Chapitre 42 : Remous sanglants et cornes impulsives
Il a visé, au moins ? se demanda Deön. Il se concentra pour voir le chef de meute des Avazen plus distinctement et remarqua que ses bas de tissu noir et de cuir étaient fraîchement mouillés. Kalah se baladait dans cette flore sauvage torse nu, fier d’un buste sculpté et endurci. Ses nattes coulaient jusqu’à ses pectoraux. Vantard ! s’agaça le chef d’escouade en son for intérieur.
Son adversaire avait dompté le courant et traversé le bras de mer à la nage.
Le barbare prit son élan et propulsa sa lance avec une force à s’en détacher l’épaule. Elle pourfendit à son tour les quatre vents pour atterrir sur le pont du navire, mais cette fois, tous les miliciens parvinrent à esquiver la missive.
En réponse, les archers bandèrent leur arc et le ciblèrent.
Les jets de flèches s’élevèrent pour échouer au pied de la rive. Deön constata l’échec de cette première offensive et fixa Kalah de toute sa noirceur. Au loin, ce dernier s’amusait du spectacle. « Arrêtez de tirer avec vos arcs et préparez les obusiers ! », somma-t-il sans détacher le regard de son ennemi.
Les miliciens dépêchés de Talèn retirèrent la lance encore plantée dans le crâne de leur commandant.
Lonka restait plantée au milieu du pont. Le sang de la scène d’exécution se répandait jusqu’à ses orteils, mais elle n’y faisait plus attention, secouée dans ses entrailles par une immense souffrance. Elle passa ses doigts tremblants sur les cornes de sa nuque. Ces dernières n’avaient pas bougé, mais elle ressentait la présence agitée de parasites sous leur couche. Aussi dégoûtée que terrifiée par le phénomène, Lonka était obnubilée par cette terrible impression que ses cornes s’apprêtaient à jaillir.
Ses yeux se baladaient subrepticement entre les bateaux avazen s’approchant à l’arrière du croiseur et les mouvements qui s’intensifiaient dans les bois. Des barbares s’extirpèrent de la végétation, munis d’arcs et de frondes. Lonka reconnut certains d’entre eux, présents la nuit dernière à la Tanière du Sligre. Vêtus de treillis sommaires comparés à leurs apparats marchands, ils tirèrent à leur tour.
Les projectiles échouèrent à quelques remous de la coque.
Deön s’empara de sa cryptoradio :
– Irina ?! On se fait attaquer ! Qu’est-ce que tu vois depuis les airs ?
Après un court crachin sonore, la capitaine Morgän prit la parole :
– Les navires Avazen vont vous entourer dans peu ... ... abordage. De plus je te confirme qu’un autre groupe de... ... s’approche par l’ouest ! J’ai sommé Gojïn de rebrousser chemin, mais je vois que... ... rapprochez-vous de la rive !
– Tu vois que quoi ? Gojïn fait quoi ?!
– Rapprochez-vous de la rive et accostez avant que...
– Mais on ne peut pas ! rétorqua Deön, les troupes terrestres sont déjà sur la rive !
– On se fait attaquer !
« Quoi ?! », la communication se coupa après un furtif bruit d’impact.
Deön leva les yeux et chercha la bicoque de la capitaine dans le ciel doré de Suän Or. Il la trouva aux prises avec un autre dilidjetta. « Mais qu’est-ce que c’est que ça ? », se demanda-t-il tout haut, abasourdi par la vitesse d’exécution des barbares. L’autre voilier des airs avait percuté le vaisseau du capitaine et, alors que les deux navires déviaient de leur trajectoire dans un début de fumée, une lutte se jouait à bord. Un combat qu’il ne pouvait voir.
Finalement, le voilier ennemi se détacha de la bicoque et reprit de l’altitude. « Irina ! Qu’est-ce que vous foutez là-haut ?! Il se passe quoi ? », gronda Deön dans la cryptoradio. Le grésillement du boîtier perdura, sans réponse.
Pendant ce temps, la bicoque disparut au cœur de la végétation, le mât meurtri, les tonnomoteurs fumants.
« Chef ! les Avazen se rapprochent trop vite ! », coupa la milicienne de guet. Deön réfléchissait à ce qu’il venait de voir. Était-ce la fin d’Irina Morgän ? « Chef ! Nous n’aurons pas le temps de rejoindre le point de destination avant qu’ils nous rattrapent. », alors que la milicienne s’époumonait à donner ses indications, un battement commençait à se faire entendre.
Les navires avazen avalaient les flots à une allure folle et l’ambiance à bord résonnait jusqu’aux oreilles des miliciens. Certains regards se détournèrent pour apercevoir l’origine de ces pulsations sonores. « D’où ça sort ça ? », « Mais qu’est-ce qu’ils font ? Ils dansent ?! », « je ne vois rien ! Qu’est-ce qui se passe ? C’est quoi ce bruit ? », les combattants s’échangèrent leurs incompréhensions à haute voix, vidant leur carquois entre deux paroles.
Du côté de la rive, Kalah s’était emparé d’une troisième lance artisanale avant de courir le long de la bordure. Il voulait dépasser le croiseur de la Milice pour s’offrir un angle de tir.
« Capitaine Irina Morgän ! », maugréa une nouvelle fois Deön par la cryptoradio. Face à l’absence de réponse, il se tourna vers Bojän qui maintenait la trajectoire du navire malgré la menace. Le chef d’escouade hésita : il voulait lui donner l’ordre de faire décoller le croiseur, peu importe qu’ils ne puissent plus faire le chemin retour. Seulement, Gojïn était encore à flot, parti devant avec sa chaloupe de repérage. Il bidouilla alors sa cryptoradio pour tenter de retrouver la fréquence du milicien, en vain.
Le temps pressait et jouait en leur défaveur.
Les bateaux Avazen n'étaient plus qu’à un dixième de lieue et l’équipage pouvait à présent observer les mouvements à bord. Des barbares se trémoussaient de gauche à droite en tête de proue. Leur danse synchronique répondait aux battements qui émanaient de leur navire. Des bruits qui n'avaient rien à voir avec un mécanisme de bateau. En tendant l’oreille, ils perçurent un début de mélodie. Quelque chose sur ces caravelles aux voiles basses annonçait son arrivée : à l’instar de Cheïki avant qu’il ne rencontre la lance ennemie, les envahisseurs s’impatientaient de commencer le combat. Malgré la distance, l’équipage du croiseur de la Milice pouvait observer l’esquisse d’une transe bouillonnante.
Certains miliciens s’affairèrent dans un élan grégaire à remonter les canons des cales. Ceux qui n’aidaient pas à charrier les armes lourdes délaissèrent un à un leur position pour se munir en munitions de flèches et d’obus. Les camarades étaient vite relayés, comme une ritournelle de leur entraînement quotidien.
Organisés et plein d’entrain, ils placèrent les deux canons à tribord, la rive nord en visée. Qu’ils soient élancés ou massifs, les Avazen de la forêt se déplaçaient avec vitesse et agilité, imitant leur chef le long des grosses racines.
« Bordel ! Et les gars de Talèn quand est-ce qu’ils arrivent pour nous prêter main forte ?! », s’emporta une nouvelle fois Deön. Sa pique envers le Duché acheva d'irriter les dépêchés qui en étaient issus. Zoèn s’empara d’un obus et le glissa à l’arrière d’un canon. Dans un cri de rage, la milicienne appuya de toutes ses forces sur les commandes de propulsion.
Le premier missile vint s’exploser sur les bancs de racines avec une détonation assourdissante. Dans un nuage de fumée, le terrain glissa jusqu’à la mer.
Une légère clameur s’éleva, vite refroidie par un constat : aucun barbare n’avait chuté. Une brume de terre resta suspendue devant la rive. Peu découragée, Zoèn s’empara d’un deuxième obus sous les yeux ragaillardis de ses compagnons d’armes. « Vas-y tire ! Ils ne verront pas d’où ça vient ! », tonna l’un d’entre eux. « Allume-les !! », beugla un autre.
Un rayon transperça la brume et fusa à côté du canon. Zoèn sursauta à l’impact. Le tir, bien plus puissant que la salve d’une lankoroi, laissa un cratère fumant à côté de la milicienne. Elle eut à peine le temps de regarder d’où il était issu qu’un nouveau tir frôla ses nattes noires. Zoèn se jeta sous les rebords.
« Envoyez-moi un arc et mettez-vous à l’abri ! », exhorta Deön. Son cœur s’accéléra lorsqu’un nouveau tir perfora la vitre qui protégeait le poste de pilotage.
Bojän sauva sa peau en se jetant à terre. Il se releva, mains sur les commandes. Deön devait prendre une décision pour protéger l’équipage et le navire. Les battements avazen se rapprochaient toujours plus.
– Deön ! cria Lonka pour attirer l’attention du chef d’escouade.
Lorsqu’il se tourna, il la vit à genoux, recroquevillée sur elle-même. Son corps tremblant affichait les spasmes de la souffrance et de la peur. « Qu’est-ce qu’il m’arrive ? », gémit-elle d’une voix essoufflée, se tenant les côtes. Deön fronça un peu plus les sourcils. Un nouveau laser traversa la brume de terre pour frapper le rebord du croiseur. « Putain, mais me dites pas qu’ils ont des armes venues d’Aizen ! », le chef d’escouade haussa alors la voix pour se faire entendre de son pilote :
– Bojän ! Amorce le décollage, nous n’avons plus le temps !
– Et Gojïn ? rétorqua ce dernier.
Deön ne réfléchit pas plus longtemps et affirma :
– Je sais qu’il nous rejoindra dans la forêt, il est bon pour ça ! Maintenant, décolle !
Bojän se retourna pour toiser son chef, puis observa le champ de bataille, plus clair depuis sa vitre brisée. « Bojän ! Vite ! », somma Deön. Alors le milicien à la peau ébène s’exécuta et tira les leviers de décollage.
Dans un bruit de moteur éructant, la proue du croiseur se leva doucement. Les barbares de la rive reprirent leurs tirs de flèches à travers la brume terreuse, mais aucune ne toucha le croiseur.
– Ils veulent nous tenir éloignés de la rive ! tonna Deön en direction des miliciens. Ne vous laissez pas déconcentrer par les archers, seuls deux d’entre eux peuvent nous atteindre et ils ne peuvent pas viser.
Tous les membres d’équipage acquiescèrent. Le chasseur profita de ce regain de confiance pour observer l’état de Lonka.
« J’ai mal... », susurra-t-elle en position fœtale. Deön lui releva la tête. « Ah d’accord... », répondit-il avec une mine surprise. Les yeux de Lonka s’embuaient d’un rouge acrylique, alors qu’une sève collante se dégageait de ses pores, coulant sur sa tenue mondaine et échancrée. Deön glissa la main dans son cou et sentit les cornes pousser :
– Bon, si tu comptes “crier”, n’oublie pas de le faire en direction des navires à l’arrière.
– Mais Deön, il se passe quoi ? demanda-t-elle à nouveau, affolée.
Des larmes de sang apparurent. « Chef ! Doit-t-on continuer à tirer si le croiseur décolle ? », « Chef ! Que fait-on du navire de repérage ! Gojïn revient ! ». Sous les revendications de son équipage, Deön fit la sourde oreille et répondit à Lonka :
– Tes cornes, ou plutôt tes tentacules, réagissent à une vive émotion de ta part et vont bientôt reprendre leur apparence normale, j’imagine. Tes yeux deviennent rouges, on dirait que tu vas te transformer en hant – Lonka lui jeta un regard embué d’hémoglobine avant de constater médusée le sang fluctuant sur les paumes de ses mains –. Ça doit faire un peu mal, mais j’imagine que c’est pour la bonne cause, surtout quand tu arriveras à le contrôler. Maintenant, nous avons des barbares à fuir.
Deön la laissa dans sa torpeur et courut en tête de proue.
Il vit la chaloupe de Gojïn revenir en toute pièce, ce qui lui arracha un sourire en coin. Il garda sa frimousse narquoise en observant les deux navires avazen qui le poursuivaient. Ils étaient à présent encerclés.
Gojïn leva la tête lorsqu’il remarqua la présence de Deön. Depuis sa chaloupe furtive, il était aux premières loges pour observer la coque du croiseur s’élever. Elle était pratiquement sortie de l’eau et les tonnomoteurs propulsaient des ondes remuantes de vagues sur les bateaux avazen à l’arrière. Gojïn cria alors pour se faire entendre de Deön, mais le vacarme du décollage les empêchait de communiquer. D’un signe de main, le chef d’escouade lui indiqua de partir de son côté. Il fallait survivre, coûte que coûte.
Sur les ponts des navires ennemis, le chef d’escouade remarqua que quelque chose se tramait. Les barbares s’agitaient autour d’un énorme paquet de toile qu’ils acheminaient sur une baliste. « Augzèn lerz gozbumz ! No sfazzèn !![1] », aboya le chef de meute depuis la rive. À la différence de Gojïn, lui se faisait bien entendre, comme si sa voix était branchée sur un amplificateur. Préparer les “grenades” ? C’est donc ça qu’ils attendaient ? De nous trouer en l’air ?
Le croiseur quitta le plancher marin. « À vos postes miliciens, ce n’est pas fini !! », tonna Deön.
De son côté, Lonka se relevait avec peine, perdant à plusieurs reprises l’équilibre sur ce pont penché en direction du ciel. Une de ses cornes avait jailli de sa prison cervicale, dévoilant son corps tentaculaire qui sinuait jusqu’à ses pieds. Pendant que l’autre tentacule poursuivait sa croissance, elle se traîna jusqu’à tribord.
Son expression changea en une fraction de temps lorsqu’elle aperçut ses ennemis derrière la brume terreuse. L’un d’eux était grand, élancé, le crâne rasé avec juste une natte balançant sur sa nuque. Il portait en joug cette arme qu’elle n’avait vu qu’une fois dans son existence. Cette même arme qui avait blessé grièvement son frère. Le barbare tira une salve de trois lasers et toucha la coque du croiseur.
Les yeux rouges de la fille aux tentacules exprimèrent alors une colère noire. Une puissante énergie se diffusa dans son corps. Lonka fit un pas en avant, mais une main se posa sur son épaule. « Attends encore un peu, ne vise pas la rive », lui exposa la voix de Deön.
Lonka ressentait le réconfort d’une main amicale, mais sa conscience s’en allait.
« Oh, c’est donc comme ça... », siffla Deön en remarquant un des tentacules se redresser et le pointer de son bec menaçant. « Donc maintenant c’est à vous que je dois parler ? », questionna-t-il avec amusement.
Les extensions prenaient le contrôle. Le deuxième tentacule atteignit sa taille finale et se dressa pour rejoindre son jumeau. Leurs stries, se mouvant le long de leur tige entortillée, leur donnaient une apparence plus organique. « Très bien, faites comme vous voulez, pensez juste que c’est nous les alliés... ».
Les extensions s’agitèrent, comme en pleine hésitation, puis se détournèrent du chef d’escouade devant les témoins abasourdis de la scène. « Restez à vos postes, ne vous inquiétez pas pour elle », ordonna-t-il en levant une main en direction de ceux qui fourbissaient leurs armes.
Une bruyante déflagration percuta le croiseur, bousculant tout l’équipage. Trois miliciens passèrent par-dessus bord, retenus dans leur chute par un ou plusieurs camarades attentifs.
Zoèn tenait à bout de bras son alter-ego du Duché d’Uvulèn. « Lâche pas Raä ! On va s’en sortir », l’encourageait-t-elle, puisant dans ses forces pour la remonter. La milicienne à l’allure fière et au crâne rasé tenta de se hisser en prenant appui sur la coque, mais cette dernière était trop lisse. « Il va falloir lâcher Zoèn, je peux peut-être encore m’en sortir en tombant dans un arbre », dit-elle en retour, observant la rive de racines s’éloigner sous ses pieds. « Tu rigoles ! On va te sortir de là ! », exposa un autre milicien à la rescousse. Raämaänaha retrouva sourire et espoir.
Alors qu’elle tentait de reprendre appui, elle ne sentit plus son pied droit. En baissant les yeux, elle constata avec horreur que sa jambe tronquée fumait, désintégrée du pied à mi mollet. Avant qu’elle ne puisse prévenir ses camarades, deux autres lasers la transpercèrent au dos et à l’épaule. Sous les cris de rage et de terreur des miliciens, la jeune femme chuta du croiseur, mise en pièce par l’arme inconnue.
À bâbord, la fumée s’élevait depuis la coque. Le croiseur commençait à tanguer depuis la première explosion. Ce sont les fameuses gozbumz ! pensa Deön. Le croiseur se tournait vers l’axe nord-ouest, mais une autre pétarade percuta l’arête de sa coque.
Cette fois, la déflagration éventra le bateau au niveau d’une réserve de carburant.
Déstabilisés, les miliciens se jetèrent en nombre sous les rebords en espérant se protéger d’une nouvelle attaque. Certains joignirent leurs mains à leur poitrine en signe de prière.
Deön agrippa Lonka par le bras et, malgré l’agitation des tentacules, la traîna en queue de navire, là où sévissaient les tirs ennemis. « Si tu dois faire quelque chose, c’est ici et maintenant Lonka ! », dit-il avant de jeter un regard par-dessus la rambarde : l’huile d’Ozkola s’échappait des réservoirs. En pleine combustion, le liquide enflammé se déversait en contrebas sur les arbres.
Lonka abaissa un regard perdu vers un des navires avazen : il se préparait à lancer un nouveau colis explosif. Mais qu’est-ce qu’il m’arrive ? C’est quoi... Non, non pas ça ! s’affola-t-elle subitement en reconnaissant les ogives, les mêmes qui avaient bombardé Nygönta. Son sang ne fit qu’un tour et elle posa une jambe sur le rebord.
Une main ferme l’agrippa de nouveau. « Deön, qu’est-ce que tu fais ?! », le fustigea-t-elle dans une voix grave et agressive. Une voix qui n’était plus la sienne. Ses pupilles rondes de fille curieuse avaient laissé place à des orbites de démons. « Lonka, maintenant !! », tonna Deön.
Lonka se tourna d’un bond : une ogive fusait à travers l’air, s’apprêtant à perforer la queue du croiseur. Par une croissance instantanée, un tentacule s’élança et transperça la menace de sa pointe cornue. Le paquet explosa en plein vol.
Le souffle de l’explosion fit basculer le croiseur vers l’avant avec une force telle que tous ceux encore debout manquèrent d’être éjectés du navire. « Protégez-vous, nous allons nous écraser !! », s’exclama le chef d’escouade.
[1] Augzèn lerz gozbumz ! No sfazzèn !! : Armez les gozbumz ! Ne les laissez pas s’échapper !!
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