Chapitre 41 : Le long du Maahasuän

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La chaleur du colosse enflammé caressa la plissure de ses yeux, diffusant ses teintes orangées. Lonka ressentait la présence du jour. Aussi ses oreilles captaient une profusion de voix diverses et variées. Où suis-je ? Qui sont tous ces gens ? se demanda-t-elle, léthargique. 

La place sur laquelle elle reposait ballottait. Doucement, elle se remémora sa situation. Une fois à bord d’un des croiseurs de la Milice, elle avait sombré au petit matin.

« Oh, je crois que la petite bouge », entendit-elle. C’était la voix grave d’un inconnu, ce qui la rendit nerveuse. Lorsqu’elle entendit des bruits de pas s’approcher, elle se décida à délier ses paupières, non sans effort. 

Aveuglée par la lumière du midi, elle perçut tout d’abord des silhouettes, massives ou élancées. Il y avait des hommes et des femmes sur le navire. Mais à mesure qu’une dizaine de visages se dessinait, elle ne distinguait aucune tête familière. Sa tension monta rapidement, avant de se calmer en remarquant les armures reluisantes des miliciens. « Deön ? Gojïn ? Vous êtes où ? », demanda-t-elle d’une voix faible.

« Eh, attendez ! Elle vient de dire mon nom là ?! », cette fois, elle reconnut cette voix qui souffla au-dessus de sa tête. 

Une voix qui avait toujours tendance à l’agacer. 

Gojïn se pencha vers elle, en équilibre sur la bordure du bateau, comme s’il surveillait son réveil depuis un moment. « Alors, bien dormi la pourfendeuse des mers ? », questionna-t-il avec un sourire radieux. Lonka se redressa et oublia aussitôt sa réponse en découvrant son environnement. 

De chaque côté prospéraient les forêts de Suän Or, alors que le croiseur voguait sur un bout de Terre Bleue. Le vaisseau arrivait au confluent. Il s’élança sur la large étendue d’eau enfermée entre deux terres, celles des Duchés de Golèn et de Talèn. 

Pendant ce temps, une ombre descendait du ciel. C’est quoi ça ? Un gros chariot volant ? de sa position, Lonka ne pouvait en voir que le dessous.

Gojïn attendait toujours une réponse de sa part, balançant ses jambes sous le rebord. 

– Gojïn, reprends ton poste et remonte le détroit pour nous dire ce qu’il se passe derrière ! ordonna Deön, émergeant de la cabine en dessous du poste de pilotage.

Le chef d’escouade salua Lonka d’un signe de main et observa le chariot volant atterrir au milieu du pont. 

– Bon, c’est parti ! s’exclama Gojïn avant de basculer à la renverse par-dessus bord.

« Gojïn ! », cria Lonka en se précipitant sur le pourtour. Les miliciens s’esclaffèrent. Elle fronça les sourcils en comprenant la supercherie : sanglé à la coque, son navire de reconnaissance se trouvait juste en dessous. Le milicien avait atterri agilement et commençait à faire coulisser les attaches par un système de levier. Lorsqu’il vit l’expression excédée de sa camarade qui le pensait tombé à l’eau, il lui rendit un sourire en coin. 

Elle roula des yeux et se retourna pour voir la bicoque se déposer sur le pont. Déstabilisée par l’allure du croiseur, elle glissa légèrement vers l’arrière avant de s’arrêter. 

La capitaine Morgän se présenta, seule. Grande, belle, autoritaire, Lonka ne put s’empêcher de la fixer alors qu’elle repliait les voiles. « Gojïn ! Dites-moi qu’il n’est pas encore parti ! », éructa-t-elle.

– Je viens de lui ordonner de remonter le détroit, exposa Deön.

– Ce n’est pas la peine ! Gojïn !

La capitaine se précipita à tribord. Elle se posa à côté de Lonka sans même lui jeter un regard. Sa vision était focalisée sur le milicien qui finissait de détacher les sangles. Lorsqu’elle cria une nouvelle fois son nom, ce dernier leva les yeux en sa direction :

– Oui ?

– Pars en direction de l’ouest, j’ai un très mauvais pressentiment !

– Entendu, Capitaine !

Les autres miliciens se redressèrent et se mirent en rang devant la capitaine, dans l’attente d’une explication. 

Gojïn activa les tonnomoteurs et prit la barre. Lonka le regarda manœuvrer. Sa chaloupe accéléra pour dépasser le croiseur et s’éloigner en un rien de temps. Les flots se séparaient en vagues d’écume derrière le navire racé. Il chargea l’horizon, battant l’eau des rebonds de sa coque. 

Le silence à bord du croiseur persista, la capitaine observant d’un air soucieux l’embarcation de Gojïn s’effacer dans les détours du bras de mer. 

Deön mit fin au flottement ambiant :

– Du coup, tu peux nous dire ce qu’il se passe derrière ?

– Les Avazen ! Il y a deux navires avazen, des croiseurs sensiblement comme le nôtre, qui se sont engouffrés dans un affluent des côtes de Talèn. Je pense qu’ils vont rallier le Maahasuän d’ici très peu de temps.

– C’est sûr ça ?

– Ce qui est sûr, c’est qu’ils prennent notre direction et qu’ils vont plus vite que nous !

À ces mots, deux miliciennes se déplacèrent à l’arrière du navire pour observer l’horizon. Le cœur de Lonka fit des bonds dans sa poitrine. Les yeux grands écarquillés, elle balada son regard entre Deön et la capitaine.

– J’ai joint les autorités de Talèn pour qu’ils viennent nous prêter main forte en urgence, reprit-elle. Ils ne devraient pas tarder à se poster sur les bords du détroit avec un arsenal de défense.

– Attends, ils n’ont rien repéré en amont ? Ce sont des navires invisibles ?

– Je n’ai pas pris le temps de leur poser la question, Deön. En effet, on peut se le demander – Son regard noir balaya les envoyés du Duché de Talèn –, mais une fois à terre et à l’abri. Mon instinct me dit que d’autres croiseurs ennemis se sont engouffrés dans le canal par l’autre côté afin de nous coincer. Quatre lieues nous séparent de notre destination, nous devons accélérer !

Deön se tourna vers le poste de commande. Bojän avait tout entendu et s’affairait déjà à ajuster la vitesse maximale. Il n’était plus question de gérer les réserves.

Lonka observa les membres d’équipage s’activer. Lances, arcs, glaives, les miliciens s’emparaient de leurs armes stockées sous les rebords. 

C’était le branle-bas de combat. 

La capitaine fit signe à un des miliciens de la rejoindre. Ce dernier se précipita à ses côtés et monta à bord de la bicoque. Comme un flash, Lonka se souvint de lui, le bienportant Timön, ce gardien intransigeant qui l’avait escortée la veille à la capitale. 

– Restez vigilant, je retourne faire une ronde dans le ciel et j’informerai Deön de tout mouvement suspect par cryptoradio.

– Soit, conclut ce dernier, les bras croisés.

Au milieu de cette course à l’armement, le chef d’escouade restait étonnamment calme, voire blasé. Décidément, lui ne change pas... pensa Lonka. 

Le vaisseau du capitaine reprit son envol, sa coque scindée se dressant vers le ciel avant que les propulseurs ne le fassent décoller dans une brève déflagration. Une traînée noire dans son sillage encrassa le revêtement blanchâtre du pont. 

– Alors jeune fille, vous avez fait de beaux rêves ? demanda dans son dos la voix grave qui avait extirpé Lonka de ses songes.

Lorsqu’elle se retourna, elle tomba face à l’armure luisante et épaisse d’un grand homme à la barbe grisonnante. Il était équipé d’un arc et son carquois au dos, d’un glaive à la ceinture. En guise de réponse, elle lui fit ses gros yeux de surprise :

– Ahah, moi c’est Cheïki Kanana, égérie[1] des Jeux de Suän Or par trois fois et Capitaine en second de la Milice de Talèn. Il me semble que l’on n’a pas entendu ton nom lors de l’appel...

– Heuu... Moi c’est Lonka... De Nygönta, vous connaissez ?

– Oh ! Alors tu viens de l’extérieur de l’Orr Ozafazi, à quoi ressemble un ciel bleu ?

– Heuu... Bah... Bleu.

Déboussolée et perturbée par la situation, Lonka ne savait comment se comporter face à cette masse qui s’amusait d’elle. Sa réponse fit rire aux éclats une femme grande et élancée qui se joignit à la discussion :

– Ne t’inquiète pas Lonka, le vieux Cheïki aime bien se prendre pour un jeune fanfaron, s’esclaffa-t-elle en tapant sur l’épaule de son camarade. Moi c’est Zoèn Amän, chef de troupe du Duché de Talèn et championne de tirelance[2]. On se demandait juste ce que faisait une belle endormie comme toi dans cette escouade.

– La « belle endormie » ? Moi je préfère le terme de ce crétin de Hiegel, la « fille méduse » ! Quoique pour l’instant c’est juste une « cornue », renchérit Cheïki.

Zoèn replaça ses longs cheveux noirs nattés dans son dos d’un geste de main quelque peu hautain. Elle avait beau s’être présentée avec le sourire, Lonka sentait une certaine défiance dans son regard. C’est donc ça les champions de Suän Or ? se questionna-t-elle. En cherchant une âme réconfortante sur le pont, elle croisa le regard de Deön. Ce dernier lui fit comprendre qu’il n’avait aucunement l’intention de lui apporter son aide. 

– Je ne suis pas une grande combattante comme vous, mais je peux servir pour... Heuu... vous guider dans le sanctuaire ou déchiffrer des pierres.

– Ha ! Déchiffrer des pierres, on avait bien besoin de ça ! s’esclaffa Cheïki.

– Oh je vois ! Tu es notre exploratrice en herbe alors, s’enthousiasma Zoèn.

Cette distinction résonna dans l’esprit de Lonka et elle lui rendit un sourire timide, mais lorsque deux autres miliciens s’approchèrent, elle se sentit encerclée.

– Ne rougis pas petite, moi j’ai bien vu que tu étais quelqu’un de spécial. C’est une spécialité de Nygönta d’insérer des choses bizarres dans la nuque de ses enfants ? demanda l’égérie des miliciens en croisant ses larges bras.

Lonka se plaqua la main à l’arrière de sa tête. « Aïe ! », tonna-t-elle sous la surprise en la retirant aussitôt. Ses cornes étaient bien plus proéminentes et aiguisées que les jours précédents. Elle constata alors deux lacérations sur sa paume et, l’espace d’un instant, le poids de son corps sur ses genoux parut bien trop lourd. Ses altérations deviendraient cibles de tous les regards. On l’observerait de nouveau comme une chose étrange. Lonka ne céda pas, mise en garde par la curiosité incommodante de ces miliciens. 

– Je ne suis pas née à Nygönta, alors ma... particularité n’a rien à voir avec mon pays.

– Mais si tu n’es pas née là-bas ce n’est pas ton pays ! s’exclama l’un d’entre eux qui n’avait pas pris la peine de se présenter.

Lonka baissa les yeux au sol. Non... Mais que me veulent-ils ? C’est vraiment important, maintenant ?! Une sensation d’écœurement la fit tressaillir.

Les miliciens se regardèrent, interloqués. 

– Est-ce que je peux vous poser une question ? se ressaisit-elle en fixant Zoèn.

– Bien sûr, nous sommes là pour nous connaître, lui répondit-elle.

– Où en sommes-nous actuellement ?

– Comment ça ? interféra l’égérie des miliciens.  

– Oh voyons, Cheïki, c’est simple ce qu’elle demande ! s’exclama la grande brune en caressant ses nattes. Nous naviguons actuellement sur le bras du Maahasuän, le détroit qui coupe Suän Or en deux. Des Avazen se cachent dans les bois et nous venons d’apprendre que des vaisseaux de guerre sont à notre poursuite, mais ça tu l’as entendu comme nous, n’est-ce pas ?

Lonka resta figée, alimentant les rires des miliciens. Elle avait bien entendu et ne savait comment réagir à cette menace qui nourrissait ses angoisses et ses pulsions. 

Face à elle, les champions des Jeux paraissaient si décomplexés par les événements qu’ils en donnaient la chair de poule. Devait-elle vraiment avoir confiance en eux ?

« Les gars !! », cria une voix féminine qui venait de l’arrière. Une milicienne à la taille épaisse et aux formes brutes accourut pour donner ses informations : « Deux navires en approche. Grande allure ! Ça a tout l’air d’être eux ! », exposa-t-elle, anxieuse. 

Armes à la main, ses compagnons allèrent vérifier ses dires.

Lonka les suivit, sur ses gardes et en retrait. Deön la rejoignit, d’une démarche plus nonchalante. 

Les miliciens étaient grands et larges d’épaules pour la plupart, bouchant la vue lorsqu’ils s’agitaient, mais elle put distinguer au loin les navires : les carcasses de ces colosses flottants épousaient les formes d’un croiseur et deux mâts s’élevaient depuis leur pont. Le bois d’un marron sombre et les couvertures aux teintes chaudes qui semblaient tapisser çà et là les rebords n’avaient rien d’un apparat de navire marchand : ces éléments lui rappelaient l’apparence des chars qui avaient ravagé son pays.  

– Qu’en penses-tu ? questionna Deön.

Malgré l’étonnement d’entendre la voix de son chef d’escouade, qui se voulait jusque-là ronchon et taiseux, Lonka ne détourna pas le regard de ces lointaines chimères barbares. Ses crispations s’intensifièrent entre la vision de cette imminence sombre et la sensation de ses cornes qui poussaient sur sa nuque. 

– C’est eux, j’en suis sûre et certaine.

« Très bien, miliciens, en garde ! », gronda Deön en s’avançant vers son régiment. Les miliciens opérèrent et se disposèrent en ligne devant lui. 

Leurs mines sérieuses et leurs regards froids contrastèrent avec leur bon vivre des instants d’avant. « J’en veux six dans les cales pour préparer les obusiers, le reste se charge d’en remonter deux sur le pont ! », ordonna-t-il avant de se retourner vers Lonka :

– Quant à toi, je te conseille de te trouver un petit coin pour te cacher.

Elle affirma de la tête, mais ne bougea pas pour autant. « Ahahah, ça commence enfin, j’allais me demander si je n’allais pas me taper une petite sieste comme la fille cornue », s’enorgueillit Cheïki une fois que Deön tourna les talons. Plein de confiance, le grand homme empoigna son arc et sortit une flèche de son carquois. Il visa ensuite le ciel en direction des croiseurs. Mais ils sont beaucoup trop loin encore ! se dit Lonka. L’égérie des Jeux décocha avec puissance la flèche, qui fusa haut dans le ciel. 

Deön jeta un regard blasé au milicien qui ne pouvait s’empêcher d’arborer son égo. Il savait que derrière la démonstration se cachait l’envie d’appréhender la bataille. 

C’était le signal que les miliciens étaient prêts. 

– Ne t’inquiète pas petite fille cornue, lorsque tu sortiras de ta cachette, la guerre sera déjà finie, lança la masse humaine en se frappant la poitrine.

Une lance pourfendit l’air et, dans un bruit de chair qui se déchire, transperça le crâne du grand Cheïki. 

« Cheïki !! Mais... mais il vient d’où ce bordel ?! », vociféra Zoèn, épouvantée.

L’horreur prit d’assaut la troupe de miliciens. 

Deön leva un œil sombre sur la scène. Que venait-il de se passer, là, en une fraction de temps ? 

Lonka eut un haut le cœur et sa vue se brouilla. 

Les âmes endurcies témoignèrent du corps sans vie du milicien vedette, glissant le long de la lance qui s’était plantée en diagonale sur le pont. Ses deux yeux pendaient hors de leur globe, l’intérieur de son crâne suintait en coulissant sur la hallebarde sommaire, rapidement façonnée d’une branche d’arbre fraîchement cueillie.

Deön jeta un regard en direction de la forêt. 

Là, perché sur une falaise de racines en bordure du bras de mer, son ennemi fit un signe de salutations avant de s’emparer d’une autre lance artisanale. 

Le croiseur arrivait à sa hauteur. 

Quelques miliciens le remarquèrent dans cette flore distante et encombrante. Les visages pâles, ils constatèrent avec incompréhension l’exploit de son jet de lance. Une puissance et une précision digne d’un athlète que Suän Or n’aurait jamais connu.  

Ses longues nattes rouges balayaient l’espace lorsqu’il tournait la tête. Dëon le discerna de ses prunelles acérées : Kalah, le chef de meute des Avazen, avait lancé l’offensive d’un coup magistral.

[1] Note sur les champions des Jeux : cf. Glossaire/Civilisations.  Les athlètes les plus brillants des Jeux de Suän Or se voient décerner un titre de champion par catégorie et par épreuve. Certains athlètes se présentent aussi dans plusieurs disciplines, et lorsqu’ils ont gagné plus de trois épreuves, les Duc les érigent au rang d’égérie. Cheïki Kanana fut par exemple égérie de trois éditions, notamment grâce à ses bons résultats dans diverses catégories de force et sa domination dans le tir à l’arc.

[2] Tirelance : cf. Glossaire/Civilisations. Une discipline sportive, pratiquée par exemple lors des Jeux des Trois Duchés ; qui s’apparente au javelot. Deux épreuves phares de la tirelance sont le jet lointain (lancer sa lance le plus loin possible) et (surtout) le jet distinct, qui consiste à lancer avec précision sa lance sur une grande cible en planche (parfois avec des obstacles naturels comme des arbres ou une étendue d’eau).

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