Chapitre 37 : Par les nuits de Tabantz
– Donc vous êtes en train de m’expliquer que je dois faire copain-copain avec des gars de Mannfratt et Mannantz, m’enfoncer dans les Abysses Émeraude en compagnie de cette bande de dégénérés pour trouver et visiter un sanctuaire rempli de... Attends, c’était quoi déjà ?
– Des Hantz, répétèrent d’une même voix Deön et Lonka.
– Ah oui voilà, des Hantz. Tout ça dans le but d’activer le moteur du Navire-Monde sur lequel nous nous trouvons afin de contrer un assaut imminent des Avazen. Donc une mission d’importance capitale où nous risquons mille fois de mourir ?
Gojïn finit sa mousseuse puis fixa de nouveau ses interlocuteurs après avoir claqué brutalement sa chope sur la table haute :
– Tu sembles avoir compris, conclut Deön.
– Génial ! On commence quand ?
Lonka fixa à son tour Gojïn, sidérée de son enthousiasme.
– Demain je forme l’escouade et nous partons dans la foulée, exposa Deön.
– Parfait, je n’avais pas l’intention de retourner à la case de toute façon. Allez ! Nouvelle tournée !
Le milicien se leva d’un bond. Les plaques de métal blanc sur son pantalon cliquetèrent en chœur avec ses grosses bottines. Il avait délaissé son plastron, remplacé par une chemise aux couleurs exotiques, plus propice à une soirée festive.
Lonka trouvait le contraste saisissant, mais pas forcément de la bonne manière.
Le blondinet entra dans l’auberge, laissant ses deux comparses contempler la petite allée arpentée par les passants. Les torches de tinarg éclairaient les promeneurs et les intempérants qui se massaient sur les terrasses des maisons de soif :
– On se sent bien ici, c’est dommage qu’on reparte déjà demain, dit Lonka en tirant une moue mélancolique.
– Je ne pense pas que les Avazen ont l’intention de nous laisser prendre du bon temps longtemps, rétorqua Deön.
– Je sais, j’espérais juste un instant que tout ça ne soit qu’un songe...
Deön haussa les sourcils et roula des yeux, consterné, puis retourna à sa chope.
Lonka observa les passants : des jeunes, des couples, des visiteurs des îles connectées et des marchands de tous horizons parcouraient ces dédales à l’est de la haute ville. Ce quartier aux ruelles étroites et entortillées, riches de couleurs chaleureuses tel le marbre brun des habitations, donnait une sensation de confort et de protection.
– Qu’est-ce que tu connais des Avazen ? interrogea-t-elle, à la surprise du chasseur.
– Hmm... Qu’est-ce que tu veux savoir des Avazen ?
– Oh... Heuu... Leur mode de vie, leur chef, des choses comme ça.
Deön ressentait une certaine fatigue dans l’expression de Lonka. Elle n’avait bu qu’une seule mousseuse depuis leur retour en ville, mais les sensations nouvelles de l’alcool la rendaient peu à peu léthargique.
Le chasseur se pencha pour observer l’intérieur de l’auberge à travers l’ouverture. Gojïn patientait au comptoir en parlant avec quelques connaissances. Le “milicien des rues” était dans son élément, pour un petit moment encore. Tant mieux, je n’aurais pas à expliquer deux fois... pensa-t-il avant de répondre :
– Les Avazen sont un peuple nomade à très grande échelle, disons.
– Un peuple de la Terre Bleue ?
– Exactement. Tu piges plus vite avec l’alcool on dirait ! – Lonka roula à son tour des yeux – Il y a un bout de temps maintenant, une tribu s’est mise à construire d’immenses navires pour parcourir les océans à la recherche d’une terre sainte. C’était la tribu des Avaz. Ils vivaient de la pêche et du pillage, ralliaient des peuples à leur cause, tout ça tout ça... Très vite une organisation et des codes se sont créés. Retiens que, hormis leur Navire-Monde d’origine, les Avazen se dispersent aux quatre coins de la Terre Bleue à bord de ce qu’ils appellent les “arches”.
– Les arches... Je pense que c’est ce que j’ai vu du haut du grand mur blanc. Elles paraissaient gigantesques...
– Elles le sont, mais ça reste des constructions de l’homme, ça n’a rien à voir avec les Navires-Monde.
Lonka tiqua un instant. Au fur et à mesure que Deön exposait les grandes lignes de l’histoire avazen, une tonne de questions se bousculait dans sa tête.
– Si ça fait si longtemps qu’ils pillent de par le monde, pourquoi ils n’ont rien fait à Nygönta ou Suän Or avant ?
– Pendant longtemps les Avazen étaient en retard sur certaines civilisations auxquelles ils ont pu se confronter. Les Phangiens, les Bräans, les Avaloziens, ils ont essuyé bon nombre de défaites. L’accès à certaines régions leur était bloqué, notamment par un autre “Empire” – Deön mima des doigts la nuance –. Sur la plupart des cartes que j’ai pu voir, l’océan du sud se scinde avec l’île-continent de Brän à l’ouest et les colonies de l’Union d’Avaloz à l’est.
– L’Union ?
– Avaloz est un rassemblement de Navires-Monde... Bref, les îles connectées, Nygönta et beaucoup d’autres endroits sont censés être sous la protection d’Avaloz.
– Et pourquoi ils n’ont rien fait ?! Les Avazen les ont surpassés ?
– J’ai l’impression qu’à mesure que les terravolutions s’égrènent et que l’Union grossit ses rangs, elle perd en surveillance. Toutefois, l’Empire a aussi gagné en puissance, notamment grâce à l’appui de deux Aènjuggerz.
– Des gens comme nous ?
– Nous ne sommes pas à leur niveau... Cependant, un prétendant au titre d’Aènjugger gouverne l’Empire depuis quasiment cent terravolutions : lui, il est plus comme nous, du moins, comme moi. Un des deux “anges véritables” que je viens d’évoquer l’épaule en veillant sur les quatre seigneurs de guerre et les peuplades affiliées. Le deuxième est l’un de ces seigneurs de guerre. Sous leur coupe, l’Empire s’est discipliné, mais son mode de vie et son organisation sont restés tournés vers la guerre. Pendant quinze terras, leur oppression sommeillait ; aujourd’hui, nous sommes à l’aube de nouvelles tensions.
– Car il faut qu’ils déciment un peuple entier pour juste quelques tensions ?! s’agaça la rescapée de Nygönta.
– Rien n’est simple dans ce monde. Crois-moi, rien n’est simple...
Lonka se calma, mais ne quitta pas Deön des yeux. Elle voulait comprendre, mais sentait que plus elle en savait, plus elle se rendait compte qu’elle ne connaissait rien. Toutefois, elle ne voulait pas achever cette discussion :
– Tu m’as dit que leur but était une terre sainte. Ils ne l’ont jamais trouvée ?
– Bien sûr que si, ils en ont trouvé deux même !
– Deux ?!
Lonka attendait la suite, dubitative, mais Gojïn interféra en ramenant quatre chopes de mousseuses sur la table. « Ah ! prêt pour la deuxième pinte de ta vie Lonka ?! », taquina-t-il. Il avança la chope en raclant la table. Son humeur joviale laissa la fille de marbre.
– Pourquoi quatre ? demanda Deön en désignant les chopes.
– Bojän arrive, c’est son comité d’accueil. Après nous pouvons aller à la tanière du Sligre, il y a régulièrement des joueurs d’instruments qui viennent mettre la fo-lie.
Gojïn ajoutait des gestes amples et excités à ses paroles. Deön affirma d’un hochement de tête, puis feint l’enthousiasme à l’égard de Lonka : « Je finirai ma petite explication plus tard, hein... ». À ces mots, Gojïn bondit sur le chasseur et entoura son épaule : « Et tu parlais de quoi donc ?! ». Deön lui lança un regard dédaigneux en guise de réponse.
– Bon, au pire je m’en fiche, conclut le milicien en relâchant son étreinte pour reprendre sa boisson en main. Alors, ces gars de Mannantz et Mannfratt, tu sais qui ça peut bien être ?
– J’imagine que vu l’importance de notre mission, nous aurons droit aux champions...
– Super ! Je vais me mesurer à Dän Hiegarän et toute la clique ! Je suis sûr qu’il y aura Cheïki Kanana aussi !
Gojïn tendit les bras au ciel en signe de victoire.
– Qui sont ces gens ? demanda Lonka.
– Toutes les deux terravolutions, les miliciens de chaque duché s’affrontent dans des jeux. Force, vitesse, escalade, agilité, il y en a pour tous les goûts et les meilleurs sont reconnus dans tout Suän Or. Mais vu que ça reste des miliciens, les missions les plus importantes leur sont aussi confiées.
– Gojïn a eu le privilège de concourir aux derniers jeux, continua Deön. Il est arrivé dernier au tir à l’arc, avant-dernier à l’escrime.
– Eh ! T’avais pas besoin de détailler mon palmarès ! Déjà, j’ai participé, ça veut dire que je suis bon.
Lonka pouffa devant la mine soudainement désabusée de Gojïn. Elle se tourna alors vers Deön :
– Et toi, tu n’y as jamais participé ?
– Depuis quand je suis un milicien ! s’offusqua-t-il.
« Eeeh, mais ce ne serait pas ma petite mousseuse qui attend ?! », s’extasia Bojän avant que Lonka n’eut le temps de répondre. Délaissant son uniforme habituel, le milicien à la peau ébène s’avança sur la terrasse, sa grosse voix au grain avenant soulevant l’attention des tables voisines. Il salua Deön et Lonka d’une courbette respectueuse, puis frappa un grand coup dans l’épaule de Gojïn, lui faisant renverser une gerbe de mousse, aussitôt suivi de ses beuglements.
Lonka plongea son regard dans cette écume d’alcool qui se répandait sur la table haute.
– Bon, on finit cette tournée et c’est parti pour la tanière du Sligre ! dit Gojïn, une fois l’enthousiasme retrouvé.
Le milicien porta la mousseuse à sa bouche et en renversa la moitié sur sa chemise. Lonka et Bojän gloussèrent, Deön roula des yeux pour la énième fois.
– Au moins ça va aller vite, conclut ce dernier.
Le temps de la dernière chope, Gojïn exposa le plan de Deön à sa manière, mais la discussion bifurqua rapidement sur les jeux des trois Duchés[1] et l’idée de côtoyer ses grands champions dès le lendemain.
Lonka se désintéressa peu à peu des jérémiades.
Un pan de la soirée fila et, lorsque les trois lunes finirent leur ascension, le groupe se décida à quitter la place.
Lonka sentait sa tête tourner et perdre le fil des évènements. Ils devaient s’arrêter à chaque coin de rue, le temps d’échanger quelques mots avec toute personne qui reconnaissait les miliciens, surtout Gojïn. Il avait beau être un représentant de l’ordre, même les individus aux mines patibulaires le saluaient avec respect, voire un grain d’amitié.
« Et nous y voilà ! », s’exclamèrent Gojïn et Bojän devant la fameuse tanière. Elle prenait l’angle d’une grande bâtisse qui donnait sur un des principaux boulevards de la haute ville. Les flambeaux, alimentés à l’huile d’ozkola et au tinarg, étaient plus grands et plus puissants que ceux des ruelles ; aussi, la circulation était plus dense.
Une foule de personnes patientait devant l’établissement, gardée par de solides bonhommes. Derrière cette façade pas si accueillante, les résonances de notes de musique entraînantes s’élevaient.
Lorsqu’un des gardes reconnut le duo de miliciens, il invita d’un signe de main le groupe à avancer. « Vous allez voir, vous vous sentirez comme chez vous en moins de temps qu’il n’en faut », s’extasia Gojïn, confiant sur l’attrait de sa destination. Le gardien de la tanière le salua, mais posa ses yeux hostiles sur Deön et Lonka. Après quelques explications, il laissa finalement le groupe griller la politesse à la trentaine de personnes qui attendaient leur passe-droit depuis un long moment.
Une fois dans le corridor les séparant de la grande salle, les miliciens laissèrent le chasseur et la naufragée prendre les devants.
Un amas de fêtards s’y entassait, des tablées à la scène, dans une ambiance joyeuse.
Deön et Lonka s’effacèrent dans la masse. Gojïn s’avança vers le rond central où des groupes et des couples dansaient, mais Bojän lui retint subitement le bras.
– Qu’est-ce qu’il y a ? Je n’ai pas le droit d’aller danser, milicien Biaz ?! questionna Gojïn avec virulence, avant de remarquer la mine grave de son acolyte.
– J’ai comme un mauvais pressentiment.
– Mais encore ?
– Tu te rappelles les marchands de cet après-midi ? Quand tu m’as dit qu’à bien y réfléchir, ils n’avaient vraiment pas des têtes de marchands ?
– Mais encore ? insista Gojïn, impatient.
– Je viens de les apercevoir, exposa Bojän en pointant la scène du doigt.
– Ah...
[1] Note sur les Jeux de Suän Or : cf. Glossaire/Civilisations. Des jeux de belle saison, comprenant une centaine d’épreuves dans une vingtaine de disciplines, organisés toutes les deux terras par les trois Duchés de Suän Or. Ils discernent des titres au meilleur Duché, mais aussi aux meilleurs athlètes. Les Jeux de Suän Or sont disputés quasi-exclusivement par des miliciens.
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