur Kommogus depuis des dizaines de terravolutions, ce ne serait pas la seule situation de ce type qu’il aurait à gérer.
– Mol Tepos peut-être, mais il y a des milliers de nos confrères dans cette situation, rétorqua le Deikh Nemara.
Kalah lança un regard sérieux à Shrïn, son large front marquant un peu plus le noir de sa prunelle :
– Tu n’as qu’à demander au Larj de rapatrier Mol. Je pense qu’il t’enverra le rejoindre.
Shrïn soupesa la réplique de son homologue : il savait que le Larj avait fait en sorte d’écarter le Meid’Jrol de sa Croisade, notamment car ce dernier était le relais officiel de Kommogus. Maintenant qu’il se trouvait à des lieues de mer derrière, Xoneineim pouvait continuer sa quête de terreur en paix.
Le Deikh Nemara se demandait quelquefois pourquoi le seigneur Kommugüs avait donné les rênes de sa deuxième flotte à cet obscur personnage. Il se demandait aussi pourquoi il continuait à le suivre. La mission était une totale réussite jusqu’à présent et ce voyage était riche en conquêtes et trésors, mais au fond de lui, il sentait que quelque chose clochait.
Lorsqu’il épiait le regard assuré de Kalah, le Deikh Nemara comprenait que son camarade était loin de tous ces questionnements. Le fils du grand Sullhizer devait avoir des plans en tête, selon comment les choses tourneraient :
– De toute façon, nous allons être fixés sur la suite des festivités d’ici peu, conclut ce dernier en levant les yeux vers leur arrêt final.
Le monte-charge arrivait au sommet.
La fraîcheur de l’air gonflait les poumons en oxygène. Les nuages aux particules dorés étaient si proches que les Deikhz s’imaginaient pouvoir les toucher. Seulement, l’ombre du repère du Larj grandissait. La bulle d’acier présentait son ouverture comme une gueule ouverte, prête à engloutir la plate-forme.
Des cliquetis métalliques résonnèrent lorsque l’ascenseur ralentit en s’encastrant dans l’antichambre du Larj.
La première salle, juste assez grande pour la plateforme et son appareillage, était sombre, sans fenêtre. Les gargouilles de pierre, que le Larj avait rapporté de feu sa nation de Xo, et les décorations murales, entre armureries et blasons grégaires, étaient difficilement perceptibles dans cette pénombre.
À l’ouverture des portes de la pièce principale, la lumière vive s’engouffra dans l’antichambre. Les statues de gargouilles fixaient à présent les deux Deikhz de leurs globes de verre. « Approchez ! », s’exclama la voix autoritaire et nerveuse de Xoneineim. Kalah et Shrïn échangèrent un regard assuré avant de s’exécuter.
– Deikh Oberzheim, Deikh Nemara, nous devons parler de plusieurs choses, énonça le Larj, avachi sur un divan tourné vers les baies vitrées.
Les vitres faisaient le tour de la pièce, offrant un large panorama sur le ciel de l’Orr Ozfazi. Les nuages dorés y déposaient leurs scintillements divins. Le Larj avait décoré son espace de canapés et de coussins aux broderies élégantes, disposés en ronde autour de son artefact favori : une pierre radar qui avait tout l’air d’un gros rocher.
L’aspect du cockpit différait drastiquement avec la noirceur de l’arche. C’était un lieu plaisant.
Le Larj se leva non sans difficulté du divan pour se présenter à ses convives, montrant son visage déformé par le feu. Son armure, aiguisée dans ses courbes et munie de pics aux épaules, contrastait tout autant avec l’espace épuré dans lequel il se cloisonnait. Il ne quittait quasiment jamais sa carapace. Vu l’odeur nauséeuse qui s’en dégageait (et dont il ne semblait pas avoir conscience), les Deikhz se demandaient même s’il s’accordait des douches.
Alors que Shrïn courbait l’échine pour montrer son allégeance, Kalah avait les yeux rivés sur la roche centrale : le radar, qui englobait une zone dix fois plus large que les pierres à la disposition des officiers, repérait toujours l’onde rouge. Cette dernière se déplaçait vers le nord-ouest et allait bientôt quitter le cadre. « Deikh Oberzheim… », dit le Larj, attendant que Kalah fasse à son tour des salutations dignes de ce nom.
– Oh, excusez-moi, je ne pensais pas revoir ce point rouge, même sur ce détecteur, répondit aussitôt Kalah en s’inclinant à son tour.
– Notre oiseau de malheur a ralenti un moment aux environs des petites îles qui jouxtent Walla Faya, exposa le Larj d’une voix bien plus calme. Elle va bientôt disparaître.
– Doit-on partir à sa recherche, mon Larj ? questionna Shrïn, prenant les devants pour se faire bien voir.
Le Larj s’installa dans un autre divan, cette fois plus proche de ses invités et au dossier plus droit, lui évitant de s’avachir à nouveau. Il posa ses coudes sur ses genoux et enfouit son menton entre ses mains, recouvertes de gants métalliques aux terminaisons pointues. Son visage était tourné vers la roche radar, mais son œil gauche, inactif et coincé dans des excroissances de chairs, semblait fixer les Deikhz :
– Je ne vous ai pas fait monter ici pour ça, à la base.
Kalah et Shrïn eurent la même réaction de surprise, chacun se demandant alors le sujet de leur convocation.
– Des rumeurs courent sur vous. Et ce sont des rumeurs qui m’atteignent personnellement.
– Plait-il ? questionna Kalah, dont le sourire vicieux avait disparu.
– Justement, commençons par vous. Il y a quatre nuits de cela, vous avez fait voler en éclats la tête d’un de vos hommes. Pourquoi ?
– Oh… ça – Kalah reprit du poil de la bête, entamant quelques pas pour se dégourdir les jambes – Depuis notre départ de la Nygön Zön, Meid’Dön Nyzar, tel est son titre et son nom, ne se comportait plus comme un Avazen. Il a fini par menacer l’une des nôtres…
– Pourquoi ?
– C’est suite à un de mes ordres, mon Larj, dit Shrïn. Ma seconde, Hanän, a pour miss…
La main levée du Larj coupa la parole au Deikh Nemara. « J’ai demandé au Deikh Oberzheim ! J’en viens à vous après », tonna le Larj. Kalah jeta un regard à son acolyte, se demandant par quel moyen ces informations étaient arrivées aux oreilles atrophiées de Xoneineim :
– J’ai jugé bon de ramener le calme et le respect parmi vos troupes mon Larj, reprit Kalah. Pour tout vous dire, lors de la conquête de la Nygön Zön, Nyzar a perdu son duel contre un jeune garçon qui est à présent notre prisonnier et, comme vous l’expliquera Shrïn, nous lui avions intimé l’ordre de ne plus s’approcher de ce jeune garçon – Kalah ajoutait des gestes amples à ses paroles, désignant de sa main tendue le Deikh Nemara –. Or, Nyzar était prêt à tout pour assouvir sa vengeance, jusqu’à menacer une guerrière respectée. Je suis persuadé que vous auriez fait de même…
– Beaucoup de gens sont persuadés de beaucoup de choses sur moi, Deikh Oberzheim, objecta le Larj.
Kalah leva un sourcil, Shrïn fronça les siens :
– Ce que je n’ai pas à vous apprendre, c’est qu’avant d’être Larj parmi les Avazen, j’étais un roi. Et je pense que j’étais un bon roi, à l’instar de votre père.
Kalah se figea. Discrètement, il serra les poings. « À vrai dire, il n’a pas eu le temps d’être… », commença le Deikh avant que le Larj ne le coupe à nouveau :
– Les choses ont commencé à changer lorsque ma nation est devenue maître dans l’extraction et l’utilisation du fer. Ça donnait à nos villes, à nos remparts, à nos armures un aspect bien trop menaçant pour les autres. Mes conseillers ont voulu profiter de cette peur qui s’installait durablement chez nos voisins pour les toucher au cœur et conquérir l’ensemble de la Nygön Zön. Très vite, Xo est devenu un ennemi commun et j’étais devenu une légende sanguinaire…
Shrïn observa du coin de l’œil la roche radar réagir. Quelque chose venait d’être détecté, mais il ne se sentait pas de couper son Larj dans sa tirade pour l’en informer :
– L’histoire veut que les Nations de Nygönta aient vaincu le terrible No Neim pour assurer la paix, mais ce sont les miens qui m’ont battu. Les conseillers qui m’avaient persuadé de partir à la guerre furent les mêmes qui mirent le feu à mon palais. Et c’est exactement à ce moment que j’ai décidé de ne plus faire marche arrière.
Xoneineim fixa Kalah d’un regard noir, rendant son visage meurtri encore plus terrible à regarder. Une certaine mélancolie s’était emparée des lieux.
– Deikh Oberzheim, Deikh Nemara, vous êtes grands, beaux et forts. Les autres guerriers vous font confiance, vous admirent, vous envient. Les faits d’armes, ce n’est pas le plus important, c’est ce que vous dégagez en tant qu’individus qui leur plaît. Force et respect, deux choses qui peuvent disparaître dans les flammes.
Les Deikhz commençaient à comprendre.
– Je pourrais être le meilleur dirigeant possible, tous ces hommes n’ont pas envie de se faire commander par un brûlé vif, déjà à moitié mort. Je ne retrouverai jamais le respect dans le regard des autres…
Le Larj se tut un instant. Il contempla la vue au-delà des baies, perdu dans ses brûlantes pensées, avant de raviver sa parole avec plus de ferveur encore :
– Heureusement, Kommogus a décelé le meneur qui vivait encore en moi et en tant que meneur je ne commettrai plus l’erreur d’écouter les bien penseurs.
– Que souhaitez-vous nous apprendre mon Larj ? questionna Shrïn, dont le regard se tournait vers la roche radar.
– Tant que vous ressemblez encore à des hommes, comportez-vous en hommes. La terreur, c’est moi qui m’en charge. Si le ciel m’a gardé sur la terre ferme malgré mon apparence, c’est pour une mission. Une mission qui s’achèvera sûrement bientôt pour moi, mais pas pour vous. Vous avez encore la chance de commander par le respect, alors ne la perdez pas !
Xoneineim se releva de son divan et se dirigea vers la large baie vitrée. Les nuages dorés étaient un peu plus descendus, immergeant le nid du Larj dans leurs effluves.
– Deikh Nemara, pourquoi protégez-vous ce prisonnier ?
– C’est un humarion, en lien direct avec ce que nous pensons être un ange. Ce dernier a réussi à s’échapper de la Nygön Zön et nous sommes persuadés que garder ce prisonnier en vie nous permettra de mettre la main sur notre véritable ennemi.
– Habile, constata le Larj, apportant le soulagement chez les Deikhz. Comment s’appelle-t-il ?
– Il se nomme Jorïs et actuellement il sert sur notre arche, la Berosswald. Nous avons réussi à le rendre docile et avec un peu plus de temps, je suis personnellement convaincu qu’il épousera nos préceptes et deviendra le meilleur des soldats.
– Je ne comprends pas, vous voulez qu’il serve d’appât ou qu’il rejoigne nos rangs ? questionna Xoneineim en se tournant de nouveau vers eux.
Shrïn fut pris de cours par la question. Il chercha une réponse dans les yeux de Kalah qui haussa les épaules en signe de désengagement. Le Deikh Nemara reprit une posture droite et un regard sérieux :
– Je pense que ce sera le meilleur des appâts en devenant un illustre Avazen, mon Larj.
Le Larj réfléchit un long moment, le temps pour Shrïn et Kalah d’observer l’apparition de deux points rouges sur la roche radar. Immobiles, ils propageaient leurs ondes au sud-est, pas si loin de la Croisade. L’esquisse de l’île au large de la flotte raviva les spéculations.
– Si c’est déjà un fier jeune homme, il ne sera pas aussi docile que vous ne le pensez Deikh Nemara. J’accepte que vous le gardiez en vie, mais il restera esclave un long moment. Je ne veux prendre aucun risque.
– Très bien, mon Larj.
– Quant à vous – Xoneineim se tourna vers Kalah –, en tuant un de vos hommes vous avez, sans vous en rendre compte, perdu le respect de certains, assez pour que l’information arrive jusqu’ici. Et par extension, c’est mon pouvoir qui est visé. Si une mutinerie arrive lors de notre Croisade, nous n’atteindrons jamais le bout du chemin, alors tâchez de trouver des solutions moins spectaculaires pour corriger leurs comportements.
Kalah n’avait jamais entendu le Larj lui parler avec tant de mesure dans le ton. La plupart du temps, il se contentait de donner des ordres succincts et de piaffer sur un de ses divans. Le Deikh Oberzheim commençait à comprendre pourquoi le seigneur Kommogüs avait posé sa bénédiction sur cet être dont les flammes n’avaient pas déformé que le physique. Le Deikh Oberzheim ressentit une pointe de pitié pour son supérieur.
– Je pense que vous l’aviez remarqué aussi, il y a du neuf sur mon cryptodétecteur, exposa le Larj en se tournant enfin vers la roche radar.
– En effet, mon Larj, tonna Shrïn. Je ne voulais pas vous couper, mais entre l’onde de ce midi et les deux qui apparaissent maintenant, il semble que nous approchions d’un lieu fourni en…
– Je connais ce lieu et oui, nous n’y sommes plus très loin. Nous pouvons commencer à élaborer une stratégie.
– Qu’est-ce que vous savez déjà sur cet endroit mon Larj ? questionna Kalah, plongeant son regard dans la brume dorée s’étalant autour du repaire.
– C’est un petit archipel, toutefois très actif dans les relations entre îles connectées. Ce sera un bon entraînement, car leurs moyens de défense sont à mi-chemin entre la Nygön Zön et les carcans d’Avaloz. Et je vous assure qu’on y trouvera des anges, des démons et des trésors.
Le Larj afficha un sourire à l’aspect carnassier. Shrïn se concentra sur le cryptodétecteur, observant ces points rouges avec colère. Le rythme de son cœur s’accélérait, animé de pulsions au présage d’une nouvelle guerre :
– Connaissez-vous le nom de cet archipel ? demanda-t-il, la mine grave.
– Son nom est Suän Or.
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