Chapitre 40 : Champions de Suän Or
– Dän ?
– Présent.
– Cheïki ?
– Présent.
– Zoèn ?
– Présente.
– Raä... Non mais sérieusement, il y en a trop là !
Muni d’un parchemin pour le recensement, Deön commençait à s’impatienter devant la troupe de combattants.
Ils étaient une quinzaine à s’aligner dans le hangar du District de la Milice. Leurs armures lactescentes accentuaient les contours de leur solide carcasse ou de leur corps athlétique. Elles contrastaient avec la tenue mondaine du chasseur, qui n’avait pas quitté ses vêtements d’apparat depuis son rendez-vous avec le No Jagolèn.
Connus dans tout Suän Or et dans les hautes sphères des îles connectées pour leurs faits glorieux aux Jeux des Trois Duchés ou leurs services rendus de manière héroïque, la présence de tous ces champions avait de quoi en faire pâlir plus d’un.
Deön ne leur trouvait rien d’impressionnant. Il n’avait que faire de cette concentration de palmarès sous ses yeux, surtout après les rencontres agitées de la nuit.
Le chasseur, à présent érigé en chef d’escouade, se tourna vers la capitaine Morgän, entourée de scribes dépêchés des trois Duchés. Ces derniers s’attelaient à retranscrire sur des tablettes les balbutiements de cette mission. Le crissement des craies agaçait un peu plus Deön. « Je ne te demande pas de retenir leur nom, juste de faire l’appel pour nos Ducs », exposa la capitaine, les bras croisés et la mine fermée.
Les meilleurs éléments des Milices de Talèn, Golèn et Uvulèn restèrent de marbre face à ses déclarations. Hormis quelques-uns, au courant de l’existence de Vaä et Deön, ils se désintéressaient tout autant de la personnalité du chef d’escouade.
Il se racla la gorge et, la frimousse sombre, reprit son recensement : « Allez... alors Raämaänaha ? ». « Présente ! » ...
Pendant ce temps, Bojän manœuvrait le croiseur depuis son poste de pilotage. L’imposant bateau s’amarrait au quai, luisant sous les rayons du soleil matinal qui s’engouffraient dans l’antre. L’eau s’agitait sur les bords de la coque, avant d’éclabousser les échafaudages métalliques de l’embarcadère.
Le milicien n’entendait pas l’appel de Deön, mais reconnaissait de dos certains guerriers légendaires. Affairé et fatigué, il restait d’une joie mesurée, mais son esprit montait à ébullition lorsqu’il imagina la suite des événements au milieu de cette troupe.
Il se tourna vers le pont du navire : là, calfeutrée dans un coin à la sortie des cales, Lonka loupait tout du spectacle. Exténuée, elle s’était effondrée, recroquevillée sur elle-même, tremblotante par moment. Bojän avait déposé une couverture sur elle, espérant l’aider à trouver un meilleur sommeil. À la vue des Avazen qui avaient capturé son frère, elle s’était pétrifiée. Le milicien se demandait comment elle serait, une fois réveillée.
Il se demandait aussi ce que Gojïn allait rapporter. Il était parti en filature du camp Avazen dès que son groupe pût prendre les distances nécessaires avec la Tanière du Sligre.
Le croiseur s’arrima au dernier cran. La barge redevint calme. Deön avait fini son appel.
« Deön ! Capitaine ! », tonna le milicien Hiegel en débarquant dans le hangar sur une chaloupe à tonnomoteurs. Timön tenait la barre, usant de ses compétences pour s’arrimer derrière le croiseur.
La hauteur du petit bateau ne dépassait pas la coque du gros navire, qui faisait bien cinq fois sa longueur.
Gojïn était retourné à la case pour enfiler sa tenue de milicien, à présent apprêté pour le périple. Il sauta sur le rebord du quai et s’y hissa. Les plaques de son armure frottèrent les dalles dans un concert de cliquetis. « Oh ! Nom d’un glazon en rut ! Vous êtes tous là ?! C’est fou ! », s’exclama-t-il en apercevant les héros de l’archipel. Deön et la capitaine roulèrent des yeux. Les scribes des Ducs levèrent leur craie. « Cheiki ! Ça va mon grand ?! Oh ! Zoèn ! Toujours aussi belle ! », il prit le temps de saluer chacun de ses adversaires des Jeux des Trois Duchés.
La plupart lui rendirent son enthousiasme, par politesse.
– Milicien Gojïn Hiegel, au rapport, s’impatienta la capitaine.
Gojïn manqua ses dernières poignées de main et se présenta devant Deön et les représentants de l’ordre. Malgré sa jovialité naturelle, ses traits tirés par la fatigue marquaient sa surveillance nocturne :
– Les Avazen sont sortis de la ville, ils ont pris la route de No’olia à bord de carrioles de marchands. Leur bateau est toujours présent au port et il n’y a ni arme ni personne à bord.
– Cela pourrait signifier qu’ils se déploient sur le territoire, pensa à haute voix la capitaine...
– J’ai pu les suivre jusqu’à la reformation de leur groupe. Ils sont dix-sept au total.
– À dix-sept la seule chose que je les vois faire, c’est rejoindre une armée déjà présente, rétorqua Deön.
Le chef d’escouade commençait à faire les cent pas, observés avec bien plus d’attention par la troupe de miliciens vedettes – Timön se glissa parmi eux –. « Si une armée est déjà présente, je suis persuadé qu’elle s’achemine depuis le Duché d’Uvulèn », reprit-il. Le représentant de la région mania la craie avec plus de force. Son visage de doyen à la barbe blanche se raidit à cette annonce.
– À mes yeux, cela signifie qu’ils ont déjà pris une avance sur nous, déclara la capitaine. Savent-ils où nous nous rendons ?
– Je ne vois pas comment ils pourraient le savoir, confia Deön. Cependant, ils peuvent très bien se disperser pour surveiller nos déplacements. Si c’est le cas, nous serons toujours plus rapides qu’eux en prenant la voie maritime.
– S’ils parviennent à nous suivre jusqu’aux Abysses Émeraude, ils devront faire face aux Zhivänz, nous pourrons alors les semer rapidement.
– Si tant est que les Zhivänz nous voient, tous, comme des alliés.
Les miliciens se regardèrent, dubitatifs.
Deön se décida alors à honorer son capitanat :
– Miliciens, miliciennes ! Bienvenue au sein de l’escouade des Oiseaux du Tonnerre ! – Gojïn eut du mal à dissimuler son enthousiasme à l’annonce du nom – Notre voyage est sur le point de commencer et il ne sera pas de tout repos. Si les Zhivänz acceptent ma présence, ce ne sera peut-être pas le cas de tout le monde. Il faudra alors gagner du temps pour que je puisse négocier. Comprenez par-là que nous risquons une embuscade de nos ennemis avant même de rallier la partie nord de Suän Or. Vous avez été sélectionnés car vous êtes censés être les meilleurs pour gérer ce genre de situation, mais je ne peux rien promettre concernant la réussite de cette mission. Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’il sera indispensable de rejoindre le temple caché au fin fond des abysses, peu importe les moyens employés.
– Nous prendrons trois navires, continua la capitaine Morgän en pointant les bateaux arrimés à quai. Vous naviguerez à bord du croiseur à même le Maahasuän. Le but est de garder le maximum de réserves pour le retour car d’ici là, il y a de forts risques que Suän Or soit attaquée par la flotte avazen qui sévit au large de nos côtes. Nous avons équipé le croiseur de quatre canons sur chaque bord, chacun muni d’une dizaine de munitions – Quelques sourires s’affichèrent sur le visage des miliciens –. Je vous demande de gérer au mieux ces ressources qui ne sont pas inépuisables. Pour ma part, je surveillerai les déplacements ennemis depuis les airs à bord d’un dilidjetta que nous avons confisqué il y a quelques jours. Le milicien Gojïn en fera de même depuis le détroit à bord de son navire de reconnaissance. Je lui fais pleinement confiance pour remplir cette mission – La capitaine jeta un regard froid à Gojïn – Je vous demande aussi d’être à l’affût tout le long du périple qui doit nous mener jusqu’au territoire des Zhivänz. Nous allons être des cibles privilégiées.
– Les Avazen ont des sonars qui permettent de repérer la présence de spécimens comme moi, ajouta Deön. Nous ne connaissons pas toutes leurs capacités, ni leur arsenal, mais nous savons qu’ils ont l’art de la guerre et des combats en pleine nature. Les Avazen déjà présents sur nos terres ont eux aussi été sélectionnés, donc ce sera une lutte entre les meilleurs de chaque camp.
Le grand et chevronné Cheïki se frappa la poitrine avant de s’avancer. Maître du tir à l’arc et du travail de force, ces premières indications animèrent son exaltation :
– Capitaine Morgän, êtes-vous sûre que le temple dont vous parlez se situe…
– Oui, coupa Deön. Il a été repéré là-bas. Il y avait déjà peu de doutes avant, maintenant il n’y en a plus ! Quant aux Zhivänz, ce sont des gardiens agressifs, mais ce qu’ils protègent sert pour tout Suän Or. Lorsqu’ils nous verront débarquer, suivis par les Avazen, je reste persuadé qu’ils feront vite le bon choix.
– Et dans le cas où ils n’acceptent aucune des deux armées au sein de leur terre ?
Deön fixa Cheïki, qui lui rendit son regard avec provocation.
L’air devint soudainement plus dense.
Une énergie nouvelle parcourut le sol. Un liquide bleu recouvrit les prunelles du chasseur : « Ils nous accepteront », trancha-t-il, sa voix résonnant dans tout le hangar.
Puis Deön reprit son calme. Le fluide s’évapora sous les regards circonspects de la tribune.
Cheïki secoua légèrement la tête et se remit dans les rangs, convaincu par la démonstration du chef d’escouade. Gojïn s’approcha du solide gaillard et lui donna un petit coup de coude sur le flanc : « Ne t’inquiète pas Cheïki, ce gars-là, c’est mon pote ! », lui dit-il avec un clin d’œil. L’athlète chevronné entoura alors de son bras musclé les épaules du bellâtre et dit avec un sourire carnassier :
– Gojïn, je pense que tu devrais faire un tour sur ta barque pour nous ouvrir la voie. Si tu tombes en premier, ce ne sera pas une grande perte.
Quelques autres membres de la troupe se gaussèrent discrètement.
– Les gars, vous ferez vos blagues une fois cette guerre finie, rétorqua Deön. La flotte peut attaquer d’un instant à l’autre, alors maintenant que vous avez compris le sens de notre mission, je vous invite à monter à bord.
Les scribes raclèrent leur tablette en cœur. Ils sentaient leur tâche bientôt terminée.
Les miliciens s’acheminèrent sur le pont du croiseur sans dire un mot de plus. Bojän les accueillit avec le sourire, mais contrairement à Gojïn qui les avait côtoyés lors des Jeux, il n’osa pas les saluer par un geste ou une parole.
Deön regarda les derniers membres de la troupe quitter le quai, puis se tourna vers la capitaine :
– Irina, à quel moment tu m’as dit que tu partais avec nous ?
– Je n’ai pas besoin de le dire, je le fais, c’est tout. Et, que tu sois un ange ou non, je te prie de m’appeler Capitaine.
– Qui va protéger Tabantz si tu pars de la ville ?
– Nous avons assuré nos arrières, je ne suis pas le seul haut gradé du District heureusement. Mais tu devrais plutôt penser à prendre soin de la clé qui nous permettra d’ouvrir ce berceau au fond des abysses, Deön “l’Oiseau du tonnerre”.
La capitaine tourna les talons et marcha vers la sortie du hangar. Après un instant d’hésitation, les scribes la suivirent.
« Chef, vous montez avec nous alors ?! », questionna Bojän, qui attendait pour fermer la passerelle. Deön sortit la clé de sous son chemisier – Une poche secrète était cousue près de sa poitrine –. Il en inspecta les reliefs dorés, se demandant si l’objet était vraiment la solution pour pénétrer dans le sanctuaire. Il pouffa un coup et la remit dans sa bourse. « Redémarre les moteurs Bojän, ne perdons plus de temps ! ».
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