Chapitre 35 : Des marchands venus d’Alixen

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« Bon bah voilà une bonne mission d’achevée ! », s’exclama Gojïn, rassuré d’avoir accompli sa tâche et retrouvé sa liberté de mouvement. 

Il flânait à présent sur les quais de Tabantz. 

Sous un soleil aveuglant et une chaleur adoucie par les valses du vent marin, il pouvait apprécier l’architecture du District de la Milice. Assemblées au-delà des rivages, traversées par un grand pont s’étendant jusqu’au centre de la baie, ses fondations montées sur des pilotis d’acier scintillaient dans leur robe de fer blanc et de verre. 

Après avoir déposé les deux prisonniers au palais du No Jagolèn, les croiseurs étaient aussitôt repartis au District, où Gojïn eut droit à une bonne douche et un accoutrement neuf. Il avait manqué l’assemblée convoquée en urgence par la capitaine Morgän et les autres hauts gradés. Sortie de réunion, Irina lui avait rendu son insigne, sans félicitations et avec l’ordre de « déguerpir d’ici en attendant les instructions ».  

Il piétina les pavés de ses nouvelles bottines blanches pour en apprécier l’assise et frotta sa combinaison toute neuve. Bojän s’esclaffa de voir à quel point son camarade s’extasiait :

– Je crois que la seule fois où je t’ai vu aussi heureux, c’est quand cette fille de l’autre promotion avait enfin succombé à tes avances.

– Bojän ! Rien, je dis bien : rien ne me rend plus heureux que cet insigne.

Gojïn s’admira un peu plus dans sa nouvelle tenue. « Rolala, ma petite beauté », susurra-t-il en effleurant l’amas de plaques et de tissus qui l’habillait. Il repensa à cette assemblée. Les ragots parlaient d’un rassemblement de miliciens d’élite, prêts à rallier Tabantz dans la journée.

– Aaah, vive la capitale de Golèn, s’extasia de plus belle le milicien Hiegel. 

Les embarcations maritimes comme aériennes s’entassaient dans les nombreux ports. Ceux-ci s’étendaient de chaque côté du grand pont, où une foule de visiteurs affluait. Certains navires volants se déposaient sur les toits des structures qui composaient le repère de la Milice. Pour la plupart, ils livraient des marchandises ou s’alimentaient en huile d’ozkola. Aux yeux de Gojïn, les bâtiments marins formaient une forteresse imprenable au large. La Milice de Golèn contrôlait ainsi le commerce du carburant et surveillait l’arrivée de nouvelles populations par toutes les voies d’eau :

– Quand je vois tout ça je me dis qu’il n’y a pas grand-chose à craindre quand même, déblatéra Gojïn après avoir humé fièrement les odeurs de la mer ramenées par le vent.

– Je ne suis pas très bon en connaissance des villes et des cités, mais il me semble qu’il existe bien plus développée que notre chère Tabantz.

– Comme quoi ? Avaloz Ina ? Avaloz Vina ? Avaloz Wina ? Avaloz Viva ? Ava…

– Non mais ça va ! s’exclama Bojän. Arrête avec Avaloz, il n’y a pas qu’eux.  

– Oui, mais ce sont les plus proches de nous, donc si un jour je dois évoluer dans ma carrière, j’irai là-bas ! héhé...

Lorsque Gojïn commençait à utiliser des onomatopées pour s’exprimer, Bojän savait que tenter de le raisonner serait une perte de temps.

Ce dernier se retourna pour observer la grande allée qui grimpait dans les hauteurs de la cité. Est-ce qu’il allait rentrer à la caserne ? Allait-il se faire une escapade en tonnodjettas[1] dans la haute ville pour passer le temps ? Est-ce que l’appel d’une auberge le tentait davantage en ce beau milieu d’après-midi ? 

Les pavements grouillaient d’habitants, accoutumés à se déplacer à l’ombre des chimères volantes qui pullulaient au-dessus de leur tête. Une rangée d’immeubles peinturlurés de teintes chaleureuses couvrait la vision des autres dédales de la capitale. En entrant dans la Milice, Gojïn avait la chance de pouvoir voler, mais il savait que pour la plupart des habitants de Tabantz, l’obtention d’un navire aérien resterait un rêve lointain de fortune.

« Bon, on fait quoi maintenant ? » demanda Bojän, qui comptait bien profiter de son temps de pause. À cet appel, Gojïn se tourna à nouveau vers le District. « Sus aux tonnodjettas mon p’tit Bojän ». Ces derniers, utilisés par la milice uniquement au-dessus de la cité pour les déplacements rapides, étaient rangées sur une ramification du grand pont, proches des espaces de contrôles pour les arrivées extérieures. Petits et mobiles, ils se composaient dans les grandes lignes d’un siège et d’un guidon montés sur un unique tonnomoteur.

– Pour quoi faire ? demanda Bojän.

Des miliciens, prêts pour leur vadrouille, s’emparèrent de quelques engins et amorcèrent aussitôt leur décollage. Les premières pétarades des tonnodjettas laissèrent une trainée blanche et verticale dans ce qui ressemblait à un bourdonnement d’insecte. Gojïn finit de regarder leur ascension, avant de prendre le chemin du grand pont :

– Je pense que je vais me poser pas loin du palais et attendre que Deön et la rescapée finissent leur entrevue.

– Mais pour quoi faire ? répéta Bojän, qui lui emboîta le pas malgré ses doutes. 

– La Grande Verte a été réactivée et Deön a quelque chose en tête, je veux savoir ce que c’est.

– Il me semble que ça ne fait pas partie des ordres de notre capitaine...

– À mon égard, son seul ordre était de déguerpir, je la prends au mot, répliqua Gojïn dans un sourire. 

Alors qu’ils se frayaient un chemin sur le quai, Bojän continuait son interrogatoire :

– Et la fille ?

– Comment ça, la fille ? Il faut bien qu’elle découvre la ville.

– Il me semble que tu es milicien, pas guide… À moins que tu ne comptes tenter de la séduire, elle aussi. Tu as lâché l’affaire avec la capitaine ?

Bojän se marra devant les gros yeux de Gojïn. Il avait posé cette question tout haut, alors que d’autres camarades de la Milice passaient à côté d’eux. « J’essaie juste de te faire comprendre qu’il serait bête que tu te fasses confisquer ton insigne une deuxième fois en si peu de temps », continua-t-il.

Ils arrivèrent aux places de stationnement. Gojïn inspecta les tonnodjettas pour choisir celui qui lui paraissait du meilleur état. « Bojän ! », interpella une voix féminine. Ce dernier se tourna alors vers sa poursuivante. « Perra ! », s’enjoua-t-il en retour. 

La milicienne semblait en difficulté pour contrôler à elle seule l’arrivée subitement massive de visiteurs. Elle s’approcha à pas vifs, certainement pour demander un coup de pouce. 

Dans la baie, un bateau de taille moyenne venait d’accoster. 

Sa constitution était originale, avec une grande cabine en forme de coupole qui dépassait de chaque côté du pont. Ses couleurs chatoyantes attiraient tout autant le regard. Étaient-ce des voyageurs d’une île connectée ? Des marchands venus de plus loin encore ?

Bojän s’approcha de Perra et leva le menton en signe d’attention. La milicienne, plutôt petite et bien formée, répliqua aussitôt :

– Bojän, je dois contrôler les cargaisons de marchandises qui viennent de Mannantz[2], est-ce que tu peux examiner les marchands du bateau qui vient d’entrer dans la zone de contrôle ?

– Tu as un doute sur la raison de leur venue ?

– C’est leur première visite, il est juste bon de s’assurer qu’ils viennent pour des affaires réglementaires.

– Allez, pas de souci ma belle, je vais faire ça pour toi, répondit Bojän en posant sa main sur l’épaule plastronnée de sa camarade. 

Gojïn ricana dans son coin. Cela faisait longtemps que Bojän cherchait une femme pour partager sa vie, mais malgré son physique avantageux et sa bienséance, il n’avait pas le même succès que lui auprès de la gent féminine. Perra et ses beaux cheveux blonds et ondulés lui plaisait, cela se ressentait aux compliments (qu’il pensait subtils) parsemés dans toutes les phrases qu’il lui adressait, mais leur jeu de séduction avait tendance à tourner en rond, peu aidé par leurs emplois du temps respectifs au sein de la Milice. 

Gojïn abandonna son tonnodjetta, suivant le couple de miliciens à mi-distance. Ils s’approchaient de la zone de contrôle, où une ribambelle de visiteurs aux robes fournies et colorés patientaient. Une dizaine d’entre eux paraissaient grands et bien bâtis, leur visage en partie couvert par une capuche. « C’est eux ? », demanda Bojän. Perra acquiesça d’un hochement de tête, puis s’en alla vers d’autres occupations, ne manquant pas de saluer le milicien dans un sourire radieux. 

Bojän, motivé par ces louanges, s’avança vers le groupe. En retrait, Gojïn s’installa sur un point d’amarrage et observa la scène. 

Un grand bonhomme encapuchonné s’avança vers son ami. Il avait la peau mate et le regard plissé sous un large front. Son sourire avenant et son accoutrement apprêté de tissus bleus et oranges marquaient un peu plus son appartenance à la classe des marchands. Il en avait l’attitude et le bagout :

– Alors, messieurs, reprenons du début si vous voulez bien, exposa Bojän d’un ton assuré. Qui êtes-vous ? Combien vous êtes ? D’où venez-vous ?

– Je me présente, Sully Tepongo – Il courba l’échine en signe de respect envers le milicien – et voici mes camarades de la confrérie des marchands d’Alixen, présenta-t-il d’une voix grave et profonde, balayant de sa main la totalité de son groupe qui patientait derrière. Nous venons de la Terre Portuaire, où nous avons fait affaire des mois durant. C’est tout naturellement que nous devions visiter votre magnifique cité et proposer à vos habitants nos trésors venus du Grand Nord. 

Bojän sonda succinctement le reste du groupe. Il y avait des hommes et des femmes, qui semblaient venir de tous horizons. Il n’avait jamais entendu parler d’une “confrérie de marchands d’Alixen”. En même temps, il n’avait aucune notion de ce qu’était l’Alixen : 

– Vous venez tous d’Alixen ? 

– Nous nous sommes rassemblés sous cette égide, mais comme vous avez pu le constater, nous venons d’un peu partout sur l’océan. Nous faisons le tour du monde, en prenant soin d’éviter les problèmes avec les Bakumaz[3] ou encore les Avazen. On nous a dit que les îles de l’Orr Ozfazi sont sous la protection d’Avaloz, donc ça nous semble être l’endroit propice pour mener notre commerce en paix.

À distance, Gojïn n’entendait pas si bien la conversation, mais l’attitude et l’apparence de ces individus lui donnait une étrange sensation. Il croisa le regard de l’un d’eux, un grand homme à la silhouette affutée, aux yeux bridés sur un visage strict, et aux sens en alerte. Bizarre, subitement, la totalité de ce groupe lui parut louche. 

Il ne voulait pas se mêler à la tâche de Bojän et, après tout, les marchands, en général, lui paraissaient tous plus ou moins louches. Il espérait que son camarade se retourne vers lui pour le prévenir de ses doutes, d’un signe ou d’un regard :

– Bon… Où comptez-vous vous rendre ? Vous disposez de transports plus raisonnables pour charrier vos babioles au sein de la ville ?

Le porte-parole des marchands tourna les yeux vers son imposant bateau :

– Nos marchandises, où devrais-je dire nos merveilles, transiteront avec votre permission demain, à l’aube, sur nos chariots à roues. Une solution sommaire, certes, à moins que l’on puisse jouir de moyens locaux, qu’en dites-vous ?

– Si vous comptez rester tranquilles pour la nuit, ça nous laissera le temps d’y remédier, braves marchands d’Alixen, répondit avec confiance Bojän, d’humeur taquine devant ce grand bonhomme plus que poli. 

– Ce sera avec plaisir que nous nous rendrons à un port recommandé pour passer la nuit. Cela vous laisserait le temps d'examiner à souhait notre boutique des mers. Qui sait, vous pourriez être conquis par la diversité de notre artisanat. On vous garantit un “prix Milicien”, s’esclaffa le marchand. 

Deux hommes aux carrures de grands raùrs se joignirent à la marrade. L’un d’eux semblait cacher quelques problèmes de peau sous sa capuche. 

Un tonnodjetta fila au-dessus du cortège, attirant tous les regards.

– Je vois que vous avez des moyens de locomotion très amusant, s’extasia de plus belle Sully, pointant du doigt le véhicule qui s’éloignait vers les hauteurs de la ville.

– Ah ça oui, en effet. Très amusant. Malheureusement, il faut être milicien pour s’en dégoter un.

– Quel dommage... N’y a-t-il aucun prix pour emporter cette trouvaille ?

Bojän croisa les bras et tourna la tête de gauche à droite. Le chef des marchands montra un zeste de déception. « Bon, j’espère que vous finirez par reconsidérer cette offre », conclut-il avant de se tourner vers les siens, un sourire au coin des lèvres. Le milicien inspecta une dernière fois cette assemblée pittoresque, puis se tourna légèrement pour accueillir ses interlocuteurs d’une main tendue vers la cité :

– Vous êtes libres de mouvement, mais nous gardons votre embarcation en observation. S’il n’y a pas de souci, vous aurez toutes vos marchandises à disposition demain, à l’aube. 

Sully Tepongo, le marchand venu de la lointaine Alixen, le remercia d’une nouvelle courbette. La plupart de ses camarades l’imitèrent. Deux étaient jeunes, similaires en carrure, mais Bojän avait l’impression que, malgré sa grande taille et un regard bien déterminé pour son âge, l’un d’eux était une fille. Ce détail l’amusa.

Il se tourna vers Gojïn et lui signifia sa fierté d’avoir accompli sa mission d’un pouce levé. 

Ce dernier fronça les sourcils.

***

« Brave Sully Tepongo, à chaque fois il arrive à nous sortir un truc qu’on n’aurait jamais pensé », s’esclaffa Malaz, camouflant sa vilaine bedasse du regard des passants dans sa robe colorée de marchand. 

Après avoir passé les barrages de la Milice, le groupe s’était dispersé. Pendant que Kalah remontait l’axe central de la cité avec Xhilna, Hiel et quelques autres gradés, Malaz suivait Shrïn le long des quais qui s’étendaient au nord. Ryzmo était sur leurs traces, en retrait, comme à son habitude.

Shïn s’imprégnait des détails de la capitale de Golèn. Ses moyens de défense ne lui semblaient pas insurmontables, mais sa taille et sa complexité feraient perdre à coup sûr du temps à la croisade du Larj s’il décidait de l’attaquer. Les énormes canons qui trônaient dans les hauteurs de Tabantz étaient ni activés, ni entretenus. Aux yeux du Deikh Nemara, ces bâtiments dont il admirait l’écrin restaient dépourvus d’utilité, comme beaucoup de vestiges de temps inconnus qui proliféraient sur les océans. 

Lorsqu’il entendit Malaz fredonner à nouveau « Sully Tepongo » dans un rire moqueur, il se décida à lui répondre :

– Crois moi Malaz, ce nom d’usage est très facile à retenir pour lui.

– Encore pour « Sully » je peux comprendre, je suis quand même assez informé pour savoir que c’est le nom de son paternel, mais il faut qu’il arrête de se prendre pour Kommogus, ce n’est pas un de ces animaux du...

– Détrompe-toi, coupa Shrïn.

Malaz se tut, mais garda son sourire alors qu’il invita d’un léger hochement de tête son Deikh à poursuivre :

– Le Deikh Kalah Oberzheim est le fruit de deux univers. Tepongo est le titre d’une famille régnante des peuples noirs. C’était le titre de sa mère. 

« Oh », s’émerveilla faussement Malaz, toutefois attentif aux révélations de son supérieur. 

Shrïn jeta un regard aux nuages dorés qui striaient le ciel alors que le soleil marquait un peu plus sa descente. Puis il observa encore une fois les forteresses de la baie de Tabantz qui surveillaient les voies maritimes. Il esquissa un sourire, mais l’expression de son regard restait fermée :

– Comme tu l’as compris, Kalah a pris le nom de son père et le titre de sa mère pour passer le barrage et même si je suis persuadé qu’il n’avait pas besoin de le faire, j’ai l’impression que ça lui a fait plaisir...

[1] Tonnodjetta(s) : cf. Glossaire/Artefacts-Mécaniques. Une embarcation volante monoplace, construite en majorité sur Suän Or. Le tonnodjetta est constitué d'un tonnomoteur relié à un système de guidage, d'une assise et d'un guidon. Alimenté en carburant à base d'huile d'ozkola, il décolle à la verticale, ou légèrement en diagonale, et offre une bonne mobilité aérienne pour des pilotes confirmés.

[2] Note sur les Duchés de Suän Or : Cf. Glossaire/Civilisations. Suän Or est un archipel composé de plusieurs cités, dont les capitales de duchés font partie des plus réputées et des plus peuplées. La capitale du Duché de Talèn est Mannfratt ; celle des régions montagneuses du Duché d’Uvulèn est Mannantz ; enfin, celle du rayonnant Duché de Golèn est Tabantz.

[3] Bakuma(z) : cf. Glossaire/Civilisations. Un membre de la peuplade des Bakumaz, des pirates des mers du sud. Cette population, non affiliée aux Avazen ou à l’Union d’Avaloz, vit du pillage et de la capture des navires qui pénètrent son territoire maritime.

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