Chapitre 31 : Des ombres au loin

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Lonka regardait, émerveillée, la vue d’une large partie de Suän Or depuis les hauteurs de la Grande Verte. 

Après une longue ascension dans le mât de la tige, Deön l’avait emmenée sur une plateforme au centre du moyeu. Lonka se baladait d’un bord à l’autre du balcon pour admirer chaque détail du paysage : Le détroit qui séparait Talèn des autres duchés se colorait de reflets verts sous les rayons dorés. Des mangroves embouchaient certaines portions et accentuaient ces teintes émeraude. Le bras de mer se divisait par endroits en de petits méandres qui s’enfonçaient dans les terres. Lonka retraçait de ses yeux le chemin qu’ils avaient parcouru jusqu’ici, observant les forêts denses qui grimpaient sur les plateaux derrière les plaines et les pâturages. 

Au loin, les chaînes de montagne du Duché d’Uvulèn contrastaient avec les biomes verdoyants de Golèn. En prolongeant son regard vers l’est, la jeune fille distingua l’immense estuaire. Deux petits îlots baignaient en son sein. 

– Lonka ? interpella Deön, qui commençait à s’impatienter.

« Oui oui attends, c’est trop beau ! » répliqua-t-elle, continuant son inspection.

Deön la fixa d’une mine désabusée. « Lonka… », la jeune fille s’éloigna de lui pour regarder la partie ouest de l’île. Obnubilée par la vue, elle semblait fuir les réflexions du chasseur :

– Lonka ?!

– Quoi ?! Je ne pose pas de questions là, ça devrait t’aller, fustigea-t-elle en se retournant, furibonde.

– Nous ne sommes pas ici pour le paysage, alors suis-moi.

Deön s’en alla par un sentier étroit, à côté de l’énorme réacteur qui obstruait l’intérieur du moyeu. Lonka roula des yeux, puis se décida à le rejoindre. 

Au fur et à mesure qu’elle s’enfonçait dans les méandres mécaniques de la grande tige, enjambant les rouages ou s’infiltrant sous les engrenages, la lumière du colosse enflammé disparaissait pour laisser place à une onde bleuâtre. Mais… je reconnais ce genre d’endroit, pensa-t-elle aussitôt. Cette escapade la ramena tout droit au souvenir du berceau de Nygönta. Si les fresques et les Hantz étaient absents, l’aspect de plus en plus organique et la luminosité d’un bleu intense attisaient sa mémoire. 

Deön l’attendait à l’arrière du long et imposant moteur, les fesses posées sur un socle qui confirmait un peu plus son impression de déjà-vu. « Bon, place à l’examen ! », s’exclama le chasseur. 

Lonka s’approcha pour observer les détails de la structure :

– Je pense savoir ce que tu attends de moi, insinua-t-elle, effleurant de sa main les reliefs du socle.

– Parfait ! Dans ce cas, ne perdons pas de temps. Réactive-moi cette « Grande Verte », les Zhivänz n’ont pas l’intention de nous laisser se la couler douce ici.

Deön se redressa et s’éloigna du socle, laissant Lonka poser la main en son centre. La jeune fille se sentit bizarre. Cette fois, aucune voix dans sa tête ne la guidait et une certaine appréhension grandissait :

– Dis-moi, si je… « rallume ce colosse », aucun hant ne va nous attaquer ? questionna-t-elle finalement.

– Oh, tu as vécu une mauvaise expérience souterraine ?

– À l’endroit où des voix me surnommaient « Pulcherra », nous avons été attaqués par ces monstres une fois que j’avais activé un bloc comme celui-ci…

– Comment ça ? demanda Deön, un sourcil levé.

– Bah… C’était le même genre de bloc et le même type de salle, alors je…

– Lonka, est-ce que nous nous trouvons dans un souterrain là ? coupa le chasseur.

En guise de réponse, Lonka le fixa, dubitative. « Si ça peut te rassurer, les Hantz restent nichés dans les berceaux, sous la terre ferme », continua-t-il. 

Réconfortée, la jeune fille ne se posa pas plus de questions et se concentra sur le mécanisme. Elle ferma les yeux et tenta de se souvenir comment elle avait fait. Tu… non, je ne peux pas juste penser ça… se renfrogna-t-elle sous le regard avisé de Deön. Bon… elle inspira un grand coup. Tu peux prendre le pouvoir.

Les deux aventuriers attendirent quelques instants, mais malgré la formule qu’elle pensait efficace, rien ne se passa. « Heuu, Lonka, tu attends quoi ? », questionna le chasseur, de plus en plus incrédule :

– Mais je ne sais pas, la dernière fois j’ai pensé fort à quelque chose et c’est comme ça que ça a fonctionné, répondit-elle, un semblant de panique dans la voix.

– Et tu pensais à quoi au juste ?

– « Tu peux prendre le pouvoir ». J’entendais ces mots. Je me suis répétée cette phrase et ça avait marché. « Tu peux prendre le pouvoir », « Tu peux prendre le pouvoir ! ».

Elle s’acharna à répéter la formule en boucle, mais le mécanisme resta inactif. Deön réfléchit quelques instants avant d’objecter :

– Et si… à la place de te dire que tu pouvais le faire, tu le faisais vraiment ?

Lonka le dévisagea. Deön semblait pour une fois la croire et l’aider. « Allez, fais-le », encouragea-t-il de plus belle. La jeune fille se tourna vers le socle avec une volonté nouvelle. Je vais le faire, pensa-t-elle avant de se concentrer encore plus sur sa tâche. 

Mais toujours rien.

– Deön, je ne comprends pas… Peut-être qu’au final ce n’était pas moi qui…

– Peut-être que t’aimerais savoir pourquoi on te demande de réactiver cette Grande Tige ? coupa le chasseur.

Lonka tiqua.

– Déjà on va arrêter d’appeler ça une grande tige : ces structures, comme tu le sais déjà, ce sont des absordes-ciel, ou “eolièn” en Dikkèn. Elles permettent d’abreuver le territoire en énergie grâce à la force du vent, mais pas uniquement. Il y en a quatre sur Suän Or et, lorsqu’elles sont toutes activées, elles permettent d’ouvrir la voie vers le berceau de cet archipel. Tu parlais des Hantz, sache que je compte leur rendre une petite visite une fois que tu auras réactivé cet absorbe-ciel. C’est le seul moyen pour remettre en route Suän Or et prendre l’avantage sur les Avazen qui approchent. 

– Remettre en route ?

– Oui, tu comprendras bientôt si tu parviens à débloquer ce mécanisme. Ton action pourrait être décisive dans ce qui nous attend. 

– Oh… et toi tu ne peux pas l’activer ? questionna Lonka, hébétée. 

– Bien sûr que si ! s’exclama Deön. Mais Vaä veut que ce soit toi qui le fasses, alors fais-le !

Lonka baissa les yeux et repensa à ces mots. Une sensation de chaleur s’empara de son corps. Ses entrailles se compressèrent à la vision de la Croisade barbare sur le point d’arriver et, lorsqu’elle imagina se retrouver de nouveau face à un hant, sa nuque se mit à la brûler. Elle posa avec force la main sur le socle et aussitôt, les ondes bleues des parois se désintégrèrent.

« Mais qu’est-ce qui… », surprise de se retrouver soudainement dans le noir, elle n’eût toutefois pas le temps de finir sa phrase qu’un bruit sourd résonna. Les veinules se rallumèrent d’ondes violacées et les engrenages annoncèrent leur mise en route. Un léger sourire apparut de nouveau sur le visage de Deön pendant que les détonations de moteurs s’accéléraient. 

L’absorbe-ciel s’était réactivé.

– Eh bah voilà, tu vois quand tu veux, conclut Deön d’une tape amicale sur l’épaule de la jeune fille. Lorsque la Grande Verte sera totalement « réveillée », nous pourrons localiser le berceau sur notre cryptosonar. Bien joué Lonka. 

– Ça va prendre combien de temps ? demanda-t-elle, tout heureuse d’avoir accompli sa mission. 

– Une bonne journée je pense, tu veux continuer de visiter Suän Or en attendant ? proposa le chasseur.

Le sourire de Lonka s’agrandit.

***

Le chariot volant filait à travers les vertes prairies de Talèn. Une fois passée la chaîne de petits monts coulant sous la jungle dense, Deön et Lonka avaient décidé de voguer à l’est du duché septentrional. Le chasseur lui parla d’un immense cratère forestier qui se trouvait sur le territoire des Zhivänz : le berceau se logeait sûrement dans les abysses de cette zone, mais le chasseur avait trouvé judicieux de ne pas s’en approcher tout de suite. Les tribus sauvages du coin les avaient assez vus pour aujourd’hui. 

Le colosse enflammé était particulièrement rayonnant en ce bel après-midi, mais déjà quelques nuances de crépuscule se dessinaient. Le navire arriverait bientôt près du littoral et les contours de Manfratt, la capitale du Duché de Talèn, grossissaient à mesure qu’ils s’avançaient. 

La grande cité portuaire était autant protégée par la nature, reposant dans le creux de deux grands plateaux, que par d’immenses remparts à la robe de bronze. Lonka admirait la forteresse, qui n’avait pas pour autant la grandeur du mur blanc de Nygönta. Les magasins volants dansaient en ronde dans le ciel, attendant l’autorisation des autorités pour y descendre. Les voiliers et caravelles sans tonnomoteur patientaient quant à eux près des embarcadères pour s’y faire une place.  

Manfratt grouillait de vie et semblait bien plus étendue que Jovoko, ce qui donnait encore plus envie à Lonka de découvrir sa rivale insulaire, la fameuse Tabantz.

Le chariot volant se posa sur le plateau à l’ouest, gardant ses hauteurs avec la cité. En face d’eux, la Terre Bleue brillait des reflets de l’Orr Ozfazi :

– Merci Deön, je finissais par penser que tu voulais me garder prisonnière, mais là je revis ! s’exclama Lonka après avoir sauté du pont.

Elle foula la terre rougeâtre qui s’effritait sous ses pieds et gorgea ses poumons de l’air océanique. Une douce fraîcheur s’infiltrait sous sa robe de fortune. 

– J’aime aussi me promener, et vu que tu faisais partie du voyage, je n’allais pas me priver parce que tu es là, exposa Deön, qui rejoignit la jeune fille après avoir plié les voiles. 

Les deux aventuriers se posèrent au bord de la falaise, gardant un point de vue sur le port en contrebas. 

Silencieusement, ils profitèrent de cet instant de pause, comme suspendu dans le temps. 

Lonka se tourna vers la ville. Ils y avaient de nombreux colosses terriers, mais aussi des structures plus larges, l’une d’elle ressemblant à un palais de bronze. Ce métal devait être la marque de fabrique de Manfratt, autant que le fer était soi-disant celle de feu la nation de Xo (qu’elle n’avait toutefois jamais vue de ses propres yeux). Des fresques aux nuances marines ajoutaient du charme à certains quartiers où, tels des grains de sable, elle pouvait voir les habitants se déplacer en foule pour abreuver les auberges et les places publiques.

– Eh, regarde Deön ! On dirait qu’un spectacle va commencer !

Elle pointa du doigt un amphithéâtre bondé de gens, où les énormes flambeaux s’allumaient un à un. Deön ne réagit pas. « Deön ? », l’interpella-t-elle de nouveau en se tournant vers lui. Elle tomba sur l’expression la plus sombre qu’elle n’ait jamais vu dans le regard du chasseur. Ses yeux se perdaient au large de la Terre Bleue, fixant un point qui semblait soulever sa colère. 

Lorsque Lonka suivit son regard, elle fut aussitôt prise d’un haut-le-cœur.

Des ombres colossales s’élargissaient au loin. Des formes se faisaient petit à petit plus précises : des mâts et des voiles gigantesques, elle n’eut pas besoin d’en distinguer plus pour comprendre. Agrippant le bras de Deön, elle dit d’une voix affolée :

– C’est eux ! Ils arrivent.

– Je sais, rentrons.

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