Chapitre 34 : Grands obusiers et terrier de colosses

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– Un quoi ? 

Entre admiration et soif de réponse, Lonka répliqua aussitôt à Gojïn. Elle lui adressa la parole comme rarement elle l’avait fait durant le trajet. Ce dernier allait profiter de cette ouverture pour répondre lorsque Deön le coupa : 

– Gojïn, ne commence pas à utiliser des termes normaux avec elle. Disons que c’est… hum… un colosse tireur, ça te va ?

– Mais ça a l’air immense pour un truc qui tire ! s’exclama Lonka.

Alors que les croiseurs débutaient leur descente en sinuant le long du col, Lonka garda ses yeux rivés sur les détails du canon. « On raconte que ce sont les seules armes capables de défendre la cité d’un... heu... colosse des mers », exposa Gojïn sous le regard inquisiteur de Deön. Lonka écouta sans dire mot, ne remarquant même pas le sourire béat qui étirait son propre visage. L’imposant obusier reposait sur un socle digne d’une termitière géante. Il s’enfonçait sur une excroissance rocheuse où l’on avait bâti des routes et des habitations. « Bon là ça ne protège pas grand-chose car c’est à l’arrêt, mais c’est ce qu’on nous apprend depuis tout petit. », conclut Gojïn, un poil déçu de ne pas attirer le regard de naufragée.

Lonka se pencha un peu plus et fut éblouie par le paysage qui s’offrait à elle : le long du littoral en croissant de lune, la majestueuse Tabantz reposait là, bénie de bas nuages dorés qui gravitaient au-dessus des plages de colosses terriers. 

Immense, complexe et grandiose, elle s’étendait du col du plateau jusqu’à l’estuaire, entourant l’immense calanque de ses innombrables structures et bâtiments. 

Des chariots volants en tout genre lévitaient dans son dédale d’artères. Les danses de couleurs indiquaient une concentration humaine en mouvement constant. La ville se divisait en parvis et quartiers aux diverses thématiques : le bois peint de pastel bleu, le marbre tracé de liserés indigo, le fer embelli de ces grandes vitrines qui renvoyaient l’éclat des lieux ; ces différentes pièces d’un puzzle construit depuis des temps immémoriaux s’empilaient autour des grands axes pavés qui dessinaient une forme en arc tendu vers la Terre Bleue. 

Et lentement, les croiseurs serpentaient sur les collerettes qui les rapprochaient de sa flèche, étirées d’un grand obusier enfourné dans le col jusqu’à la baie où s’étaient échafaudés un port et un grand complexe opalin. 

Il fallait passer trois niveaux de plateaux, chargés des quartiers plus rupestres et éloignés du centre-ville. La cité grossissait en même temps que ses détails. Trois fois plus grande et garnie que Mannfratt, bien loin de la modeste Jovoko, elle devait bien valoir mille Nyön.

– Mais je n’arrive même pas à compter tous les colosses terriers qu’il y a ! s’exclama-t-elle de plus belle, attirant les regards curieux de Gojïn et des autres miliciens. À ce niveau-là, je peux dire que c’est un terrier de colosses. 

Lonka se gaussa de son jeu de mot, mais aucun des miliciens ne le comprit. « Un terrier de quoi ? », demanda Gojïn en penchant la tête sur le côté. 

– Elle parle des immeubles, Gojïn, exposa Deön. Je t’avais bien dit qu’elle ne s’exprimait pas avec des mots normaux.

– Oh, mais c’est marrant tout ça – Gojïn se tourna vers Lonka avec son regard le plus insistant –. Non sérieusement, tu en as combien comme ça ?

Lonka répondit à l’enthousiasme de Gojïn par un air indifférent. Timön et les miliciens sur le pont observèrent ces prisonniers pas comme les autres et s’échangèrent des regards amusés. 

Le premier grand obusier s’éloignait, se perdant dans les hauteurs du col, régnant sur les autres colosses tireurs. Construits sur des esplanades du col, ils surveillaient la capitale de Golèn de leurs canons :

– Je n’aurais jamais pensé qu’une cité comme ça puisse exister, dit Lonka, partageant sa mine satisfaite entre Deön et Gojïn.

– Je t’avais dit de ne pas t’inquiéter, je savais que ma ville allait te plaire, entonna ce dernier, ragaillardi malgré les toiles qui tenaillaient ses bras et recouvraient encore ses habits de fortune.

– Et pourquoi devrais-je croire quelqu’un qui se prétend de la Milice et qui se retrouve enchaîné comme nous ? rétorqua-t-elle d’un air hautain.

Deön cacha son sourire mesquin. Des gloussements s’échappèrent de la bouche des miliciens :

– Oui d’ailleurs pour ça, ça ne vous dirait pas d’enfin m’enlever ce truc visqueux et de me sortir de cette cage ! éructa Gojïn en passant son front à travers les barreaux. Timön, mon ami, s’il-te-plait…

– Et tu voudrais quoi ensuite mon p’tit Hiegel ? Une bonne mousseuse et une jolie fille j’imagine, s’esclaffa le milicien de sa grosse voix.

– Hm, dans un premier temps je pensais à ce que tu me rendes mon insigne et mon équipement aussi, répliqua ce dernier sur un ton faussement joyeux.

Lonka observa la discussion d’un œil intrigué. Elle croisa le regard sans expression du robuste Timön, qui reprit aussitôt un ton plus sérieux :

– Nous déposons les prisonniers au palais, comme le désire le No Jagolèn. La capitaine Morgän statuera sur ton sort une fois de retour au District. 

Gojïn pouffa et, le long des barreaux, se laissa choir jusqu’au sol. Il se retrouva dans une position pittoresque, son corps échoué, son menton planté entre ses pectoraux, la moue boudeuse et le regard absent. Lonka dissimula son amusement et se replongea dans sa contemplation.

Les croiseurs dévièrent du sentier pour survoler les portions hautes de Tabantz. Ils perdaient de l’altitude en planant, mais gardaient de la hauteur sur les entrailles de la cité.

Le littoral se brouillait et disparaissait derrière les rangées de colosses terriers à mesure que le cortège s’immergeait dans la brume dorée. Entre deux coulées de nuages bas, Lonka pouvait apercevoir une structure pyramidale qui trônait sur un parvis rocheux, coupant la trajectoire descendante de la ville. Cette fondation lui rappela avec des vibrations dans le ventre le palais du No Gata. Elle sortait du décor alentour, divinement assemblée sur ce mont qui s’extirpait de cette folle nature urbaine. À mesure qu’elle s’en approchait, Lonka se rendait compte que la pyramide était plus grande encore que celle de Jovoko, composée de plusieurs excroissances sur ses angles et ses flancs, ramifiées par des chemins d’eau parsemés de fontaines.

Des odeurs nouvelles arrivèrent à ses narines, entre épices et agrumes. Une douce sensation la berça. 

Elle ressentait ses cheveux claquer sous le vent léger, ses poils se hérisser à ces visions vertigineuses.

– N’y pense même pas Lonka, interféra Deön.

– De quoi tu me parles ?! gronda-t-elle, tirée de son apaisement.

– Ce n’est vraiment pas notre but de s’éterniser ici. Une fois qu’on en a fini avec ce No Jagolèn, on repart en direction du sanctuaire et t’oublies Tabantz.

– Je ne pense pas que vous allez repartir d’ici aussi facilement, exposa Gojïn. 

– Mais je sais très bien que ce n’est pas notre objectif ! fulmina Lonka. Mais tant que nous sommes enchaînés sur ce squelette géant, je peux bien profiter du paysage pour une fois !

– Au moins il y en a une qui profite de quelque chose ici, répliqua le milicien déchu en évitant le regard assassin de la naufragée.

– Taisez-vous ! tonna sèchement Timön en se présentant face aux barreaux. Nous arrivons au palais du No Jagolèn, tout ce que vous dites de désobligeant sera retenu et rapporté au capitaine, donc tâchez de vous comporter sagement à partir de maintenant !

C’est vraiment tous des abrutis sur Suän Or, pensa Lonka en son for intérieur. Les mots du milicien ventripotent l’interpellèrent tout de même : cette pyramide était, logiquement, le palais. Elle ressentit une profonde connexion entre son univers d’enfance et ce nouveau monde :

– Et j’ose espérer que vous serez rendus bien plus présentables pour notre No Jagolèn, prévint sèchement le gardien de geôle pour conclure ses réprimandes. 

Deön jeta un œil à sa tenue effilée de toute part, cachant à peine ses dessous.

Lonka observa son tissu crasseux qui servait de robe, déchiré au dos par le souffle de la lankoroi.

Gojïn inspecta ses affaires sommaires, agglutinées de boue et de ces résidus de toiles visqueuses.

Tous hochèrent la tête en direction de leur gardien. « Je n’ai pas dit que tu étais concerné, milicien Gojïn Hiegel », finit par s’esclaffer Timön, se retournant vers la tête de proue. 

Les croiseurs n’étaient plus très loin du palais. D’un versant du domaine, une gueule s’ouvrit sur ses entrailles illuminées, s’apprêtant à avaler les navires de la Milice.

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